The Notion of Property in Sismondi's Work A First Positionning Based on the Nouveaux Principes
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d'histoire de la pensée économique
2019 – 2, n° 8. varia - Authors: Bellet (Michel), Solal (Philippe)
- Pages: 241 to 267
- Journal: Journal of the History of Economic Thought
La notion de propriété chez Sismondi
Un premier positionnement
à partir des Nouveaux principes
Michel Bellet
Université Jean Monnet
GATE Lyon Saint-Étienne
Philippe Solal
Université Jean Monnet
GATE Lyon Saint-Étienne
I. Positionnement de la question1
La question de la propriété dans l’œuvre de Sismondi a été très peu étudiée en tant que telle, alors qu’une abondante littérature sur ce thème existe concernant l’œuvre de Rousseau (Xifaras, 2003 ; Bachofen, 2009 ; Crétois, 2012, 2014a, 2014b, 2019 ; Spector, 2017, chap. ii ; Spitz, 2015, 3e partie). On connaît aussi l’influence du genevois Rousseau sur le genevois Sismondi (Sofia, 1999 ; Minerbi, 1967 ; Paulet-Granguillot, 2010, 2012), le premier étant souvent présenté comme un inspirateur du second, en particulier dans la discussion qui a trait au statut du contrat social et de l’aliénation de souveraineté. On ne peut donc qu’être frappé de cette quasi absence, y compris au sein des études sismondiennes2. 242On ne peut aussi qu’être frappé par la très inégale présence du terme dans les travaux de Sismondi. En effet, le terme est très peu présent dans la première grande œuvre économique de cet auteur, De la richesse commerciale (deux tomes, soit 548 et 448 pages respectivement dans l’édition d’origine de 1803)3, bien qu’il apparaisse dans d’autres travaux économiques (dans le Tableau de l’agriculture toscane, édition de 1801, mais en premier lieu dans les Nouveaux principes d’économie politique, éditions de 1819 et de 1827, puis dans les Études sur l’économie politique de 1837). Il apparaît aussi de manière effective, sans être systématique, dans les travaux historiques4, mais se fait rare dans les diverses versions des travaux sur les constitutions où la propriété est présentée, en général, comme une garantie de sécurité des hommes en société5. Cette inégalité 243de traitement ne peut que laisser perplexe lorsque l’on sait l’interaction forte qui existe entre ces trois domaines dans la pensée de l’auteur.
Il importe donc de rendre compte de l’étrangeté du statut de la notion de propriété dans l’œuvre de Sismondi. Ce statut place Sismondi à part dans le mouvement des idées de son époque, loin de ce qui a été désigné comme « l’individualisme possessif » et de ses prolongements. L’hypothèse que nous tentons de soutenir est liée à trois éléments.
Tout d’abord, la notion de propriété dans l’œuvre de Sismondi joue un rôle important. Toutefois, ce rôle est décalé car dépendant d’une question fondamentale : la maîtrise d’une proportion nécessaire entre richesse et bonheur. Ce statut décalé dépend d’une définition de la richesse qui relègue la propriété à un moyen plus ou moins adapté de cette maîtrise du rapport entre richesse et bonheur. Pour mener à bien sa démonstration, Sismondi recourt à la méthode utilisée par Rousseau dans le second Discours, et sur laquelle nous reviendrons, mais pour un objet et un projet smithiens (la richesse), ce qui le conduit à définir la propriété comme une « heureuse usurpation pour la société ». Cette expression paradoxale paraît être une provocation anti-rousseauiste. Pourtant, elle ne l’est pas.
Ensuite, la propriété est beaucoup plus que la propriété de soi et de ses biens. Elle incorpore, selon Sismondi, des dimensions politiques et morales que des contrats spécifiques de droit positif peuvent, dans une certaine mesure, garantir. Ces dimensions sont particulièrement révélées par la matrice de la formation et du développement de la richesse territoriale, liée au travail agricole. En réalité, cette matrice est fondatrice pour l’ensemble de l’économie et de la société marchandes, car elle établit les conditions modernes de la vertu civique. Plus que la propriété en tant que telle, c’est en définitive la relation à la propriété qui, dans l’esprit de Sismondi, importe ; relation pouvant prendre des formes diverses. Ainsi, à partir du positionnement initial centré sur la définition et la formation de la richesse, Sismondi veut montrer comment la question des contrats de propriété joue alors un rôle important et révélateur lors de l’examen de la production de la richesse territoriale, et donc de l’agriculture, pour raisonner ensuite sur la question de la richesse commerciale. Le rapport à la richesse territoriale et au travail de la terre sont fondateurs, au sens historique tout comme au sens logique, de la bonne proportion entre richesse et 244jouissance (ou entre production et consommation) dans les sociétés. Sismondi montre que certains contrats de propriété, et en particulier le métayage, sont plus à même de garantir cette proportionnalité, au moins dans certaines circonstances. À partir de ce modèle, que l’on pourrait appeler rustique et toscan avec certains échos rousseauistes, Sismondi analyse la richesse commerciale qui existe dès que les produits sont achevés et se vendent. Elle concerne donc l’agriculture et l’ensemble des autres produits non agricoles dans une société marchande étendue. Les conditions de la proportion entre production et consommation deviennent plus incertaines, et les rapports de propriété possibles prennent des formes diverses.
Enfin, progressivement, Sismondi avance vers une interprétation extensive de la propriété, où ce qui devient important, plus que la propriété en elle-même, est l’« association à la propriété », le « sentiment de propriété », incluant la formation de richesses dans un réseau qui n’est plus strictement défini par l’opposition entre un état de « propriétaires » et un état de « non propriétaires ». Sismondi développe de plus en plus une vue critique de l’évolution de l’économie marchande et du rapport salarial (il s’agit d’un rapport entre non propriétaires et propriétaires) dans la mesure où la dépendance qui peut le caractériser provoque une succession de ruptures dans le rapport de proportion entre production et consommation. Sismondi devient alors plus interrogatif sur les contrats de propriété qui seraient les plus adaptés à une production industrielle, et à même de respecter la condition de proportionnalité. Il semble avancer cependant vers une conception de la propriété-association qui se développera de manière beaucoup plus marquée qu’initialement. Cette définition inédite de la propriété, qui n’a rien à voir avec la définition d’une propriété collective ou communautaire des réformateurs sociaux que Sismondi condamne, est révélatrice d’un nouveau décalage par rapport aux débats de son époque. Elle permet à Sismondi, de manière parfois tâtonnante, de définir les conditions d’une proportion juste entre richesse et bonheur dans les sociétés modernes salariées et ne peut être caricaturée sous la forme d’une aspiration à un retour romantique à une propriété artisanale.
Dans cette présentation, nous nous attacherons seulement au premier point, qui est central pour la suite.
245Pour appuyer cette lecture, nous nous réfèrerons principalement aux Nouveaux principes6 (les deux éditions de 1819 et 1827 respectivement). En effet, c’est dans cet ouvrage que l’on peut trouver le processus de pensée le plus ordonné sur le statut dérivé, mais néanmoins important, de la propriété. Le texte a fait l’objet d’une maturation allant de la version originale en français (« Économie politique ») de l’article « Political Economy » (1817) prévu pour l’Edinbugh Encyclopædia7 et fournissant la trame de l’ouvrage, à la seconde édition de 1827. De plus, c’est ici que l’on trouve les références à Rousseau les plus volontaires et manifestes concernant la propriété (Livre III, chap. 2 en particulier). Cette observation permet alors de mieux rendre compte de la ligne sismondienne sur la question, en particulier sur le premier point ici traité. Les Nouveaux principes capitalisent une nette inflexion, engagée à partir de 1817, après la publication de l’ouvrage de 1803 De la Richesse commerciale. Comme on le verra, cette inflexion est liée à la volonté de légitimer la nécessité d’une proportion entre production et consommation : la distinction entre « haute politique » et « économie politique » est introduite, sous la double pression des « tristes découvertes » de la situation des catégories ouvrières, de la misère au sein de la société enrichie et des crises commerciales, mais aussi de la volonté de répondre à ceux « qui veulent renverser l’ordre social8 » ; la référence à une situation d’un « solitaire » est introduite et développée de 1817 à 1827 ; le rapport entre richesse, propriété et bonheur est précisé.
246II. La propriété chez Sismondi ou une question dépendante de la question centrale :
la définition de la richesse et la proportion
entre richesse et jouissance
Le texte des Nouveaux principes (1819 et 1826) est singulier à plusieurs égards, dans sa structure même, mais il est selon nous révélateur. C’est pourquoi nous en suivrons le cours jusqu’au Livre III.
II.1. Livre I : bien-être physique et bonheur moral
Le Livre I porte sur l’objet de l’économie politique et l’origine de cette science. L’économie politique est la science des richesses. Elle prend place au sein d’une science plus large du gouvernement. Il s’ensuit que son objet n’est pas tant de dégager in abstracto les mécanismes de l’augmentation de la richesse que de fournir les conditions sous lesquelles la richesse devient effectivement un moyen d’augmenter le bonheur dans la société. Sismondi soumet donc l’accroissement de la richesse à la satisfaction d’un critère moral : le bonheur des hommes, défini comme perfectionnement appelé à s’étendre sur toutes les classes de la nation. Ce bonheur moral relève de la « haute politique » qui doit fournir une constitution, une éducation et une religion. Il y a donc deux facettes qui doivent être en rapport mais qui peuvent se perdre l’une l’autre, par exemple sous la forme d’une contradiction entre égalité et liberté. Le contrat initial, c’est-à-dire l’association des hommes en corps politique, n’a pu avoir lieu qu’à travers ce lien entre richesse et bonheur, et nécessite le respect de certaines proportions. Le bonheur incorpore à la fois des conditions précises de production et de répartition de la richesse et des jouissances immatérielles et morales, y compris la qualité de bon citoyen9. Ce contrat social ne saurait se maintenir sans ce lien. Néanmoins, dans certains types de contrats de droit positif, ce lien entre richesse et bonheur peut se distendre, et la liberté être mise en cause. Le cœur du projet sismondien est alors défini, et pour entamer l’analyse des conditions de ces proportions, il faut s’expliquer sur la notion de richesse.
247II.2. Livre II : la formation de richesse comme objet central
Dans le Livre II, Sismondi analyse alors la formation de la richesse. Le rapport à la propriété est ici précisé, mais il n’a de signification que si l’on garde à l’esprit l’enjeu fondamental relevé dès le Livre I. De ce point de vue, Sismondi respecte la ligne qui apparaît dès la Richesse commerciale (1803), où dans le chapitre 1 du Livre I, intitulé « Origine de la richesse nationale », la notion de propriété est absente en mode direct10. C’est l’accumulation et l’échange du surplus qui sont décrits comme le point de départ des sociétés modernes, avec la disposition à faire des échanges. La ligne de lecture de Sismondi, poursuivie dans les Nouveaux principes, porte en effet sur la rupture originelle créée par l’économie devenue marchande : un système de production qui n’est plus tourné vers la consommation de celui qui produit, mais vers la production pour vendre à d’autres11. Cette rupture a pour effet de distendre le lien direct entre production et consommation en rendant possible une disproportion. Sismondi, pour sa démonstration de l’émergence de la richesse, mobilise la méthode et des références au second Discours de Rousseau qui sont chez lui inhabituelles12.
248La méthode du second Discours est complexe, puisqu’elle se déroule en réalité sur plusieurs registres13. La première partie est une enquête sur l’homme dans le « véritable » état de nature, c’est-à-dire dans l’état de nature où l’homme n’a pas encore établi un commerce régulier avec ses semblables. L’homme décrit dans ce « véritable » ou premier état de nature, même si Rousseau n’emploie pas ce terme, n’est ni un modèle à suivre ni une réalité historique, il est le résultat d’une expérience de pensée qui se déploie à travers un raisonnement inductif à rebours à partir de l’homme civil que l’on dépouille de tous ses attributs sociaux. Il s’agit donc de comprendre ce qu’est l’homme mû par la seule exigence vitale. La deuxième partie du Discours, dont l’incipit est la phrase détournée par Sismondi14, se présente, cette fois-ci, comme un récit historique de la société avant l’apparition du gouvernement civil. Ce récit décrit un « second » état de nature, une période « durable et heureuse » soumise à une suite d’étapes et de ruptures économiques, qui conduisent finalement à un point de basculement, le dernier moment de l’état de nature : l’établissement de la convention d’appropriation des terres qui institue les rapports de domination et les inégalités parmi les hommes, une condition étrangère à l’homme dans le véritable état de nature.
Selon nous, pour comprendre la nature de cette référence, il faut préciser deux points.
D’une part, Sismondi invoque un état de nature précédant le contrat social : la construction rousseauiste est ici utilisée, même si Sismondi emploie très rarement l’expression « état de nature » : elle existe dans les Recherches (p. 83 et p. 94) mais il emploie plus souvent l’expression « état sauvage » (Nouveaux principes, p. 65) au sens d’une société des peuples sauvages, primitifs, qui fait référence au « second » état de nature évoquée au paragraphe précédent. L’influence concomitante de Rousseau et de la tradition écossaise, en particulier celle de Smith qui n’est pas contractualiste15, semble donc l’emporter sur la distinction stricte entre 249un état de nature et un état de société civile. L’évolution historique des sociétés en quatre stades, et à travers eux les « progrès de l’ordre social », que Sismondi trouve en partie dans le second Discours, mais surtout dans le Livre v des Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, lue dans la traduction française de Garnier (éd. de 1802)16, indique un « premier degré et le plus informe de l’état social » et dans lequel « il n’y a presqu’aucune propriété, ou au moins aucune qui excède la valeur de deux ou trois journées de travail », représenté par les peuples de chasseurs ; lui succède un « état de société plus avancé », représenté par les peuples de pasteurs, puis « un état de société plus avancé, chez les nations agricoles, qui n’ont pour tout produit de manufacture, ces ouvrages grossiers et ces ustensiles de ménage que chaque famille fait elle-même pour son usage particulier », et enfin la société commercial17. Ce schéma smithien représente le cadre historique et anthropologique permanent de Sismondi. Pour le dire autrement, Sismondi raisonne sur des états successifs de sociétés qui, à partir du moment où ils font intervenir la création de richesse, ouvrent les questions de la propriété individuelle et de l’inégalité. La référence, inégale chez Sismondi, au contrat18, traduit, 250comme on le verra, un emprunt à la méthode de Rousseau, mais pour un objet différent : la richesse (et non l’égalité ou l’inégalité).
Toutefois, selon Sismondi, ce n’est que lorsque la propriété et l’inégalité existent qu’un excès durable de la production sur la consommation est possible. La question centrale est donc bien l’ouverture de cette situation historico-logique de création de richesse et elle seule. Certes, lorsque la propriété existe, la question de la garantie de propriété se pose pour Sismondi, mais elle est un processus d’élaboration volontaire qui n’existe pas dans des sociétés qui sont dans un stade initial (société de chasseurs surtout, mais aussi dans les sociétés de pasteurs).
D’autre part, il s’agit en fait pour Sismondi d’éclaircir analytiquement le statut de la richesse. De ce point de vue, Sismondi recourt à la méthode de l’enquête du Rousseau du second Discours, dans lequel la référence à un « véritable » état de nature tient moins à la volonté de décrire un état historique, dont on ne connaît finalement peu de choses, que de procéder à un raisonnement scientifique de type rétroactif : l’homme en société étant donné, comment en éclairer par analyse les caractéristiques à partir de celles de l’homme isolé ? Il s’agit, par référence à un individu dépouillé de ses attributs sociaux et de son histoire, de montrer les données essentielles du problème étudié, l’homme isolé chez Sismondi jouant ici un rôle similaire à celui de « véritable » état de nature chez Rousseau. Cette méthode est cependant utilisée par Sismondi pour traiter une question différente de celle abordée par Rousseau. Ce dernier traite de la question de l’égalité, centrale pour lui car il n’existe pas de liberté sans égalité, et travaille donc à partir d’une caractérisation de l’égalité « naturelle ». Sismondi, quant à lui, traite de la question de la richesse, à partir d’une caractérisation d’une richesse « naturelle ». Dans les deux cas, la mise en évidence d’un basculement entre un état naturel et un état social dans un stade développement suffisamment avancé, permet de mesurer la distance qui les sépare : les inégalités de convention non proportionnées aux inégalités objectives pour Rousseau, des proportions non respectées entre la production et la consommation de la richesse pour Sismondi. Dans les deux cas également, il n’y a aucune volonté d’en appeler à un retour vers la situation de référence : l’égalité originelle pour Rousseau, l’absence de richesse ou une richesse limitée, bien qu’éventuellement proportionnée à la jouissance, pour Sismondi. Ce retour n’a de sens ni pour l’un ni pour l’autre puisque la finalité de la 251réflexion porte sur les principes qui doivent fonder les sociétés politiques légitimes : un certain degré d’égalité entre les hommes pour Rousseau, une certaine corrélation entre richesse et bonheur pour Sismondi.
Le raisonnement s’effectue ainsi dans le chapitre 1 de ce livre II des Nouveaux principes par régression vers un « homme isolé », ou plus précisément un homme considéré comme « solitaire ». La représentation de l’« homme solitaire19 » est une épure de l’espèce humaine dans son ensemble afin de définir précisément la richesse (qui ne recouvre pas le seul travail, ni la propriété, ni l’échange), sa constitution et son développement.
Tout d’abord, la recherche des fondements de la richesse à partir d’un état de nature ou d’un « homme solitaire » implique qu’elle puisse être pensée sans possibilité d’échange. Ensuite, un raisonnement met au jour les trois caractéristiques les plus visibles de la richesse dans un système simple (un solitaire, puis deux hommes20) afin de s’expliquer par la suite sur « la question la plus abstraite et la plus difficile de l’économie politique21 » parce qu’en société, la création et le développement de la richesse s’obscurcissent. Travail, économie (accumulation et anticipation d’un usage futur), et consommation, donc jouissance, sont ces trois caractéristiques indissociables et nécessaires pour qu’il y ait richesse. En effet, l’« homme solitaire » sur une île déserte peut s’approprier cette île, sans risque de contestation, mais aussi sans la garantie d’une création de richesse, qui, dans l’acception sismondienne, exige en effet du travail, une réserve pour les besoins futurs et une consommation différée. Si, au lieu de dévorer immédiatement les animaux, l’« homme solitaire » 252les apprivoise, vit du lait, les multiplie avec son travail, alors seulement il devient « riche », « parce que son travail lui aura acquis la propriété de ses animaux et qu’un nouveau travail les aura rendus domestiques » (ibid., p. 57-58). La richesse est ainsi définie par le temps pendant lequel il pourra vivre du fruit de ses peines sans recourir à un nouveau travail. La richesse se présente comme un équivalent d’une réserve de travail (préparatoire à une production anticipée ou bien qui a déjà donné lieu à une production finale) ; elle mesure le temps que l’« homme solitaire » peut suspendre sans éprouver de nouveaux besoins, mais qui peut être mis à profit pour commencer d’autres travaux destinés à satisfaire de nouveaux besoins. La richesse exige enfin consommation, car le solitaire doit jouir des biens produits qui renvoient toutefois ici à des besoins limités à sa seule personne.
En somme, ce détour par la figure de l’« homme solitaire » a fonction de connaissance sans que l’introduction de l’échange en société en modifie la substance. Bien que les échanges ne bouleversent pas les caractéristiques de la richesse, ils troublent néanmoins notre vue en déplaçant sa destination. On retrouve toujours, selon Sismondi, les trois aspects décisifs et indissociables dans la compréhension de la formation et du mouvement de la richesse : il faut le travail qui la crée, il faut économiser sur la consommation pour l’accumuler (le travail que l’on va faire donc, la capacité virtuelle à effectuer un travail productif), et il faut la consommation qui l’utilise puis la détruit. Les chapitres 2 et surtout 3 du Livre II rendent compte de la formation de la richesse pour les hommes réunis en société, ou plus précisément dans des sociétés caractérisées par la division du travail et les échanges. L’homme en société devient un « être abstrait » selon l’expression de Sismondi, car il n’est plus possible d’établir un rapport fiable entre la quantité de travail et le niveau de consommation pour lequel ce travail est alloué. Tout d’abord, la division du travail entre les individus permet la progression de la richesse, selon le schéma smithien repris et amplifié par Sismondi : la production augmente, le rôle de la science s’accroît22, le machinisme se diffuse, l’économie de travail est possible. Dans le même temps, 253les besoins se raffinent, le luxe intervient dans la dynamique de la consommation et permet même une meilleure conservation des biens car on en connaît le prix. Dans ce mouvement, toujours selon le schéma smithien, l’homme producteur spécialisé est obligatoirement devenu échangiste. Cet échange, né de la surabondance, se matérialise par un contrat qui en fixe les termes. En retour, la prise en compte de l’utilité, mais aussi de la peine et donc du temps de production formera la base de formation d’un prix qui servira de comparaison avec la fabrication par soi-même. L’échange de produits est aussi échange de travail qui entraîne l’apparition d’un rapport salarial. Sismondi examine ce rapport uniquement dans sa signification d’échange entre celui qui n’a plus de ressources et celui qui va permettre son entretien (par le salaire) contre échange de travail. Il s’agit donc uniquement d’une forme de représentation23 supplémentaire et de substitution dans le jeu infini d’échanges qui s’ouvre avec la division du travail : « celui qui paie un salaire met un ouvrier à sa place » (ibid., p. 62). L’analyse des conséquences de la mise en place de la division du travail et de l’échange dans le chapitre 2 sont d’inspiration fortement smithienne, bien que le mode soit rousseauiste.
En effet, conformément au projet central de l’auteur, le chapitre 3 est construit, comme l’indique son titre, pour signifier que, dans une société de division du travail, de surplus et d’échange qui, comme Sismondi vient de le montrer, est très efficace pour la production de richesses, il y a néanmoins des bornes à la production. Et ces bornes, visibles dans l’économie du solitaire, deviennent masquées dans l’économie civile. Elles concernent le rapport entre la production et la consommation. D’une part, l’« homme isolé » a une production et une consommation limitées, et, d’autre part, voit son accumulation bornée par les limites de sa consommation. Le cadre est fondamentalement modifié pour l’homme social. La production de ce dernier est non seulement croissante, mais il perd de vue sa propre jouissance et son repos. Dans la société, l’un travaille pour que l’autre jouisse et réciproquement24.
254De plus, le processus économique s’accompagne d’une augmentation de l’inégalité parmi les hommes : ceux-ci ne vivront plus en égaux. En effet, dès qu’il y a division du travail, il y a distinction des conditions, et il y a irrésistiblement disproportion entre ceux qui travaillent et ceux qui jouissent de ce travail. « Le solitaire ne pouvait faire travailler de concert avec lui que la terre et les animaux, mais dans la société l’homme riche put faire travailler l’homme pauvre » (Économie politique, 1817, p. 51). Cette opération est rendue possible par le fait que le surplus de produit pour l’un peut servir à nourrir d’autres qui travailleraient pour lui la terre et produiraient ce produit. L’homme productif et économe acquiert donc une sorte de droit de commander. Le rapport salarial est alors ici analysé par Sismondi non seulement en termes d’échange, comme auparavant, mais en termes de rapport inégal : l’échange de travail contre subsistance se fait toujours dans des conditions asymétriques, car les deux besoins le sont eux-mêmes selon Sismondi, ce qui pousse le salarié à limiter sa demande au nécessaire, et le vendeur à tirer vers lui les avantages de la division du travail. Ce décalage entre riches et pauvres s’accroît encore avec l’accroissement de population, car, toujours selon Sismondi, il existe toujours plus de personnes qui n’ont de revenu que leur bras, qui demandent du travail et sont ainsi en situation de dépendance.
Suit un long développement dans le chapitre 4 sur « la question la plus abstraite et la plus difficile de l’économie politique », à savoir le rapport entre revenu brut et revenu net. Toute la démonstration, qui commence par la situation du solitaire, puis continue avec celle de deux contractants échangistes, pour aboutir enfin à la situation de société, sert à cela. Le revenu net est ce qui reste au détenteur de capitaux après paiement des frais de production, dont les salaires ; le revenu brut est le revenu total incorporant ces frais. Il y a une tendance à se focaliser uniquement sur le revenu net, au fur et à mesure que la division du travail s’accentue, alors qu’il existe un rapport nécessaire entre les deux types de revenu, qui exprime une proportion nécessaire entre production et consommation. Cette tendance débouche sur un divorce entre richesse (physique, relevant de l’économie politique) et bonheur (moral, relevant de la haute politique) indiqué au début de l’ouvrage.
Comme on a pu le constater, dans la démarche sismondienne, les remarques sur la propriété sont restées très limitées jusqu’ici, et la propriété n’est analysée que de manière dérivée. Le point essentiel réside 255dans l’introduction de l’échange qui perturbe la perception des bornes du rapport entre production et consommation, pour la richesse territoriale liée à la terre, mais davantage encore pour la richesse commerciale et son développement industriel ou « manufacturier25 », donc dans une société développée. La question des inégalités de convention, qui était le point d’entrée de Rousseau (et donc de la propriété, d’abord du sol, puis de ses fruits, et enfin de tout produit mobilier), est posée comme un effet de la question essentielle, à savoir le processus économique d’émergence de la richesse, dans sa définition sismondienne précise.
II.3. Livre III : la propriété comme « heureuse usurpation »
Pour affronter directement la question de la propriété, il faut attendre le Livre iii qui, en se focalisant sur la question de la richesse territoriale, oblige à préciser le statut de la propriété. La richesse liée à la terre se présente comme la première dans l’ordre historique et l’ordre logique, et ainsi le travail agricole renvoie à la terre et à ses fruits. La référence explicite au second Discours sur la propriété et précisément à l’homme qui enclot son pré26 apparaît alors (bien qu’absente dans la version initiale d’Économie politique, 1817) :
Celui qui, après avoir enclos son champ, a dit le premier : « ceci est à moi », a appelé à l’existence celui même qui n’a point de champ à lui, et qui ne pourrait pas vivre si le champ du premier ne fournissait un surplus de produit. C’est une heureuse usurpation et la société, pour l’avantage de tous, fait bien de la garantir (ibid., p. 114).
Ces deux phrases peuvent apparaître, dans leur formulation volontairement transformée, comme une provocation anti-rousseauiste. Cependant, 256pour comprendre leur sens réel, il faut conserver le fil du raisonnement sismondien27. Tentons donc d’expliquer l’expression utilisée.
–Pourquoi usurpation ? Sismondi, tout en reprenant une expression usuelle28, est peu prolixe dans les Nouveaux principes sur le processus de rupture entre ceux qui produisent et les propriétaires fonciers, car son objet principal est ailleurs. Le processus de séparation n’est donc pas explicité, même s’il est constaté29. Les éléments sur ce point peuvent cependant se trouver d’abord dans l’ouvrage de 1803 dans lequel Sismondi reprend la thèse du premier occupant du sol, première origine de la rente. Puis, avec l’augmentation de la population, il mentionne l’avantage de ceux qui ont participé au premier partage, même s’ils n’ont pas cultivé eux-mêmes la terre30. 257–Tout ce passage est écrit uniquement pour souligner qu’en tout état de cause, conformément aux critères de définition de la richesse relevés plus haut, c’est la propriété virtuelle de faire un travail productif qui crée la valeur et permet la formation véritable d’une richesse. Plus tardivement, dans le chapitre 1 du premier tome de l’Histoire des républiques italiennes du Moyen âge publié pour la première fois en 1807, Sismondi rappelle, à l’occasion de la formation du système féodal à partir d’influences venues du Nord, que « l’égalité ou l’inégalité entre les divers ordres de citoyens, dans toute nation nouvelle et semi-barbare, tient essentiellement au premier partage des propriétés territoriales » (p. 59) : ce partage initial de la terre a été « à peu près égal » (au sens d’une proportion avec les forces familiales aptes à la culture) et sans création de dépendance entre les hommes, en respectant une sorte de balance territoriale. Dans le chapitre 3 du tome 3 de la même Histoire, qui porte sur les considérations sur le xiiie siècle, il adopte la thèse usuelle d’un fondement de la propriété inégale des terres par la conquête militaire (p. 161). Enfin, en 1821, dans un article repris et étendu dans les Études sur l’économie politique, tout particulièrement dans le quatrième essai, Sismondi traite du « nettoiement » violent du domaine de Sutherland (« the clearing of an estate ») en Écosse entre 1811 et 182031. On retrouve les mêmes appréciations sur la rupture du contrat social qui a institué la propriété dans le cas de l’Irlande (compte-rendu de 1834). Sismondi souligne par là un retour cyclique possible d’une situation initiale de conditions de propriété défavorables à la richesse et à son rapport proportionné aux jouissances32. Cette fois, elle est située dans les 258–temps modernes d’exploitation en grandes fermes et d’économie chrématistique. L’usurpation traduit donc pour Sismondi une dénaturation d’une situation initiale (état de nature) de partage égalitaire.
–Pourquoi usurpation heureuse ? parce qu’elle permet, comme l’a vu et comme le soulignent clairement les deux phrases de Sismondi, l’anticipation du travail des autres. En tant que telle, cette usurpation est favorable à la possibilité du travail de tous, y compris les non propriétaires. Cette origine de l’appropriation était illégitime pour Rousseau car elle n’était généralement pas proportionnée au travail effectué (elle viole donc le fondement de la propriété) ; elle consistait de plus à s’approprier un bien commun (i.e. un bien à personne en particulier) rare ; enfin elle était source de domination et d’effets cumulatifs non proportionnés aux capacités naturelles. Pour Sismondi, au contraire, l’appropriation répond à l’enjeu smithien, à savoir la formation de la richesse ; elle conditionne l’accroissement futur de la richesse territoriale par la protection qu’elle offre ; et enfin, elle n’est pas la légitimation de l’appropriation brutale, car la propriété est convention « qui met des conditions à une concession » (Nouveaux principes, p. 115).
C’est la virtualité de création de richesse qui est ici encore invoquée par Sismondi économiste, à l’échelle même de la société, avec sa dynamique. Comme on l’a vu, l’apparition du luxe et l’augmentation du pouvoir productif sont concomitantes : une production étendue nécessite l’inégalité des richesses et des pouvoirs, car, en égalisant les conditions, personne n’aurait intérêt à travailler pour produire des biens de luxe33. La possibilité d’une économie diversifiée repose donc sur la possibilité de maintenir les inégalités. Dans les premières sociétés, la propriété est, selon Sismondi, commune (familiale par exemple), ce qui équivaut, pour lui, à dire qu’il n’y a pas de propriété. Dans ce type de sociétés, il y a égalité de fortune entre les hommes, car l’extrême misère règne (Sismondi cite l’Amérique et la Nouvelle Hollande comme exemples de situations 259comparables à son époque)34. Pourtant, dès qu’il y a surplus et échange, l’inégalité apparaît et par conséquent l’inégalité dans la distribution des propriétés. Ces inégalités sont caractérisées par le fait que certains ont acquis le pouvoir de commander du travail à d’autres. L’usurpation est heureuse, car elle est indissociable d’un processus de production dont l’interdépendance inégalitaire est positive : « le solitaire ne pouvait faire travailler avec lui que la terre et les animaux, mais, dans la société, l’homme riche put faire travailler l’homme pauvre » (1817, p. 51). Sur cette base, et sur cette base seulement, se pose la question du niveau de garantie de cette propriété, au cours de l’évolution des divers états de société. En revanche, ces inégalités sont soumises à des contraintes de reproduction, et en particulier au respect du rapport entre revenu brut et revenu net. Ainsi, l’inégalité de propriété est le fondement de l’économie. Celle-ci est heureuse car elle est le moyen pour répondre à la formation de richesse et, sous conditions, pour atteindre le bonheur, si certaines proportions sont respectées à divers niveaux de richesse. Si cette proportion n’est pas ou plus respectée, il existe pour Sismondi des usurpations non heureuses (« usurpation inique » ou encore « sourde usurpation »)35, qui sont celles qui détruisent le lien social productif décrit plus haut.
Les deux phrases de Sismondi ne sont donc pas fondamentalement une provocation anti-rousseauiste dans la mesure où le progrès humain est analysé comme un processus de dénaturation engendrant une mutation irréversible par rapport à un état d’origine. L’inégalité de propriété 260est finalement utile pour Sismondi, au nom d’une utilité pour l’espèce humaine, dans le sens d’une meilleure destination des ressources :
Ce n’est pas en effet, sur un principe de justice mais sur un principe d’utilité publique que l’appropriation est fondée (Nouveaux principes, livre III, chap. ii, p. 115)36.
Cette dénaturation doit, pour Rousseau comme pour Sismondi, être accompagnée de la mise en place de dispositifs institutionnels, des « concessions sociales qui ne sauraient exister pour l’homme sauvage » (Nouveaux principes, p. 478), garantissant le respect de certaines proportions.
La référence au second Discours de Rousseau, manifeste dans les Nouveaux principes, est faite pour répondre au problème de l’introduction du rapport nécessaire entre production et consommation, qui constitue le cœur de la démonstration de Sismondi. D’un côté, cette démonstration répond aux mises en cause de la propriété par « ceux qui veulent renverser l’ordre social » dans la mesure où Sismondi montre que richesse et propriété individuelle sont fondamentalement liées, car nées de l’échange et de l’accumulation. Comme on l’a vu, l’« usurpation heureuse » est fondée, selon Sismondi, sur un principe de réciprocité. L’usage de la méthode de Rousseau est également l’occasion de formuler une critique envers certaines interprétations rousseauistes, car le second Discours a souvent été interprété à la fin du xviiie siècle et au début du xixe siècle comme la justification des idées égalitaires, de la passion pour l’égalité, voire de ses conséquences despotiques d’aliénation totale. La revendication de loi agraire (au sens du partage égal des terres), dans ses versions babouviennes et buonarrotienne, mais aussi dans sa version oweniste, continue d’avoir un écho rousseauiste. D’un autre côté, Sismondi doit faire face aux « tristes découvertes ». Il offre une réponse par la démonstration de la possibilité d’une disproportion entre production et consommation, concrétisée par certains types de contrats de propriété qui placent les individus dans une situation de dépendance. Par exemple, dans le contrat 261salarial, l’accumulateur de capitaux, le riche, perd rapidement de vue ce critère de justice au sein d’un système concurrentiel puisque son revenu dépend de moins en moins de son travail et de plus en plus du travail qu’il commande grâce à ses capitaux, c’est-à-dire des revenus de la séquence de production précédente. De plus, le travailleur, le pauvre, n’a pas les moyens de négocier un salaire équitable, c’est-à-dire un salaire qui satisfasse à certaines proportions entre travail, repos et revenu. N’étant propriétaire que de son travail, le pauvre dépend de la volonté du capitaliste de lui commander du travail. Le pauvre est alors largement exposé à la volonté arbitraire du riche. N’oublions pas que tous les développements sur les formes de contrats (servile, corvées, métayage…) du Livre III des Nouveaux principes sont rattachés à la justification de la législation, c’est-à-dire à « l’influence du gouvernement sur les progrès de la culture » (chap. 1 et 2, p. 109 et p. 113). La dimension critique chez Sismondi intervient à ce niveau, dans une lignée de modernisation de Smith et d’opposition aux développements plus récents de l’économie politique anglaise. Le droit est un instrument qui permet de faire respecter, par des contrats adaptés de propriété, le rapport entre production et consommation :
On peut soumettre la propriété territoriale à une législation qui en fasse résulter le bien de tous, puisque le bien de tous a seul légitimé cette propriété (Nouveaux principes, p. 115 ; nous soulignons).
Le contrat salarial, dans l’agriculture comme dans d’autres domaines d’activité productive, doit être plus nettement encore soumis à cette législation (voir le chapitre 12 du Livre IV, qui reproduit le même impératif présenté antérieurement concernant la richesse territoriale).
En définitive, si la notion de propriété semble affectée d’une certaine étrangeté et d’un statut dérivé chez Sismondi, c’est d’abord parce qu’en empruntant la méthode de Rousseau, le genevois, en tant qu’économiste, traite d’un enjeu smithien bien révélé par les Nouveaux principes. La propriété est vue sous l’angle prioritaire de la formation et du progrès de la richesse, et non sous l’angle de l’accroissement des inégalités. à ce titre, elle ne doit pas faire obstacle à l’établissement d’un rapport économique entre production et consommation (revenu net et revenu brut). En l’absence de ce rapport, la question rousseauiste d’une inégalité disproportionnée entre certaines quantités économiques réapparaît à travers la question des crises commerciales.
262Conclusion
Sismondi défend une position singulière sur la propriété37, qui le place en marge de deux lignes de lecture. En ce sens, il prête le flanc à une double accusation qui isolera l’auteur : sa position n’est pas une défense de la propriété en tant que telle, comme droit sacré ou droit naturel, puisque ce qui peut apparaître comme une défense de ce droit est évolutive et surtout débouche sur une critique sévère de l’« oppression chrématistique » et de l’évolution des sociétés modernes ; elle n’est pas non plus une mise en cause véritable de ce droit, puisque Sismondi semble défendre des formes de propriété individuelle paysanne ou artisanale de taille réduite, qui paraissent incompatibles avec l’univers industriel et relever encore de l’ordre propriétaire. Pour le dire brutalement, ni le camp de l’individualisme possessif, ni le camp du socialisme associatif, faisant face chacun à la constitution d’une masse prolétarisée, ne sont satisfaits. Pourtant, sa position résulte partiellement d’une incompréhension, que lui-même a sans doute contribué à valider.
Tout d’abord, le statut de la propriété chez Sismondi dépend d’une définition de la richesse, qui est l’objet propre de l’auteur. Cette définition permet de comprendre pourquoi la propriété est le fruit d’une « usurpation heureuse », même si cette usurpation est soumise à une double contrainte : la possibilité de former la richesse, et la nécessité de respecter une proportion entre production et consommation. Cette base analytique autour de la définition de la richesse, doit être accompagnée de deux autres composantes, qui, alliées à la première38, permettrait sans doute de fournir une lecture républicaine de la propriété de l’œuvre de Sismondi.
263Il faudrait prendre en compte la manière dont, chez Sismondi, la relation à la propriété est analysée comme une relation principalement sociale, jouant un rôle dans la société comme organisme équilibré ou proportionné (Bellet & Solal, 2018). Si le genevois défend parfois la condition de propriétaire (propriétaire cultivateur en particulier), en donnant l’impression de défendre la propriété en tant que telle, c’est tout d’abord au nom d’une relation centrale et proportionnée entre les diverses classes de la société. Cette relation de propriété est, selon lui, une relation économique, politique mais aussi morale ouvrant des droits et des devoirs entre citoyens (donc entre « propriétaires » et « non propriétaires », si l’on en reste à une définition indiquant un lien de possession entre un individu et une chose). Elle traduit un rapport de réciprocité. Bref, elle est un bien « affectif » qui doit être sauvegardé pour l’ensemble de la société. Enfin, il faudrait examiner comment, face au contrat salarial liant propriétaires et non propriétaires (prolétaires) dans une société industrielle dont le but est le développement de la richesse matérielle (revenu brut) sans proportion avec la consommation, et donc sans partage équitable (revenu net), Sismondi estime que la liberté est mise en cause. On s’apercevra alors que Sismondi est amené à défendre aussi un rapport à la propriété qui n’est plus direct, qui est un rapport d’association, notamment dans les derniers travaux, d’où une extension considérable de la notion de propriété elle-même, une définition extensive et une détermination plus complexe39. Sismondi définit alors un monde d’« ouvriers associés » et pas seulement un monde de paysans propriétaires et d’artisans (Nouveaux principes, p. 482). Sismondi tente là aussi un dépassement de la dimension purement individuelle des droits (en particulier dans le contrat de travail), en intégrant le statut de l’individu comme membre d’un collectif, dans une société devenue manufacturière et qui semble constituer une nouvelle donne. On est donc très loin de la définition du droit de propriété du Code civil (1804) écrite au moment où Sismondi publiait ses premiers travaux : « droit le plus absolu de jouir et de disposer » d’un bien matériel.
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1 Nous remercions les deux rapporteurs anonymes pour leurs remarques.
2 Il n’y a pas, par exemple, de rubrique « propriété » dans l’ouvrage de Paulet-Grandguillot. Par ailleurs, on ne trouve pas de texte spécifique consacré à la question, à part peut-être ceux de Gioli (2005), Arena (2009) et Rossi (2011) consacrés au métayage. Ces textes sont donc limités à un contrat spécifique de propriété et, de ce fait, ne posent pas d’abord la question du statut de la propriété chez Sismondi.
3 Il n’y a pas, par exemple, le mot « propriété » dans le « Postscriptum. Définition des mots scientifiques employés dans cet ouvrage » (à la fin du vol. I). Pour autant, on y trouve les termes « richesse nationale », « travail productif », « capital », « rente », « profit », « salaire », « revenu ».
4 Dans l’Histoire des républiques italiennes, voir particulièrement le chap. 2 du tome 1 sur la propriété de la terre, le chap. 3 du tome 3 sur les considérations sur le xiiie siècle, plus particulièrement sur les essais de constitution en Italie et leur rapport avec la propriété, le chap. 9 du tome 10, sur le rôle de la législation civile de la propriété dans l’asservissement des républiques. L’ouvrage synthétique de 1832 sur l’Histoire de la renaissance de la liberté en Italie (tome 1 et tome 2) est beaucoup plus elliptique sur la propriété. Au cours des 29 volumes de son Histoire des français (1821-1842), Sismondi s’étend surtout sur le processus de spoliation des petits propriétaires paysans jusqu’à leur disparition totale avec la féodalité, bien qu’il existe des volumes entiers de cette œuvre sans un mot sur la propriété. Le roman de 1822, Julia Sévéra, présente aussi un riche propriétaire gaulois, Felix Florentius, faisant fructifier son domaine au bénéfice de tous, au cours de la période de la chute de l’empire romain.
5 Les références à la propriété dans les travaux constitutionnels sont limitées. Dans les Essais sur les constitutions (1796-1801) du jeune Sismondi, voir le chap. 2A du Livre II, le chap. 15 sur les relations entre l’égalité et la liberté, le chap. 10 du Livre IV concernant les américains comme un peuple de propriétaires, ainsi que les quelques remarques dans le chap. 6 du Livre V sur le statut de la propriété dans la Constitution française de 1795. Dans les Recherches sur les constitutions (1801), on trouve une référence à la propriété au Livre I, chap. 1, p. 83, qui porte sur la naissance des sociétés et la manière dont la liberté se définit historiquement ; au chap. 3, p. 97 et p. 99, où Sismondi lie le droit de propriété à la liberté civile. Le chap. 2 du Livre II comporte les références les plus développées, en lien avec les causes d’inégalités (en écho au chap. 15 du manuscrit des Essais). Enfin, les références à la propriété sont également peu nombreuses dans les Études sur les constitutions (1836) et non reliées à une base contractuelle explicite comme c’était le cas dans les Essais et les Recherches.
6 Nous désignerons désormais les Nouveaux principes d’économie politique de cette manière.
7 L’édition du manuscrit français a été effectuée pour la première fois dans le tome IV des Œuvres complètes (2015). La traduction anglaise faite par Carlyle (Political Economy) ne paraîtra qu’en 1825.
8 « Ce n’est point l’égalité des conditions, mais le bonheur dans toutes les conditions, que le législateur doit avoir en vue. Ce n’est point par le partage des propriétés qu’il procurera ce bonheur, mais par le travail et sa récompense » (Économie politique, 1817, p. 37).
9 Voir Livre III, chap. 1, p. 109.
10 Comme on l’a déjà signalé, le terme est rarement présent dans l’ouvrage, et surtout il est totalement marginalisé dans la problématique du chapitre l. Dans ce chapitre 1, si important, on trouve seulement les catégories de « riches » et « pauvres », et, une fois seulement, une référence au « propriétaire du superflu » (p. 51 et p. 52).
11 La version originale en français du texte de 1817, Économie politique, qui servira de base aux Nouveaux principes de 1819 et à l’édition en anglais de Political Economy (1825), témoigne nettement de l’épure sismondienne et, justement, de la place dérivée de la question de la propriété. Sismondi écrit ce texte en Italie, sans avoir à sa disposition les ouvrages auxquels il fait référence. Le texte traduit donc la trame essentielle de sa proposition, en mettant à jour certaines réflexions de Smith, en accentuant encore l’importance de l’analyse de la proportionnalité entre richesse et jouissance, ou entre revenu net et revenu brut.
12 Le terrain de discussion de Sismondi concernant Rousseau concerne habituellement le Contrat social, le Projet de constitution pour la Corse (1764), les Lettres sur la montagne (1767), et les Considérations sur le gouvernement sur la Pologne (1770), et ce, avec un axe clair : sont en jeu le statut et l’ampleur de l’aliénation des droits individuels dans le contrat social et la question de la représentation. Il faut cependant rajouter les échos rousseauistes des passages du Tableau de l’agriculture toscane de 1801 concernant les paysages collinaires de la Valdinievole et l’intérêt pour la botanique (cf. Sofia, 1998, 1999 et Magnani, 2014, sur ce point). On trouve deux références au second Discours dans les Recherches (livre II, chap. 2, p. 129 et n.1, p. 139-140) et une dédicace de ce Discours dans son journal, en date du 25 février 1834 (cf., Fragments de son journal et correspondance, 1857).
13 Nous suivons ici dans les grandes lignes la présentation de Bachofen & Bernardi pour l’édition GF Flammarion publiée en 2008.
14 « Le premier qui, ayant enclos un terrain s’avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le premier fondateur de la société civile » (p. 109).
15 Dans le chapitre 2 du Livre II des Recherches (édition et présentation par Minerbi, 1966), lorsqu’il étudie les divisions naturelles d’une nation liées aux inégalités, Sismondi se situe là aussi « non pas dans l’état de nature, que Rousseau nous a peint dans un discours célèbre, puisqu’il résulte évidemment ainsi qu’il l’observa, de l’histoire du monde entier, que cet état n’a jamais existé nulle part, mais dans tous les progrès de la société humaine depuis sa plus grossière origine jusqu’au derniers points de civilisation » (ibid., p. 129).
16 On trouve cette référence précise et habituelle dans la Richesse commerciale (1803), dans les deux éditions des Nouveaux principes (1819 et 1827), et dans l’Histoire des républiques italiennes (tome 3, chap. 3) qui contient une critique de l’interprétation de Garnier. On trouve toutefois des références à l’édition anglaise de 1789 (London, Strahan and Cadell) dans les Essais (1896-1801), dans Économie politique (1817) et Political Economy (1825) et dans le Journal de l’auteur. Sismondi ne pouvait connaître les Lectures on Jurisprudence, qui sont beaucoup plus précises sur les quatre stades smithiens, car leur connaissance et leur publication ont été beaucoup plus tardives.
17 Smith, 1776, Livre V, chapitre 1, sections 1 et 2. Chez Smith, l’état de société est compatible avec l’absence de propriété, mais il y a par contre un rapport nécessaire entre l’établissement d’un gouvernement civil et la propriété, pour des impératifs de sûreté : plus la société se complexifie, avec des inégalités plus fortes, et des passions plus influentes et durables, plus il y a de « passions qui portent à envahir la propriété » ; « ainsi l’acquisition d’une propriété d’un certain prix et d’une certaine étendue exige nécessairement l’établissement d’un gouvernement civil » (chap. 1, section 2). Chez Smith, c’est bien un processus historique qui fait apparaître, à des stades différents et au sein des stades eux-mêmes, diverses pratiques, validées ensuite par un gouvernement civil.
18 Le texte des Nouveaux principes (1819-1827) parle une fois des « contractants ». Sur l’ambiguïté de la notion de contrat chez Sismondi, hésitant entre une vision sociologique et historique de constitution de la société comme ensemble humain, et une vision véritablement contractualiste de la société issue d’un acte volontaire et raisonnable des hommes individuels, cf. Paulet-Granguillot, 2010, chap. 4, et Bellet & Solal, 2019.
19 La construction de l’homme isolé ou solitaire, auquel Sismondi consacre un chapitre entier dans les Nouveaux principes n’existe pas dans De la richesse commerciale (1803). Ce sont d’emblée les états de société smithiens qui servent de support pour traiter de la question essentielle de la formation de la richesse. L’auteur distingue d’abord les peuples chasseurs (avec les points d’appui de la Nouvelle Hollande ou l’Australie), qui travaillent mais sans accumulation du travail productif, puis les peuples pasteurs et peuples agricoles dans lesquelles l’échange et la division du travail ont lieu, et enfin la société commerciale et industrielle. Dans Économie politique (1817), l’homme isolé abandonné sur son île apparaît de manière encore plus centrée sur la question de la définition de la richesse (p. 46-48).
20 On notera que Sismondi utilise un temps encore dans le chapitre 2 une construction méthodologique intermédiaire de seulement deux hommes « contractant », expérimentant l’échange et constatant ensuite l’intérêt de diviser et de spécialiser le travail (ibid., p. 61-63).
21 Ou encore dans l’article intitulé « Sur la balance des consommations avec les productions » publié pour la première fois en 1824 : « la question fondamentale de l’économie est, comme je le crois, la balance de la consommation avec la production » (p. 534).
22 Sur ce point, la lecture des textes du jeune Auguste Comte, encore lié au saint-simonisme, a joué un rôle sur Sismondi (le Système de politique positive, d’abord publié en 1824 dans le Catéchisme des industriels de St-Simon, puis les textes de Comte publiés en 1825 et 1826 dans le Producteur sur le rôle de la science et le pouvoir intellectuel). Sur ce point, cf. Pappe (non daté), p. 11-14.
23 Nous nous permettons de transposer ici la notion présentée par Pasquino (1987). Le salaire peut s’interpréter comme une forme de représentation.
24 « Les efforts sont alors séparés de leur récompense : ce n’est pas le même homme qui travaille et qui se repose ensuite ; mais c’est parce que l’un travaille que l’autre doit se reposer » (ibid., p. 66), ou encore : « l’homme isolé travaillait pour se reposer, l’homme social travaille pour que quelqu’un se repose » (ibid., p. 68).
25 Sismondi semble hésiter dans son interprétation d’un développement « manufacturier » de la société commerciale. Est-ce seulement une voie liée au modèle national anglais qui tente de se généraliser, sous l’impulsion de la transformation de l’économie politique en chrématistique (voie que Sismondi condamnera dès 1817, puis davantage en 1827 après son voyage en Angleterre, et plus nettement encore en 1837) ? ou bien est-ce un cinquième stade dans une graduation smithienne (avec « concurrence universelle », développement de « l’homme machine », « transformation du pauvre en prolétaire », « concentration des capitaux », « apparition effrayante du paupérisme ») ?
26 L’enclos est évoqué dès le Livre II du chap. 1, comme acte de travail donnant de la valeur à un pré du fait du travail futur que l’on pourra y exécuter. à noter que Rousseau et l’incipit célèbre de la seconde partie du Discours ne sont pas invoqués en tant que tels dans le texte des Nouveaux principes.
27 Ailleurs dans l’œuvre de Rousseau, on peut trouver des expressions qui paraissent plus absolues, et qui font de la propriété un « droit sacré » : « Car tous les droits civils étant fondés sur celui de la propriété, sitôt que ce dernier est aboli aucun autre ne peut subsister. La justice ne seroit plus qu’une chimère, et le gouvernement qu’une tyrannie » (Rousseau, Fragments politiques, 1756-1762, p. 483). Citation à rapprocher de la suivante : « mais celui-ci [le gouvernement], qui fut institué par les hommes pour protéger leurs droits et maintenir parmi ceux-là l’un des plus précieux, celui de propriété » ou « c’est en les rapprochant de la loi fondamentale sur laquelle le gouvernement lui-même est établi ; et qui l’a préposé sur tous les citoyens pour consacrer et consolider leur droit de propriété. Ce droit sacré est le premier principe de la richesse et de la puissance de tous les États » (Sismondi, De la richesse territoriale, 1802-1803, p. 118 et 119). En effet, comme le signale Xifaras (2003) au sujet de Rousseau, le sens de ces formulations est à resituer dans leur généalogie afin d’indiquer la cohérence de la théorie de la propriété chez cet auteur. Il en est de même pour Sismondi. On pourrait d’ailleurs, a contrario des premières références, et comme pour Rousseau, citer des phrases où Sismondi évoque le « prétendu droit de propriété » dans le manuscrit de 1817 (p. 126).
28 L’expression se trouve chez Rousseau dans le second Discours (par exemple « usurpation des riches », 2e partie, p. 125). Cette expression est aussi courante chez Sismondi, par exemple dans les Études sur les sciences sociales.
29 En ce qui concerne l’accroissement constant de richesse, « cet accroissement peut, ou former le revenu des classes industrieuses, ou s’ajouter à leurs capitaux. Mais, en général, le capital qui salarie le capital et qui le rend possible n’est point resté aux mains de celui qui travaille » (ibid., chapitre 5, p. 82). De la même manière, Sismondi écrit : « l’ouvrier n’a point, en général, pu garder la propriété de la terre… L’ouvrier n’a pas davantage, dans notre état de civilisation, pu conserver la propriété d’un fond suffisant d’objets propres à sa consommation pour pouvoir vivre pendant qu’il exécutera le travail qu’il a entrepris, jusqu’à ce qu’il ait trouvé un acheteur. Il n’a pas davantage en sa propriété les matières premières souvent tirées de fort loin sur lesquelles il doit exercer son industrie. Il a moins encore les machines compliquées » (ibid., p. 72-73).
30 Cf., De la richesse commerciale, 1803, chap. 2 (Des capitaux fixes, p. 53-54), qui est le seul passage important de l’ouvrage concernant la propriété. En 1803, le texte de Canard (1801) est explicitement référencé, mais le chapitre 1 de cet auteur ne fait pas mention d’une appropriation non liée au travail productif direct, après la première occupation, et au premier partage ayant eu lieu avant que toute la terre ait été partagée, « avant que chaque individu en ait obtenu une portion » pour citer Sismondi (ibid., p. 54).
31 Le texte de Sismondi a été utilisé par Marx en 1853. Sur ce point, cf. Eyguesier (2018).
32 Ce qui fait question, selon Sismondi, « c’est l’esprit même de la législation qui a aboli les anciennes limitations de la propriété établies par l’usage ; c’est l’application du principe que le propriétaire est le meilleur juge de son propre intérêt et de celui de la nation quant à sa propriété ; c’est l’application du principe que l’agriculture est également en progrès, soit qu’elle obtienne plus d’utilité pour les mêmes frais, ou la même utilité pour de moindres frais ; c’est l’application du principe que toute économie sur la main d’œuvre, ou en d’autres termes, toute suppression des vies humaines qui concourent à une industrie est un profit, si l’industrie reste la même ; c’est enfin une grande expérience de l’application de la chrématistique à l’agriculture et de ses résultats. » (Études sur l’économie politique, quatrième essai, p. 214-215). Dans ce cas, Sismondi parle d’« usurpation inique » (p. 229), car cette usurpation ne permet pas la mise en œuvre future d’un travail, elle la limite ou la détruit. Cf. supra, a contrario, la notion sismondienne d’« usurpation heureuse ».
33 « Si tous les pompons de la richesse étaient offerts aux manœuvriers, il n’y aurait pas un qui hésitât à choisir moins de luxe et plus de repos » (ibid., Œuvres économiques complètes, livre II, chap. 2, p. 67, ajout à 1re édition).
34 Cf. Smith (1776, Livre V, chapitre 1, section 2) : Dans « la première période de ma société, celle des peuples chasseurs… la pauvreté générale établit une égalité générale ». Sur cette connexion, avec parfois des reprises directes de certains éléments, voir la délimitation des types d’inégalités et le rapport à la propriété dans les Essais, chapitre 15 du livre II intitulé « Quelles sont les relations entre l’égalité et la liberté ? », (p. 363-372) ; essai partiellement repris dans la version postérieure des Recherches au chapitre 2 du livre II, intitulé « Des divisions naturelles d’une nation, et des différentes classes de citoyens que doit considérer un législateur » (p. 129-141). D’autres éléments sont aussi repris directement et réutilisés dans un cadre différent. Par exemple, certaines phrases du texte de Smith sur les colonies, avec quelques remarques sur la propriété, sont réintroduites par Sismondi pour sa démonstration de l’évolution du rapport entre production et consommation dans la production agricole. En ce qui concerne la conception smithienne de la propriété par occupation, comme on l’a signalé, Sismondi n’a pu connaître le passage des Lectures on Jurisprudence renvoyant à l’exemple célèbre de justification du droit exclusif sur la pomme, fondé sur l’anticipation raisonnable de la peine et du temps de cueillette (1762, Lectures on jurisprudence, p. 25-58).
35 Par exemple dans un texte de 1821, p. 238 et p. 240.
36 Cette référence à un principe d’utilité publique ne relève pas d’une adhésion à l’utilitarisme. On sait que Sismondi est en désaccord avec les fondements de la pensée de Bentham, d’abord parce qu’il reconnaît la diversité des passions, non réductibles au seul intérêt, ensuite parce que l’utilitarisme, selon lui, ne parvient pas à fonder l’intérêt public. L’utilité publique se construit avec un peuple acteur d’une volonté commune, à travers des principes constitutionnels ; elle peut alors s’exprimer légitimement dans une législation. Sur cette question, voir surtout Bridel (2009).
37 Pour expliciter cette position particulière concernant la définition de la propriété à son époque, il faudrait comparer Sismondi avec les idéologues (cercle d’Auteuil) comme Rœderer, Destutt de Tracy ou Say ; avec le cercle de Coppet auquel il a été profondément lié (Constant et Mme de Staël principalement), mais avec lequel il se différencie nettement sur cette question de la propriété ; avec les néophysiocrates encore puissants (Garnier particulièrement, auteur que Sismondi évoque plusieurs fois de manière critique) et enfin avec les écoles des réformateurs sociaux qui deviendront « socialistes » (saint-simoniens et owenistes pour l’essentiel). Sur certaines de ces comparaisons, cf. Bellet & Solal (2018).
38 Les Livres III, IV et VII des Nouveaux principes peuvent encore servir de trame pour saisir le raisonnement de Sismondi.
39 Sur cette difficulté générale, et l’élargissement considérable de la notion, cf. Xifaras (2004) : « Il faut en faire son deuil : nous ne savons plus avec exactitude ce que désigne le terme “propriété” » (p. 9) ; cf. aussi les travaux récents sur les « communs » (Cornu, M. & al. (éd.), 2017).
- CLIL theme: 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN: 978-2-406-09845-4
- EAN: 9782406098454
- ISSN: 2495-8670
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09845-4.p.0241
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-17-2019
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Consumption, production, property, Jean-Jacques Rousseau, Jean de Sismondi, wealth