« L’être humain est un couple » Examen de la position de Proudhon
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
2019 – 1, n° 7. varia - Auteur : Pouchol (Marlyse)
- Pages : 141 à 170
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
« L’ÊTRE HUMAIN EST UN COUPLE »
Examen de la position de Proudhon
Marlyse Pouchol
Université de Reims Champagne-Ardenne
Clersé UMR 8019, Université de Lille
Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) est un ardent défenseur de la justice aussi bien dans ses écrits que dans ses actes, il dénonce les inégalités du capitalisme, accompagne le combat de la classe ouvrière lors de la révolution de 1848, mais soutient toutefois la thèse de l’infériorité des femmes. Comment situer cette position indéniablement sexiste, ou encore phallocratique, voire misogyne dans l’œuvre du philosophe bisontin ? Faut-il minimiser ce fait en considérant qu’il ne s’agit que d’un détail de la personnalité de l’auteur n’entamant aucunement la qualité de sa réflexion ? À l’inverse, ce sexisme doit-il alimenter les causes de rejet d’une pensée critique de l’État autant que du capitalisme ?
À l’écart de ces deux interprétations, l’article propose d’établir que Proudhon donne une réponse sexiste totalement insatisfaisante et inacceptable à des questions qui sont cependant tout-à-fait intéressantes, des questions que la théorie économique occulte et se donne la possibilité d’ignorer, notamment lorsqu’elle construit son champ et le délimite en postulant un agent économique solitaire et isolé, un homo œconomicus, être abstrait, asexué, doté d’une rationalité et dont les agissements seraient guidés par le seul intérêt individuel. Pour sa part, et avant que cette construction ne s’installe, Proudhon annonçait : « l’être humain est un couple » et il en faisait, non pas une entité économique, mais « l’organe 142de la justice ». Le couple, pensé par Proudhon, unité des contraires, est en mesure, par la même, de faire éclore des comportements équilibrés équivalant à une sorte de conscience morale de chacune des parties, à une fonction sociale tout-à-fait particulière qu’il va s’agir d’examiner dans toutes ses composantes. Nous verrons que ce couple constitue le véritable acteur de la révolution sociale, à la fois économique et politique, qu’il souhaite voir s’accomplir. L’unité serait fondée sur une complémentarité des deux sexes ; ce qui le conduit à accentuer et à essentialiser leurs différences.
La première partie de cet article resitue la question des femmes dans la pensée de Proudhon. Elle commencera en rappelant, sans fard, les propos qu’il tient à l’égard des femmes, lesquels justifient tout-à-fait les réactions de protestation et d’indignation qu’ils susciteront de la part des féministes. Ceux-ci seront ensuite resitués dans un contexte historique d’où surgit un individualisme tant féminin que masculin qui est l’objet de toutes ses critiques. Il pourra alors être question du rôle que l’auteur bisontin fait jouer au couple, ou encore à la « dyade1 », terme qu’il lui arrive d’utiliser. La seconde partie relève d’une réflexion sur la discipline économique en mettant en évidence ce qui s’est perdu lorsqu’elle a voulu se fonder comme une science capable de dépasser le foisonnement de l’œuvre immense et complexe de Proudhon en triant, séparant et hiérarchisant ses observations d’une réalité nécessairement plurielle et protéiforme. Ce souci de dépassement et de construction logique apparaît explicitement, bien que de façon différente, à la fois chez Marx et chez Walras qui, tous deux, dénonceront le caractère non scientifique des écrits de Proudhon. Disons tout de suite que la réflexion à propos de ce qui se perd avec la mise en ordre de l’économie comme science est marquée par la pensée critique de Hannah Arendt dont il sera question dans la seconde partie et à partir de laquelle on pourra tirer quelques points à l’avantage de Proudhon contre Marx2.
143I. LA QUESTION DES FEMMES
DANS LA PENSÉE DE PROUDHON
Il faut d’abord avoir en tête qu’il est difficile d’aborder Proudhon avec des étiquettes qui figurent des clivages de pensée bien tranchés, au contenu alternatif, qui se sont installés après lui. Indéniablement révolutionnaire, Proudhon dénonce la propriété capitaliste en déclarant dans une formule restée célèbre (1840) « la propriété c’est le vol », mais, pour autant, il ne fait pas, à l’instar des socialistes, de la propriété collective des moyens de production une solution contre cet abus. Il se prononce résolument contre la propriété collective qui augmenterait encore le pouvoir d’un État qu’il combat. Progressivement Proudhon fait émerger, en dépit de la formule précédente, des aspects positifs de la propriété privée qui sont, notamment, repérables dans le passé, si bien qu’il est aussi possible de dire : « la propriété c’est la liberté ». Dans le domaine économique, les éléments favorables à la liberté pourraient s’imposer dès lors que la propriété serait contrebalancée par des devoirs des propriétaires et encastrée dans des relations de réciprocité, que Proudhon nomme le mutuellisme. C’est dans le Système des contradictions économiques (1846) qu’il a mis en évidence, « en vertu de la loi des antinomies », les aspects aussi bien positifs que négatifs de la propriété. Hors des abus qu’il faut combattre, elle « remplit des fonctions sociales importantes… elle grandit l’homme qui assure mieux sa domination sur la nature et elle entraîne une union plus intime entre la terre et le cultivateur ». Une autre justification de la « propriété tient au fait, qu’elle permet la famille… assure ses bases économiques et garantit sa sécurité par héritage. » Contrairement aux autres penseurs socialistes, Proudhon « veut conserver la famille, l’héritage et la propriété, ces deux institutions étant indissociables pour lui » (Gaillard & Menuelle, p. 405-406). En définitive, la propriété privée n’apparaît pas finalement comme l’élément central ; ce qui importe avant tout, c’est « d’en finir avec une société inégalitaire mutilante pour la plus grande partie de ses membres » (Gaillard & Navet, p. 5) et pour ce faire, il faut compter, non sur des réformes institutionnelles imposées par l’action tutélaire des pouvoirs publics, mais sur « la capacité des classes ouvrières ». Il s’agit 144de la capacité des hommes, car les femmes n’ont pas de rôle direct à jouer dans un combat qui se livre en dehors de la famille.
I.1. Une triple infériorité des femmes
Dans son grand ouvrage de 1858, De la justice dans la révolution et dans l’Église, Proudhon se décide, « après avoir longtemps hésité » à exposer clairement sa position sur les femmes, ce qu’il fait dans les dixième et onzième études intitulées : « Amour et mariage ». Il commence par expliquer qu’il s’y trouve contraint par les circonstances :
L’indiscrétion féminine a pris feu ; une demi-douzaine d’insurgées, aux doigts tachés d’encre, et qui s’obstinent à nous faire la femme autrement que nous ne la voulons, revendiquent avec injure leurs droits, et nous défient d’oser tirer la question au clair (Proudhon, 1858, p. 337).
Les deux études visent à rejeter les revendications féministes et à en monter l’inanité. Jenny d’Héricourt avait en effet publié en 1856, dans la Revue Philosophique un article intitulé : « Monsieur Proudhon et la question des femmes », très critique à l’égard d’un auteur qui affichait son opposition au droit de vote des femmes. Dès la parution de la Justice, une autre femme Juliette Adam3 réplique immédiatement, en publiant en 1858, Idées antiproudhoniennes sur l’amour et le mariage. Jenny d’Héricourt, quant à elle, publiera en 1860 La femme affranchie en réponse point par point aux assertions de Proudhon. Loin de s’enfermer dans un silence méprisant, Proudhon poursuit ses efforts pour tenter d’emporter la conviction en rédigeant à son tour une réponse dans un texte, La Pornocratie dans les temps modernes, qui ne sera publié qu’en 1875, soit 10 ans après sa mort, dans lequel il insiste, cette fois, sur les devoirs des hommes, contrepartie des faiblesses du deuxième sexe.
Avant de restituer les outrances de Proudhon, – qu’il n’y a pas de raison de taire sauf à supposer des lecteurs incapables du recul nécessaire pour en évaluer le contenu-, il faut comprendre qu’il est tout-à-fait nécessaire, dans l’optique de Proudhon, de combattre un féminisme qu’il identifie à un idéal individualiste qui est absolument contraire au développement des formes d’association qu’il souhaite voir s’imposer, 145et qu’il nomme le « mutuellisme » dans le domaine de l’économie et le « fédéralisme » dans le domaine politique.
Dans l’ouvrage de 1858, Proudhon justifie la condition subalterne des femmes par des arguments de type physiologique renvoyant à une moindre force physique ainsi qu’à une plus faible capacité intellectuelle, le tout en faisant des êtres moralement inférieurs aux hommes4.
L’infériorité physique de la femme résulterait « d’une non masculinité », soit de l’absence de force physique et de sécrétion séminale. Peu au fait des connaissances physiologiques, Proudhon n’hésite pas à alimenter le thème de la passivité féminine opposée à une productivité masculine :
La nature n’a donné qu’à l’homme cette vertu séminifère, tandis qu’elle a fait de la femme un être passif, un réceptacle pour les germes que seul l’homme produit, un lieu d’incubation, comme la terre pour le grain de blé : organe inerte par lui-même et sans but propre ; qui n’entre en exercice que sous l’action fécondante du père, mais pour une autre fin que la mère, au rebours de ce qui se passe chez l’homme, en qui la puissance génératrice a son utilité positive indépendamment de la génération elle-même ? (Proudhon, 1858, p. 339).
Le deuxième type d’insuffisance féminine, l’infériorité intellectuelle, irait de pair avec l’infériorité physiologique et aurait la même origine.
De même au point de vue de l’intelligence, la femme a des perceptions, de la mémoire, de l’imagination ; elle est capable d’attention, de réflexion, de jugement : que lui manque-t-il ? De produire des germes, c’est-à-dire des idées ; ce que les Latins appelaient genius, le génie, comme qui dirait la faculté génératrice de l’esprit (Proudhon, 1858, p. 354),
et Proudhon précise :
le génie qui appartient à tous les mâles, à qui il appartient sans exception, comme la virilité de l’intelligence, (…) c’est la faculté de saisir des rapports ou la raison des choses, de former des séries, d’en dégager la formule ou la loi, de concevoir sous cette formule une entité, sujet, cause, matière, substance, etc. ; en un mot, c’est la puissance de créer, en présence des phénomènes, des universaux et des catégories, ou plus simplement des idées (Proudhon, 1858, p. 355).
Enfin l’infériorité morale de la femme serait aussi avérée.
146Ce qu’elle conçoit comme bien et mal n’est pas identiquement le même que ce que l’homme conçoit lui-même comme bien et mal, en sorte que relativement à nous, la femme peut-être qualifiée un être immoral (Proudhon, 1858, p. 364).
La déficience morale s’expliquerait par les deux infériorités précédentes tandis, qu’à l’inverse, la conscience de sa force et de sa raison donnerait « à l’homme le respect de lui-même et des autres et c’est par cette conscience qu’il conçoit cette notion du droit, souveraine et prépondérante en toute âme virile. (…) La force est le point de départ de la vertu » (Proudhon, 1858, p. 365).
En revanche, l’absence de force déclenche un « instinct de subordination » chez la femme qui se traduit en « aristocratie ». Proudhon associe l’aristocratie à la mentalité du courtisan qui apprécie les honneurs, flatte et aime être flatté. On en arrive au grief essentiel de Proudhon à l’égard des femmes :
L’aristocratie, pour la femme, est le véritable ordre de la nature, l’ordre social par excellence. L’âge féodal est l’âge de la femme. Dans toutes les révolutions qui ont la liberté et l’égalité pour objet, ce sont les femmes qui résistent le plus : elles ont fait plus de mal à la république de février que toutes les forces conjurées de la réaction virile (Proudhon, 1858, p. 366).
Proudhon est très amer à l’égard du prolétariat à qui la Révolution a donné, l’institution de la Deuxième République le 24 février 1848, puis le droit d’élire un Président pour 4 ans5, mais qui en a fait un usage contraire à son intérêt en permettant, par son vote, à Louis Napoléon Bonaparte d’arriver au pouvoir, lequel, n’ayant pas la possibilité légale de se présenter une deuxième fois, fait un coup d’État le 2 décembre 1851 et rétablit l’Empire un an plus tard. Dans ses carnets, à la date du 11 janvier 1852, Proudhon écrit, alors qu’il est en prison depuis juin 1849 pour insulte au Président : « Les masses ont bafoué leurs initiateurs : le prolétaire grossier a voté, non sans ingratitude, non sans malice, contre 147ceux qui lui offraient cette extension de la liberté » (Proudhon, Carnets inédits, 2009).
Il faut aussi resituer la misogynie outrancière de Proudhon dans son souci de lutter contre l’état d’esprit d’une époque qu’il considère comme pervertie. La création littéraire et la politique seraient en pleine dégénérescence en étant contaminées par un esprit féminin qui se serait étendu hors du foyer et auquel les hommes se soumettraient. Il ne supporte pas le « larmoiement romantique » des « femmelins » (Proudhon, 1875, p. 312), condamne les mouvements artistiques qui, en poésie comme en peinture, ne se soucient que d’esthétisme en prônant « l’art pour l’art », et vitupère contre ceux qui, comme les saint-simoniens, soutiennent le mouvement d’émancipation de « la femme » et voudraient leur accorder un droit de vote. Il s’oppose ainsi au règne de ce qu’il nomme la « pornocratie » (« porne », courtisane, « kratos », puissance, pouvoir) qui représente une abdication des principes virils que sont la liberté et le droit en faveur d’un esprit de courtisane caractéristique de ceux qui n’hésitent pas à vendre leur âme pour la recherche du plaisir de la chair et la satisfaction des sens.
I. 2. Contre l’hédonisme moderne,
règne de la « pornocratie »
Dans La pornocratie ou les femmes dans les temps modernes qui répond aux deux féministes6, Proudhon persiste et continue à soutenir la triple infériorité féminine mais explique que, contrairement à ce qu’elles affirment, il ne s’agit pas de justifier un abus de pouvoir des hommes sur les femmes, mais, au contraire, de souligner l’ampleur du devoir des hommes envers elles et de rappeler la responsabilité qui leur incombe. Le mariage avec ses obligations de soutien de famille apparaît à Proudhon comme la source de la moralité de l’homme, tandis que la promotion de l’émancipation féminine s’avère de l’ordre d’un prétexte pour se dérober et choisir la facilité.
Proudhon condamne la liberté sexuelle pour la femme comme pour l’homme. La monogamie est un impératif et le divorce est à bannir. Mais ce ne sont pas des leçons de morale ou des interdits qui peuvent permettre d’obtenir un comportement responsable. Il suppose que l’homme au fait de l’infériorité féminine sera exigeant envers lui-même.
148L’acharnement de Proudhon à soutenir le principe de l’infériorité de la femme est à relier à la solution qu’il envisage pour qu’il y ait subordination de l’homme à l’intérêt général sans que celle-ci soit imposée de façon autoritaire par une force publique. L’homme marié conscient des tâches qui découlent de la supériorité de son sexe se soumet à des principes qui dépassent son égoïsme et la recherche de son plaisir personnel. Il trouve en lui-même, grâce à cette situation conjugale, la source de l’action juste tout en ressentant une satisfaction à s’y soumettre. Proudhon rejette ainsi la conception de Bentham qui considère la Législation comme le moyen de faire vivre ensemble des individus en quête d’un bonheur privé et dont l’intérêt personnel est posé comme le seul critère de décision et d’action. La justice, selon Proudhon, ne peut pas s’imposer d’en haut et selon des critères qui seraient extérieurs à l’humain. Mais, « la justice », – l’action juste dans le souci de l’autre-, ne peut pas non plus surgir de l’individu isolé, esseulé, réduit à lui-même. Proudhon s’oppose aussi à l’idée que la satisfaction du bien-être individuel puisse constituer un objectif collectif susceptible de grandir l’humanité et servir le progrès. Il dénonce, bien qu’il n’emploie pas ce terme, l’hédonisme moderne qui, faisant la promotion de la soumission de l’homme à son propre plaisir, lui fait perdre sa dignité. Celui-ci a été soutenu par « toute doctrine qui, au lieu d’assouvir l’imagination et les sens, de soumettre la passion à la justice, tend au contraire à les flatter et les satisfaire, incline à la fornication, à la pornocratie. La philosophie amoureuse de J.-J. Rousseau est de ce nombre. Le naturalisme de Bernardin de Saint-Pierre, également » (Proudhon, 1875, p. 449). Les concessions que l’un et l’autre font à l’amour et à la volupté anéantiraient leur indéniable souci moraliste : « Il faut ranger dans la même catégorie tous les idolâtres anciens et modernes religieux ou simplement artistes et dilettanti ». La recherche du sublime et l’adoration du beau qui donnent la suprématie à l’esthétisme cultiveraient également l’assèchement de la source de l’attitude morale et constitueraient, en flattant la satisfaction des sens, « le vrai ferment pornocratique ». « Le mal est à imputer aux réformateurs passionnalistes et sensualistes » (Proudhon, 1875, p. 450), représentés dans la première moitié du xxe siècle par les « saint-simoniens, enfantiniens, phalanstériens et communistes ». « M. Enfantin entreprend de réhabiliter la chair » pensant par là abolir le christianisme, mais ne fait qu’abroger l’esprit de la Révolution en 149déifiant la richesse et le luxe au même titre que l’amour et la volupté. Il a parlé d’amour, et cela n’a pas empêché ses disciples de faire fortune dans les chemins de fer et dans la finance en réalisant « après le coup d’État de magnifiques affaires » (Proudhon, 1875, p. 375). L’opposition de Proudhon au Père Enfantin ne s’interprète pas exactement comme la réaction moralisatrice d’un misogyne opposé à l’émancipation de la femme. Il faut se souvenir que le soutien à la licence sexuelle allait de pair avec une forme de socialisme plus favorable à l’élite cultivée qu’au peuple, un genre de socialisme qui voyait dans l’État l’allié des grandes entreprises financières et industrielles dans lesquelles les saint-simoniens pouvaient se placer. « Enfantin participe à la constitution de la ligne de chemin de fer P.-L.-M., par la fusion des lignes Paris-Lyon, Lyon-Avignon, Avignon-Marseille » et il est « le premier à constituer une société pour le percement de l’isthme de Suez » (Gide, p. 251). C’est un socialisme mâtiné de libéralisme économique, qui prône la liberté des placements financiers dans le monde et soutient le libre-échange. Michel Chevalier, un autre saint-simonien, qui défend l’initiative de l’État dans les grands travaux publics a négocié le Traité de libre échange entre la France et l’Angleterre de 1860. La pornocratie qu’il combat apparaît à Proudhon comme « le triste pendant » d’une nouvelle féodalité, « la féodalité industrielle » (Proudhon, 1875, p. 447). Il l’a d’ailleurs vu sous ses yeux « s’allier à la bancocratie » (Proudhon, 1875, p. 372).
Proudhon a souvent aussi attaqué Malthus (1766-1834) qui, avec Enfantin, constitue, d’après lui « la double expression de la décadence moderne » (Proudhon, 1875, p. 372). Bien que ne revendiquant pas l’émancipation de la femme, l’économiste anglais a soutenu une théorie dans son Essai sur le principe de population (1798) qui aurait contribué à favoriser la pornocratie, (soit le règne de ce que nous avons nommé l’hédonisme moderne) qui se résume à : « travailler peu, consommer beaucoup, et faire l’amour » (Proudhon, 1875, p. 449). Cet idéal : voilà, selon Proudhon, « le secret demandé par Malthus » qui considère que « la vie est un banquet » (Proudhon, 1875, p. 448), que les places sont comptées et qu’il faut se garder d’accueillir les miséreux si l’on ne veut pas que l’abondance disparaisse. En 1848, il écrivait :
La théorie de Malthus c’est la théorie de l’assassinat politique, de l’assassinat par philanthropie, par amour de Dieu. Il y a trop de monde au monde : voilà le premier article de foi de tous ceux qui, en ce moment, au nom du peuple 150règnent et gouvernent (…) Vous qui ne possédez ni réserve, ni propriété, qui n’êtes point fonctionnaire public, et dont le travail nous est inutile, ALLEZ-VOUS EN ! Vous êtes réellement de trop sur la terre ; au soleil de la République, il n’y a pas de place pour tout le monde7.
Proudhon assimile ainsi la thèse de Malthus8 à un souci de soi individualiste qui est tout à fait à l’opposé de la protestation revendiquant « le droit de travailler et de vivre » pour tout un chacun qui a porté la révolution de 1848. L’élan révolutionnaire comme l’essor industriel ne peuvent pas constituer un réel progrès de l’humanité s’ils sont mis au service des aspirations personnelles ; ils ne peuvent avoir de sens que s’ils sont destinés à servir un intérêt général, en particulier, en permettant d’accueillir tout nouveau venu sur terre. Ce qui constitue l’état d’esprit bienveillant du père de famille, mais pas celui de la féministe cherchant à se dérober à une grossesse. Sans pouvoir déterminer où est la cause et où est l’effet, nous dit Proudhon « pornocratie et malthusianisme devaient aller ensemble ». « L’un demande qu’on ne fasse plus d’enfants, et l’autre enseigne à ne plus en avoir » (Proudhon, 1875, note p. 448).
Contre-révolution et féminisme sont donc étroitement imbriqués chez Proudhon, l’un étant appelé à soutenir l’autre dans la mesure où il assimile la quête du plaisir, du bonheur et de la jouissance, qui relève d’une « subalternisation de la volonté » et « d’une prostitution de l’esprit » à une « effémination » des valeurs due à la disparition du couple.
I.3. Le couple, organe de la justice
Proudhon envisage l’être humain comme l’association de deux sexes :
Au point de vue de l’intelligence et de la conscience, comme à celui du corps, l’homme et la femme forment un tout complet, un être en deux personnes, un véritable organisme. Ce couple, nommé par Platon androgyne, est le vrai 151sujet humain. Considéré à part, chacune des deux moitiés qui le composent paraît une mutilation (Proudhon, 1875, p. 356).
Cette idée est, de fait, aussi, présente chez Saint-Simon et ses disciples auxquels Proudhon va cependant s’opposer. Le Père Enfantin, pour qui « l’homme et la femme, voilà l’individu », ne dit pas autre chose, toutefois l’androgynie est assortie de l’idée d’égalité entre les sexes, voire d’une identité. Michel Chevalier va dans ce sens même s’il s’avance dans des déductions qui s’écartent sensiblement de la quête saint-simonienne du couple parfait. Il évoque « “l’ambisexe” de tout être humain ». « Il découvre la vie mâle, qui réside particulièrement dans le cerveau, et la vie femelle, qui réside particulièrement dans le système nerveux et ganglionnaire. De sorte qu’il peut y avoir des hommes femmes et des femmes mâles selon le développement excessif soit du système cérébro-spinal, soit du système ganglionnaires ». Toutefois, la théorie saint-simonienne plus habituelle n’est pas « le deux en un » mais l’androgynie comme la somme de deux parties. « Le couple parfait est l’objet des plus tenaces préoccupations et le voyage en Égypte des saint-simoniens “compagnons de la femme” a pour objet la recherche de la Mère qui doit compléter le couple puisque l’on a déjà l’heureuse fortune de posséder le Père en la personne d’Enfantin » (Proudhon, 1875, note p. 356). Le mythe d’un dieu Père et Mère, et donc d’une élévation de la femme vers un statut supérieur traverse ce courant de pensée qui, précisément, suscite l’opposition de Proudhon.
Il considère, pour sa part, que le couple conjugal, plus précisément le mariage « pacte de dévouement absolu » forme l’unité de deux personnes aux qualités complémentaires et qui sont donc absolument différentes l’une de l’autre et non substituables entre elles. « L’androgynie n’existerait pas, si les deux personnes étaient égales en tout, si elles ne se distinguaient pas chacune par des qualités spéciales dont l’engrenage constitue précisément l’organisme » (Proudhon, 1875, p. 356). « L’existence à deux » permet une spécialisation des tâches et une séparation des facultés de chacun donnant plus d’énergie « aux puissances de l’esprit, de la conscience et du corps ». Et il ne fait aucun doute, selon Proudhon, que « l’expérience prouve qu’en effet le résultat est plus grand pour la félicité des conjoints, quand leur action commune est divisée en deux départements : l’un matériel et utilitaire, l’autre animique et esthétique ; l’un pour le dehors, l’autre pour le dedans ». Mais la division 152des rôles et des terrains d’intervention n’est pas seulement propice au bonheur du ménage, elle constituerait aussi la clé d’une configuration sociale idéale où deux natures antinomiques se révèlent et permettent à chacune de faire son office. L’association des sexes dans le mariage aurait un effet bénéfique plus étendu et de nature plus qualitative que quantitative. L’infériorité physique, intellectuelle et morale de la femme pourrait s’interpréter comme un facteur de tempérance sociale qui, associée à la puissance masculine, serait tout à fait bienvenue : « Si la production totale est diminuée, la consommation est mieux faite ; si l’invention philosophique est plus lente, les actions gagnent à être concrétées et rendues familières ; si le progrès du droit éprouve quelque retard, il devient plus humain par la tolérance et la charité » (Proudhon, 1875, p. 356). Dans le couple, la femme oriente la force productive de l’homme, canalise son imagination et lui donne la bienveillance qui lui manquerait sans ses obligations d’époux. Le mariage, en tant qu’il établit la complémentarité entre les sexes, apparaît ainsi comme le facteur d’un progrès social authentique tandis que l’égalité des sexes prêchée par Enfantin et ses disciples, qui fait de l’amour le seul ferment du couple, le réduit à une relation éphémère sans consistance et sans grandeur entre des êtres privés de la moitié nécessaire à la formation de leur humanité.
Et Proudhon fait apparaître que paradoxalement une « société en prédominance d’amour » qui aurait donc réussi à désacraliser le couple monogame et indissoluble serait nécessairement violente. Si l’égalité des sexes s’imposait,
les choses redeviendraient entre l’homme et la femme ce que nous voyons entre les personnes du même sexe : service pour service, produit pour produit, idée pour idée (…) sans doute il y aura de l’amour, mais celui-ci n’ira pas au delà de l’excitation voluptueuse (…) en sorte que la tendance générale sera vers une communauté plus ou moins accusée d’amours, d’enfants, de ménages, dans une famille unique qui sera l’État (…). Alors éclaterait avec une violence indomptable, la contradiction entre l’individu et la société (Proudhon, 1875, p. 363).
La liberté sexuelle rendrait la compétition d’autant plus ardente,
pour le butin, la richesse, le confort et le luxe (…) Établissez, avec la communauté des amours, l’universalité du célibat, et, je ne crains pas de le dire, vous aurez un surcroît de consommation, moins de travail, moins d’épargne, partant plus de misère ; en dernière analyse, à la place d’une société policée, une société 153vouée au brigandage ou sinon, à la plus dégradante servitude (Proudhon, 1875, p. 364-365).
A contrario, Proudhon présente la monogamie indissoluble comme la meilleure auxiliaire de la liberté et du droit. Il fait apparaître le couple, non pas comme une entité économique, pouvant être considérée comme une forme première ou primitive d’organisation de la production, mais comme le fondement de l’ordre politique. Le couple, institution durable, tel qu’il l’envisage, n’existait pas dans les sociétés primitives. La relation de couple diffèrerait totalement d’une relation entre agents économiques en contact pour échanger ou produire :
Entre l’homme et la femme qui s’épousent, il n’y a pas, (…) association de biens et de gains comme entre négociants et propriétaires : il y a don mutuel et gratuit, dévouement absolu. Le contrat de mariage est donc de tout autre nature que le contrat de vente, d’échange ou de loyer : c’en est le renversement (Proudhon, 1875, p. 358).
Loin d’être une forme d’économie fondée sur le don, le couple est précisément présenté comme une entité non économique. Proudhon en fait « l’organe de la justice », c’est-à-dire le moyen par lequel la contradiction entre l’individu et la société se trouve pacifiquement résolue et sans autorité contraignante. La subordination de l’égoïsme individuel à l’intérêt collectif qui est indispensable à l’existence d’une société civile se réalise d’elle-même grâce au couple indissoluble lequel n’est pas fondé sur l’amour, mais sur le « dévouement », ce qui est complétement différent. Le dévouement ne s’achète pas. Il ne conserve sa qualité de don que si rien n’est espéré en échange :
Est-ce qu’on paye la charité, la clémence, le pardon, la miséricorde ? Les payer, c’est les anéantir (…) Est-ce qu’on vend la pudeur ? La pudeur9 qui se vend, vous savez comment on l’appelle, c’est la prostitution (Proudhon, 1875, p. 358).
L’amour au sein du couple engagé pour la vie entière se transforme en dévouement, l’amour dans le concubinage se réduit à la jouissance qui devient comme une rémunération de l’accouplement, si bien que la différence avec la prostitution est peu probante.
154Proudhon propose une théorie non économique du mariage dans lequel l’amour tient pourtant une place secondaire. Le mariage associerait la beauté et la force. L’homme expression de la force est attiré par la beauté (…), la femme a une inclination pour la force, mais force et beauté ne peuvent se faire moyen d’échange sans se ternir et se dégrader mutuellement :
Il ne reste qu’un moyen : le dévouement de l’un envers l’autre : tel est donc en définitive, le pacte conjugal, de tous les pactes le plus sublime, à l’imitation duquel se feront plus tard les pactes de chevalerie (Proudhon, 1875, p. 359).
Bravoure, courtoisie, loyauté et protection des faibles, caractéristiques des valeurs de la chevalerie au Moyen Âge s’imposeraient à la partie masculine du couple. Le mariage ainsi fondé serait susceptible de susciter l’attitude humaine que les préceptes du christianisme ont toujours voulu imposer, car « les époux sont l’un pour l’autre des représentants de la divinité ; leur union fait leur religion : toute polygamie est un polythéisme, une idée contradictoire, une chose impossible » (Proudhon, 1875, p. 361). C’est par le mariage réalisant l’être humain complet que l’on peut obtenir une société « en prédominance de justice ».
I.4. La voie du progrès :
préserver l’antinomie de la famille et de la société
« La famille et la société sont deux réalités qui doivent fonctionner selon des règles non seulement distinctes mais radicalement opposées : [dans la première], la hiérarchie, l’inégalité, l’autorité d’un seul, le dévouement, le sacrifice », [dans la seconde], « la liberté, l’égalité dans les relations d’homme à homme, le contrat libre et réciproque, l’anéantissement de l’autorité » (Fourn, p. 272). Cette antinomie n’est respectée ni par les socialistes ni par les conservateurs.
Les socialistes qui réclament l’égalité entre les hommes et les femmes imaginent que la famille pourrait fonctionner sur le modèle de l’échange économique, tandis que les conservateurs pensent l’État sur le modèle de l’autorité patriarcale. Ce qui entraîne le despotisme de l’État dans les deux cas. Selon Proudhon, il faut admettre que « la famille est la forteresse de la liberté individuelle10 » si bien que la préservation de 155l’antinomie est la seule voie du progrès. Saint-Simon et saint-simoniens qui pensent la société comme une organisation économique ayant pour but le maximum de production sont conduits à ignorer le rôle de la famille, tout comme ils travestissent l’entité nationale. Pour eux, les artistes, les savants, les ingénieurs et les banquiers qui apportent leurs connaissances et leur esprit d’entreprise sont les porteurs du progrès de l’industrie humaine tandis que ceux qui gouvernent, héritiers et oisifs bénéficiaires du revenu d’aubaine du propriétaire sont sans utilité pour poursuivre cette voie. En conséquence, l’instauration de la propriété collective et l’abolition de l’héritage associées à la disparition de la famille leur apparaissent souhaitables. Il s’agit alors, selon les termes de Saint-Simon, de faire de « la France une grande manufacture et de la nation française un grand atelier ». L’État serait le « seul héritier » et deviendrait alors un organe de gestion chargé de l’administration des choses. La nationalisation des moyens de production transforme l’État en agent économique tandis que ses fonctions politiques sont raillées puisqu’elles perdent leur signification. Ils sont conduits à considérer la « souveraineté du peuple », « la liberté » et « l’égalité » « comme des concepts vides de sens, sortis du cerveau métaphysique des légistes qui ont fini leur œuvre en détruisant le régime féodal » ; pour eux, il s’agit de passer à une organisation sociale industrielle (Gide, p. 230). De ce point de vue, celui de l’efficacité économique, l’égalité se transforme en un objectif à atteindre ; ils veulent réaliser une égalité des chances, soit un point de départ identique pour chaque individu, femme ou homme, à partir duquel chacun recevra en fonction de ses capacités industrieuses. L’égalité des sexes équivaut, dans ces conditions, à la revendication d’un droit des femmes à concourir sur le terrain de la compétition économique.
Resituée dans ce contexte intellectuel et historique, l’infériorité de la femme sur laquelle Proudhon insiste a une autre connotation ; l’argument cherche plutôt à faire en sorte que l’esprit de compétition n’atteigne pas les femmes et que l’esprit de soumission à l’autorité de l’État cesse de caractériser le peuple français. Dépité par les suites des révolutions que ce soit celle de 1789 ou celle de 1848, il considère que « la nation est au-dessous de la révolution », qu’elle n’est « pas mûre pour la liberté » et que « le peuple français est un peuple femme » (Proudhon, 1875, p. 453).
La place prépondérante que Proudhon finit par donner au « pacte conjugal » doit être replacée, non seulement dans son contexte mais aussi 156dans la manière dont il analyse la réalité autant que dans sa conception de la voie du progrès. Ce n’est ni la propriété privée, ni la propriété collective qui peuvent ouvrir cette voie, mais cela ne signifie pas que Proudhon puisse être considéré comme un partisan du juste milieu. Édouard Berth, dans un article de 1912, s’oppose à ce genre d’interprétation. Il cible Bouglé, auteur de La sociologie de Proudhon, qui présente « un Proudhon oscillant sans cesse entre l’affirmation des droits de l’individu et l’affirmation des droits de la société, un Proudhon ballotté entre l’individualisme et le solidarisme, (…) un Proudhon qui serait ce que Marx avait dit un petit-bourgeois assis entre l’économisme et le socialisme et incapable par position même de choisir entre les deux » (Berth, p. 150). Berth soutient une autre perception en rappelant la place essentielle que l’antinomie, ou encore la contradiction, joue dans l’analyse de Proudhon :
Si l’on veut comprendre quoi que ce soit à Proudhon, c’est à cette sorte de loi des antinomies irréductibles à toute synthèse qu’il faut s’attacher comme à un point central d’où l’on domine, je ne dirai pas tout le système, mais toute l’œuvre : antinomie de la propriété et de l’État ; antinomie de l’autorité et de la liberté, antinomie de la guerre et de la paix ; antinomie de l’idéal et du droit ; antinomie de la femme et de l’homme ; antinomie du divin et de l’humain (…) et l’histoire est une sorte de duel dramatique entre ces deux classes de choses (Berth, p. 150).
Autrement dit, comme le résume Voyenne (2004) « chaque élément du réel a deux points d’appui et forme un couple dont les deux termes sont indissolublement liés l’un à l’autre ».
Berth relève une évolution de la pensée de Proudhon portant sur sa conception de la voie du progrès. Au début de sa carrière, il croit que l’antinomie a une solution, autrement dit que le duel se terminera par
la complète élimination de toutes les forces antagonistes : c’est pourquoi il lance des formules retentissantes : la propriété c’est le vol ; Dieu, c’est le mal ; le meilleur gouvernement c’est l’anarchie ; mais au fur et à mesure qu’il avance, il s’aperçoit que l’antinomie ne se résout pas et ne peut se résoudre, et il aboutit, non à faire une cote mal taillée entre les deux termes, mais à les opposer l’un à l’autre dans toute leur force : de cette opposition même résultera leur équilibre (Berth, p. 151).
Il faudrait donc non pas dépasser la contradiction pour aller vers un autre genre de société, mais plutôt donner à voir le dualisme des contraires 157et compter sur le poids et le contrepoids. Il ne s’agit ni de construire une nouvelle société, ni de chercher à atteindre une destination connue, mais plutôt d’analyser les rapports en présence, de diagnostiquer des déséquilibres et de peser dans l’autre sens pour tenir le cap du progrès de l’humanité. Prôner la famille, au sens où la conçoit Proudhon, la famille indéfectible, espace du dévouement et du devoir à l’égard des enfants, c’est tenter d’établir un contrepoids à l’envahissement des relations économiques au sein de la société. On peut ainsi concevoir qu’en exaltant les devoirs de la masculinité, Proudhon ait en tête de dégager un moyen de lutter contre une « effémination » du monde et tenter ainsi de rétablir un équilibre entre les deux pôles. Il attribue ainsi à ses écrits un rôle tout-à-fait particulier qui l’éloigne de la position de la science économique.
II. La pensée de proudhon
et la science économique
On trouve une confirmation de l’idée que Proudhon se fait du théoricien dans La Pornocratie, au moment où il répond aux Idées anti-proudhoniennes de Juliette La Messine derrière lesquelles il décèle l’influence des enseignements d’Enfantin. D’après la féministe, ce dernier, plus judicieux que Proudhon, soutiendrait « la synthèse », entendue comme l’introduction d’un troisième terme résolvant l’opposition d’une thèse et d’une antithèse. Ce à quoi Proudhon répond que cette
soi-disant synthèse [relèverait] d’une dialectique qui est une caricature de celle de Hegel, que l’antinomie ne se résout pas ; que les termes opposés ne font jamais que se balancer l’un contre l’autre ; que l’équilibre ne naît point entre eux de l’intervention d’un troisième terme, mais de leur action réciproque ; qu’aucune puissance ne saurait fixer la valeur ; que cette fixation est une convention des échanges (Proudhon, 1875, p. 398-399).
Cette critique s’adresse aussi bien aux économistes recherchant une théorie de la valeur, qu’aux socialistes, aux saint-simoniens, en particulier. Il poursuit sa charge contre eux en expliquant que le troisième terme introduit un « entremetteur » (Proudhon, 1875, p. 409), comme 158un banquier ou un État entre les deux entités mises en relation, ce qui pourrait se nommer, dit-il, « la philosophie de l’intermédiaire » (Proudhon, 1875, p. 401), lequel est « une troisième puissance qui détruit la liberté, l’égalité et l’autonomie » et prévoit, en plus, « un droit à payer pour cette perpétuelle entremise » (Proudhon, 1875, p. 404). L’attaque est encore une fois portée contre les dérives du saint-simonisme : « ces apôtres, qui devaient abolir le prolétariat et guérir la misère » et qui ont trouvé, à « la suite du 2 Décembre, l’occasion favorable » pour faire agréer leurs services comme « intermédiaires de crédit » et se « sont adjugés avant toute production effective d’énormes profits » (Proudhon, 1875, p. 403).
II.1. Quel rôle pour le théoricien ?
L’opposition de Proudhon à la « synthèse », à la « troisième puissance » ou à « l’intermédiaire » donne une indication précieuse de sa conception du rôle du théoricien. Il refuse d’adopter la position surplombante de celui qui regarde d’en haut le monde des humains et qui va leur expliquer qui ils sont, et ce qu’ils ont à faire pour qu’advienne un paradis sur terre. Il ne croit pas au Saint Esprit de la trinité catholique, il n’y a que le père et le fils, lequel ne peut pas avoir été conçu sans une femme. Il ne croit pas non plus à la Fraternité, le troisième terme de la devise de la République, au contraire de Pierre Leroux, « père de la triade » (Proudhon, 1875, p. 398) ; on ne peut compter que sur la liberté et l’égalité, principes qui ne seraient toutefois valables que pour les maris et les pères de famille. Et il ne faut pas se tromper, liberté et égalité représentent un idéal, « chose non réelle mais parfaitement intelligible » (Proudhon, 1875, p. 392), qui ne peut donc jamais être atteint mais qu’il est possible de se représenter en esprit.
Les socialistes qui en font un objectif se trompent. L’idéal n’est pas un but à réaliser, c’est un moyen. « Nous n’y atteignons pas, c’est chose certaine ; mais nous agissons d’après lui ». Le rôle du théoricien se limite à faire exister l’idéal en le nommant, en lui donnant de la consistance, il est comme un « littérateur » qui fait sentir, un artiste peintre qui donne à voir. Il n’invente rien qui n’existe déjà, il suggère, en particulier « un désir de justice » (Proudhon, 1865b). Il faut préciser que Proudhon, qui prend parti pour Courbet et contre le romantisme en peinture, considère que l’art, – peinture ou littérature – a « une destination sociale ». Il apprécie que Courbet, notamment son tableau représentant des hommes 159au travail, soit capable de « faire des chefs-d’œuvre avec l’humble vie quotidienne » (Proudhon, 1865b, p. 18). Les œuvres artistiques ayant en vue cette « destination sociale » « valent une parabole de l’Évangile, c’est de la morale en action ». Proudhon fait appel aux artistes « pour produire le nouvel idéal susceptible de combattre les idéaux mis en place par tous les ennemis de la révolution, et de la raison et de la justice » (Navet, p. 428). Autrement dit, le terrain de l’argumentation, de l’explication, de la démonstration n’est pas suffisant pour emporter une adhésion et contrer la force des croyances. « La lutte la plus fondamentale est une lutte d’esprits : l’esprit de la justice contre l’esprit de la religion » (Navet, p. 311). Dans ce cas, la tâche de préservation de l’antinomie s’approchera de celle d’un artiste.
En tout état de cause, le théoricien n’est ni un guide, ni un spécialiste de la résolution des problèmes. Le dépassement de la contradiction entre l’intérêt individuel et l’intérêt collectif ne relève pas de sa compétence. Il ne peut pas être imposé de façon autoritaire, il ne peut être obtenu que parce que chacun accepte son rôle et assume ses responsabilités. Et la force de contrainte de l’État est tout à fait inutile. Le progrès ne s’obtient pas en imposant des règles de conduite, il ne s’obtient pas plus avec des leçons de morale que celles-ci soient prêchées par la religion ou déduites d’une analyse de théoriciens croyant avoir découvert la clé de la société idéale.
S’il a un temps espéré construire une science sociale dépassant le champ de l’économie politique uniquement préoccupée de l’efficacité productive d’une société, Proudhon a pris des distances non seulement à l’égard des économistes incapables de penser la justice mais aussi à l’égard de cette activité de théorisation qui fait peu de cas de l’expérience concrète des gens du peuple et de leur capacité à prendre leur sort en main. Ranimer une flamme, raviver un idéal, exalter la passion de la justice que chacun a en soi, donner corps et raison à des espérances de liberté, voilà aussi la tâche de ceux qui prennent la parole pour que la révolution économique parvienne à s’accomplir : « Travaillons pour l’avenir. Décrivons la révolution ; elle arrivera quand elle pourra. Encore faut-il qu’on la connaisse, si on veut qu’elle vienne » (Menuelle, p. 204).
Proudhon refuse donc la position de scientifique découvreur d’une vérité qui pourrait constituer la base d’une organisation sociale idéale. Il n’a rien à prescrire, il donne à voir. Ce faisant, ses écrits se situent 160beaucoup plus dans le domaine de l’art auquel il attribue une fonction importante, celle de rendre manifeste, au sens de présent à l’esprit, ce que la science et sa logique imparable ne peuvent accomplir. Il a conscience du poids de la parole et des écrits dans la transformation du monde, conscience que l’importance des mots : justice, égalité, liberté ne tient pas à un savoir, mais à la puissance qu’ils génèrent quand tout un chacun se reconnaît en eux. Dans ce cas, la parole est en soi une action, du moins lorsqu’elle active l’idée de justice qui est quelque chose comme une faculté humaine de dépasser un égoïsme naturel et qui surgit en considérant l’autre comme un autre soi-même.
L’objectif de Proudhon n’est pas de produire une théorie explicative du monde. Il s’agit de montrer qu’il est possible d’éliminer la misère et les inégalités créées par un capitalisme de collusion entre les banques, les grandes entreprises et l’État. Il n’y a pas de solution toute faite comme en proposent les socialistes ou les communistes. Il faut compter sur les initiatives privées des classes ouvrières pour développer une autre économie à base d’associations de travailleurs, d’autogestion des entreprises et de contrats effectifs passés entre des producteurs et des consommateurs, le tout pouvant être favorisé, comme le fera Proudhon, par la création d’une Banque du peuple. Cette solution décentralisée suppose des acteurs responsables et motivés ayant confiance en eux-mêmes et soucieux de l’état du monde futur dans lequel leurs enfants vivront.
Dans le contexte d’un capitalisme urbain en plein essor qui vide les campagnes et déstructure la vie quotidienne, la famille apparaît comme un droit à la dignité des classes ouvrières et le couple indéfectible comme l’organe susceptible de « produire de la justice », c’est-à-dire des êtres capables d’adopter une vue impartiale en se mettant à la place de l’autre et de négocier des prix justes dans le domaine économique. Le couple est le véritable acteur de la révolution économique à petits pas envisagée par le penseur de l’anarchie. Et ce couple, « organe de la justice », n’est pas celui de la famille bourgeoise, pas plus qu’il n’est celui de la religion catholique. Le mariage chrétien réunit deux âmes en un seul corps, alors qu’il s’agit, selon les vues de Proudhon, de réunir deux corps pour forger une seule âme (Fourn, p. 270), véritable conscience apte à agir dans le sens d’un intérêt général. On ne peut pas exactement le qualifier de penseur réactionnaire du mariage, du moins ce n’est pas comme cela qu’il se considère et d’ailleurs la façon dont son ouvrage de 1858 a été 161reçu prouve le contraire. Outrage à la religion et à la morale publique, attaque aux droits de la famille constituent trois des sept délits qui sont imputés à La justice et qui lui vaudront une condamnation de 3 ans de prison et 4000 francs d’amende, tandis que l’éditeur Garnier sera lui-même condamné en appel. Proudhon accusé, entre autres, d’être un adversaire du mariage chrétien et un démolisseur du mariage bourgeois devra s’exiler en Belgique (Fourn, p. 274-275).
II.2. Ce que la science économique évacue de son champ
Dans la perspective de Proudhon, le théoricien a une double tâche. L’une, plus proche de la science économique, consiste à montrer qu’il est possible de se passer du capital, d’abolir ses privilèges sans porter atteinte à la productivité de la société qui tient à la force collective qui se dégage de l’association des travailleurs, mais l’autre s’en écarte, car il s’agit d’éveiller des espérances, de convaincre les classes ouvrières de prendre l’initiative, ce qui relève moins de la science que de l’art de persuader en faisant appel à des ressorts qui se trouvent dans la capacité humaine à dépasser son intérêt personnel. De plus, pour emporter la conviction, et peut-être s’agit-il d’une troisième tâche, le théoricien doit être en mesure non pas de supprimer, mais de remplacer les croyances que la religion a imposées. Comme la science « ne saurait légitimement rien dire sur l’existence ou l’inexistence de Dieu » (Navet, p. 479) sans se nier elle-même, il faut admettre que le contenu des croyances ne peut être combattu sur le terrain scientifique. Le théoricien « littérateur » est alors sollicité. Ainsi, Proudhon propose une version du récit biblique de la Genèse qui diffère de celle enseignée par l’Église catholique accusant Ève d’avoir détourné Adam du droit chemin. S’adressant aux femmes, et aux féministes en particulier, il explique : « relativement à vous, nous sommes des êtres déchus ; et pour tout dire d’un mot, que la femme, bien loin qu’elle ait causé par sa curiosité indiscrète la perte du genre humain, comme le rapporte méchamment et calomnieusement la Genèse, a été donnée à l’homme comme sa rédemptrice et son ange gardien » (Proudhon, 1875, p. 338). L’accusation porte sur les hommes qui cèdent à la tentation et abusent des femmes en les entraînant dans la débauche, ceux qui réclament l’égalité des sexes pour satisfaire leur propre plaisir sans souci des conséquences. Dans un même élan de littérateur, il exalte les tâches ménagères au sein d’un logement en leur 162donnant une dimension artistique, comme s’il s’agissait d’une œuvre à accomplir : « il faut bien du talent à une femme pour faire de son appartement un tableau et un paysage11 ».
Proudhon a été beaucoup raillé par les économistes qui ne voient chez lui qu’ambiguïtés et contradictions. Walras pointe un défaut de méthode et condamne une démarche empirique qui, selon lui, ne pouvait qu’engendrer des élucubrations. Du point de vue du penseur de Lausanne, il faudrait séparer les questions. La science économique authentique, « l’Économie pure », concernerait uniquement le rapport des choses entre elles. Elle se présente alors comme une explication de la détermination de leurs prix relatifs à l’équilibre de l’offre et de la demande. La question de la relation des personnes entre elles et la question du rapport des personnes aux choses renverraient chacune à un autre domaine de réflexion, nommé respectivement « Économie sociale » pour la première et « Économie appliquée » pour la seconde. Walras considère, qu’avec cette décomposition en trois domaines d’études, il met ainsi de l’ordre dans une pensée embrouillée. Le manque de scientificité est aussi une accusation que Marx oppose au socialisme proudhonien qui, fondé sur le mutuellisme des échanges, lui semble tout-à-fait utopique. Or, si l’on intègre l’objection que Hannah Arendt oppose à la science économique, il vient que c’est plutôt à Proudhon qu’il faudrait donner l’avantage. La théoricienne de la politique constate que la science économique qui émerge à partir du xviiie siècle se construit comme un champ autonome de pensée, précisément parce que cette science raisonne comme si une société était d’abord un tout économique dont l’existence était un fait d’évidence, ce qui réduit la politique et la morale à des fonctions de l’économie et élimine toute réflexion sérieuse sur les sources de la cohésion sociale et de la paix civile.
Les décisions collectives, les actes de volonté, les engagements verbaux dans la relation à l’autre, confiance, promesse et consentement, besoin d’être en accord avec soi-même, espérances et croyances deviennent des éléments invisibles et négligés de la constitution de la vie ensemble puisque celle-ci est posée comme le fait premier préexistant sur lequel il serait incongru de s’interroger. Partant de là, la tâche du théoricien se résume à la découverte des lois de fonctionnement et d’évolution de 163ce tout social qu’il adopte sans examen comme un objet d’étude alors que, si l’on écoute Arendt, il ne s’agit que d’une invention conceptuelle ayant pour conséquence logique de priver d’emblée les humains de toute réelle capacité d’initiative en matière de constitution et d’invention d’une collectivité dont les fondements ne seraient pas économiques. Si les humains sont considérés comme des êtres soumis aux nécessités de fonctionnement de ce tout économique, leurs agissements s’analysent comme des réactions à des stimuli divers et ne sont jamais conçus comme des actions aux motifs inexplicables susceptibles d’être à l’origine de la fondation de quelque chose d’inattendu. Comment alors évoquer la responsabilité des individus ? Que devient la liberté « si l’homme n’est pas auteur mais simple instrument de l’histoire » (Tobgui, p. 256). Confronté à ces questions, Proudhon se sépare de la problématique économique qu’il a pu un temps adopter et prend une autre direction. Dès son ouvrage de 1858, il inverse « le rapport entre l’objectif et le subjectif (…) “morale”, “justice” et “droit” ont leur fondement dans la conscience et la société devient un produit de l’homme. L’accent peut désormais être mis sur la liberté et la responsabilité humaine dans le cours de l’histoire » (Tobgui, p. 256). Mais évidemment accepter ce renversement revient à introduire les problèmes que la science économique a précisément évacués en adoptant son concept économique de société, problèmes auxquels Proudhon s’emploie, en revanche, à trouver des solutions.
Le mariage indéfectible qu’il présente comme l’organe de la justice, est la solution que le philosophe bisontin imagine pour assurer l’attitude morale nécessaire à ces échanges économiques mutuellistes laissant toute place à la liberté qu’il souhaite voir s’installer. On peut bien considérer que cette solution est utopique, au sens de non scientifique, ou qu’elle est impraticable parce que trop exigeante pour les femmes et les hommes, et de toute façon liberticide du point de vue de la vie privée, mais le rejet de cette solution ne peut pas faire oublier que Proudhon soulève un problème authentique, – bien qu’inexistant et informulable pour la science économique qui croit aux vertus de la concurrence et des rapports de force –, qui est celui de la conciliation entre la liberté et la moralité qui exclut tout autoritarisme. Par construction, la science économique ne peut pas voir que l’effondrement de la moralité puisse être un problème qui va de pair avec l’essor du capitalisme, au sens de 164la domination du pouvoir du capital sur l’organisation de l’économie. Ce que la science économique gagne en cohérence en se fixant un objet d’analyse, elle le perd en capacité de compréhension de la nature des changements en cours.
II.3. Un point à l’avantage de proudhon
Proudhon a en partie raison sur un autre point. Certes, certaines des déductions de ses observations de la vie quotidienne sont pour le moins contestables, c’est évidemment le cas lorsqu’il suppose une infériorité des femmes, mais pour autant le rejet tout-à-fait légitime et bienvenu de ce sexisme ne doit pourtant pas faire oublier qu’il exprime de façon absurde et radicale une parcelle de vérité non pas sur les sexes mais sur la nature « inférieure » d’une partie des activités humaines. Proudhon a tout-à-fait conscience, – ce qui n’est pas le cas de la plupart des économistes –, du caractère indispensable, perpétuel et irremplaçable des activités ingrates accomplies au sein d’un ménage.
Lorsqu’en 1849, alors qu’il a 40 ans, il épouse Euphrasie Piégard qui en a 27, il avoue franchement : « je prends une femme pour remplacer ma mère, pour me chauffer les pieds, me frictionner le dos, me faire à souper, me donner des enfants, si c’est possible » (Fourn, p. 267). Il découvre un bonheur qu’il n’attendait pas et, en 1851, il écrit « jamais je ne suis senti plus maître de moi depuis que j’ai complété de la sorte mon existence » (Fourn, p. 268). Il reconnaît que la prise en charge des questions d’intendance est tout à fait bénéfique à son œuvre, c’est pourquoi, l’esprit satisfait, il en déduit inconsidérément que la division des rôles est une excellente chose programmée par la nature. Il introduit ainsi une distinction qualitative qui traverse ses écrits entre ce qu’il faudrait nommer un « travail-labeur », genre d’activité qui est, du moins pour lui, le lot privilégié des femmes et un « travail noble », « le vrai travail, celui qui produit la richesse et qui donne la science » (Lecerf, p. 522).
Arendt soutient le même genre d’opposition dans Condition de l’homme moderne, ouvrage publié en 1958, soit un siècle après la publication de La Justice du philosophe bisontin, mais sans lui donner un caractère sexué. Elle réserve le terme « travail » à toutes les activités d’entretien de la vie qui satisfont les besoins de consommation des individus et qui, de ce fait, ne laissent rien derrière elles et sont perpétuellement à recommencer, tandis qu’il faudrait parler « d’œuvre » pour désigner les 165activités ayant en vue de construire, meubler et agrémenter le monde des mortels, qu’il s’agisse d’art ou de fabrication d’objets utiles. Par suite, elle définit deux types abstraits d’individu : l’animal laborans dont l’activité est intégralement consacrée à l’entretien de sa vie et l’homo faber qui a la possibilité de créer des objets destinés à lui survivre et qui pourront être utilisés par les générations qui vont suivre. Le rapport au monde est extrêmement différent pour chacun d’eux. Alors que l’homo faber reste en relation avec les autres par l’intermédiaire des objets qu’il fabrique, l’animal laborans est enfermé dans le privé de son corps et ne voit le monde que du point de vue des sensations que lui procurent les objets qu’il consomme. Faute d’un monde commun, l’animal laborans est « esseulé » et perd toute capacité de jugement de ce qui lui arrive. Avec ces catégories de pensée, Arendt propose une critique du capitalisme assez différente de celle Marx, mais qui était, en quelque sorte, déjà présente chez Proudhon.
II.4. Une critique arendtienne du capitalisme
Arendt remarque que l’auteur du Capital condamne un système d’exploitation des travailleurs dû à la propriété privée des moyens de production, mais admire tout de même l’extraordinaire productivité de cette organisation qui, en permettant de fabriquer des machines, créerait les conditions de l’avènement d’une société où les humains seront « libérés » du travail. Elle souligne la tension de cette analyse qui, d’un côté, fait du travail la plus haute des activités humaines, la seule qui soit à l’origine de la création de valeur, lorsqu’il s’agit de soutenir l’importance de la classe ouvrière contre les capitalistes, et qui pourtant considère que l’élimination de cette activité puisse être vue comme un bienfait et un idéal à atteindre.
Or, selon Arendt, la libération des chaînes du capital ne peut pas signifier une élimination des tâches d’entretien de la vie. Sous le capitalisme, comme dans une société socialiste il reste toujours des tâches ingrates dont on ne peut se débarrasser qu’en ayant des domestiques, de telle sorte qu’il faut bien convenir que, même dans une société sans propriété privée, « la liberté » ne sera pas la même pour tout le monde. Arendt considère que Marx a le tort d’assimiler le travail à l’œuvre et que cette confusion ne lui permet pas de saisir la véritable nature du travail, 166activité sans fin toujours à reprendre et qu’aucun robot, malgré tous les espoirs mis dans la technologie, ne pourra complétement remplacer.
Ce genre de reproche ne peut pas, en revanche, être adressé à Proudhon. De fait, à l’instar des philosophes de la Grèce antique, il considère qu’il y a des activités tout-à-fait indispensables mais sans grand intérêt si bien qu’il est nécessaire d’avoir des gens à son service pour les accomplir, ce qui dans l’Antiquité sera la destinée de ceux qui vaincus au combat seront réduits à l’esclavage. Arendt rappelle que l’institution de l’esclavage était à l’origine fondée sur la conscience « de la nature servile de toutes les occupations qui pourvoyaient aux besoins de la vie » (Arendt, p. 95-96) si bien, qu’en ses débuts, cette institution est à voir comme une tentative d’éliminer les corvées de la condition humaine et non comme un moyen de se procurer de la main d’œuvre à bon marché ou comme un instrument d’exploitation en vue de dégager un profit. Elle estime que Marx n’a pas saisi cette nature originelle de l’esclavage, de même qu’il a cru, avec beaucoup d’autres, que la technologie pouvait être un moyen de se libérer de toutes ses corvées. En adoptant la notion économique de société et les confusions qu’elle véhicule entre famille, entreprise et nation, Marx est conduit à saisir le capitalisme comme un système social de production aux résultats bénéfiques, mais dont la méthode d’exploitation de la capacité de création des humains serait tout-à-fait inique, injuste et inacceptable.
Arendt oriente la critique du capitalisme autrement. Elle ne le voit pas comme un système de production, mais, de façon beaucoup plus négative comme un processus d’appropriation de la Terre et du monde dû à une logique d’expansion du capital que rien n’arrête et qui, au bout d’un certain temps, se traduit nécessairement, quand tout est approprié et pour que cela continue, par un mouvement d’expropriation des personnes et de destruction de ce qui vient d’être bâti. Si pendant un temps, l’homo faber a pu être représentatif du personnage mis en scène par le capitalisme, l’animal laborans, être « esseulé », perdu déboussolé faute d’être en communication avec les autres sur des sujets qui nous concernent tous risque de devenir le portrait des êtres de demain. Ce qui est un sujet d’inquiétude dans la mesure où ce type d’être, que tout un chacun peut devenir, n’est plus en situation d’estimer ce qui est normal et ce qui n’est l’est pas, prêt à suivre toute idée qui le séduit et à changer du jour au lendemain. Pour le dire rapidement, le règne du 167capitalisme, au sens d’une absence d’intervention susceptible d’arrêter la logique d’expansion du capital, détruit les conditions qui permettent de faire surgir une attitude morale. Il faut convenir que Proudhon avait déjà formulé le même genre de critique à l’égard du capitalisme.
CONCLUSION
Contre Proudhon, Marx a choisi la voie de la science économique. Il a adopté sans examen son concept de société qui est une collectivité hybride, un tout économique qui tiendrait à la fois de la famille et de l’entreprise, ou encore de l’entreprise et de la nation. Il se place sur ce terrain en cherchant, à la suite de Smith, un principe explicatif de l’évolution historique de cet ensemble théorique et, à la suite de Ricardo, à découvrir l’étalon de la valeur des choses. La démarche contient l’abandon des distinctions claires entre la sphère de la vie privée et la sphère de la vie collective, de même qu’elle introduit un élément de comparabilité entre elles.
Le travail abstrait, mesure de la valeur des choses, implique que là où il n’y a pas de valeur marchande, il n’y ait pas véritablement travail, si bien que les activités au sein de la famille pourrait être considérées comme des occupations libres, tandis que la réalité du travail créateur de valeur se trouverait dans le salariat, travail forcé pour le compte du capital. Le défaut du capitalisme tient alors au fait que l’ouvrier salarié est dépossédé d’une partie de la valeur qu’il crée tandis que le communisme qui élimine ce défaut s’apparente à une vaste famille libérale où chacun vaquerait à ses occupations selon ses besoins. Avec les catégories d’Arendt et la critique qu’elle oppose à Marx, il apparaît que la résistance de Proudhon à la science économique repose sur une réflexion sérieuse qui mérite mieux que d’être brocardée comme le fait Marx dans son Misère de la philosophie.
Proudhon n’a pas pour objectif de produire une théorie de la valeur alternative à celle des Classiques anglais, il théorise ce qu’il vit ; ce qui ne donne pas toujours le meilleur, mais garantit un ancrage sur le réel. Il ne perd pas de vue que le travail, « implique effort, peine et une dépense 168d’énergie pouvant aller jusqu’à l’épuisement de la vie » (Lecerf, p. 516), mais il conçoit aussi que le travail puisse être une force de dépassement de la nécessité donnant une conscience de soi, s’il se déploie sur le principe de la mutualité des échanges fixés par des contrats. En revanche, le travail salarié sous la coupe du capital, correspond à « une aggravation du travail », soit à une amplification de sa pénibilité et à une perte de la possibilité de dépassement de la nécessité. Condamné au « travail labeur », le salarié est réduit à la situation d’un domestique, cessant ainsi, pour reprendre les catégories d’Arendt, d’être un homo faber pour devenir un animal laborans. Contre cette déchéance salariale, Proudhon compte sur les qualités de l’homo faber, surgies de la coopération dans la production et dans l’action, pour réaliser une révolution économique et sociale par la propagation du mutuellisme et des associations de travailleurs. Mais n’a-t-il pas sous-estimé la nature du capitalisme ? Sur ce point, il faudrait sans doute donner raison à Marx quand il saisit le capitalisme comme un mouvement d’accumulation continu conduisant à l’appropriation du monde par un petit nombre et à l’expropriation progressive d’une population de plus en plus nombreuse, de telle sorte que le personnage de l’homo faber sur lequel Proudhon comptait pour faire la « révolution sociale » ne pouvait manquer de disparaître. Reste, à l’avantage du penseur français, qu’il a bien saisi le problème que poserait la généralisation de cet être esseulé qui, faisant des sensations ressenties par son corps le critère de ses jugements, ne peut être qu’indifférent au sort du monde tant il se sent impuissant à en changer le cours. Et ce n’est pas parce que la solution du couple proposée par Proudhon est inacceptable et à vrai dire inapplicable que le problème n’existe pas.
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1 Terme signalé par Georges Navet que je remercie vivement d’avoir accepté d’être discutant de ma communication sur Proudhon lors de la journée Famille et genre dans la pensée économique, Université de Reims, 12 janvier 2018.
2 Je remercie les rapporteurs anonymes pour leur lecture exigeante. J’ai tenu compte de l’ensemble des remarques qui correspondaient au champ de l’article tel qu’il vient d’être précisé dans cette introduction.
3 Juliette Adam ou Juliette Le Messine, ou Juliette Lambert, voir l’article d’Isabelle Krier : « Le féminisme de Juliette Adam et ses idées anti-proudhoniennes ».
4 Des passages choisis particulièrement significatifs figurent au chapitre « Proudhon » dans Collin & al., 2000.
5 La proclamation de la Seconde République est suivie de l’institution (le 5 mars) de l’élection du président au suffrage universel qui n’est toutefois que masculin. « De fait, la IIe République laissera les femmes en dehors de la scène politique, sans même qu’il paraisse nécessaire de justifier ce choix » (Chambost, p. 505). La position de Proudhon contre le droit de vote des femmes n’est pas une exception, en revanche, il se distingue par son manque d’enthousiasme pour la généralisation du droit de vote aux hommes. Il est d’emblée très réservé à l’égard du suffrage universel duquel il se méfie. « Il redoute que la révolution politique n’évince la révolution sociale » (ibid., p. 507).
6 Proudhon prend soin de ne pas les nommer et les désigne par Mmes J. L. et Jenny d’H.
7 Proudhon, article du Représentant du Peuple, en date du 11 août 1848, cité en note par Jules L. Puech, p. 448.
8 La position de Proudhon à l’égard de Malthus s’expliquerait, selon Yves Charbit, par le fait que la métaphysique soit au cœur de sa pensée (« le travail continue l’œuvre de Dieu »). Et d’après lui : « c’est dans cette perspective qu’il faut replacer ses considérations morales étriquées sur la sexualité, la femme et la famille » (Charbit, p. 30). Ce n’est pas cette interprétation qui est ici soutenue. Proudhon n’est pas un déiste comme le pense cet auteur. En revanche, Proudhon comprend que la religion remplit un vide qui ne peut pas être comblé par la science ; celle-ci ne peut être remplacée que par d’autres espérances (voir les points V et VI développés ci-dessous).
9 « L’essence de la pudeur est la négation de l’amour pour l’amour », Notes et pensées, (Proudhon, 1875, p. 456).
10 De la capacité politique des classes ouvrières (1865), cité par F. Fourn, p. 273.
11 Correspondance de Proudhon, lettre à M. E. Ballade (1856), citée par J. L. Puech, Proudhon, 1875, p. 307.
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-09425-8
- EAN : 9782406094258
- ISSN : 2495-8670
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09425-8.p.0141
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 27/06/2019
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Pierre-Joseph Proudhon, famille et économie, science économique et réalité