Comte, Mill and the Women’s Issue An Opposition to be Reassessed
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d’histoire de la pensée économique
2019 – 1, n° 7. varia - Authors: Disselkamp (Annette), Pouchain (Delphine)
- Pages: 113 to 139
- Journal: Journal of the History of Economic Thought
Comte, Mill et la question des femmes
Une opposition à réévaluer
Annette Disselkamp
Université de Lille
CLERSE CNRS (UMR 8019)
Delphine Pouchain
Sciences po Lille
CLERSE CNRS (UMR 8019)
If there were one level of feminine incompetence as strict as the ability to count three and no more, the social lot of women might be treated with scientific certitude.
George Eliot, Middlemarch.
Introduction1
Concernant la question des femmes, les différends qui opposent le philosophe et économiste anglais John Stuart Mill avec pour certains 114textes sa femme Harriet Taylor Mill2, au philosophe et sociologue français Auguste Comte sont notoires en histoire de la pensée. En effet, tandis que Mill et Taylor luttent en faveur de la libération des femmes et plus particulièrement de leur indépendance économique, Comte au contraire se montre résolument hostile à cette espèce d’égalité : pour lui, une femme, quel que soit son statut, ne doit pas exercer d’emploi à l’extérieur du domicile.
Au-delà de cette divergence de vue, les auteurs se rejoignent paradoxalement sur un élément central et trop souvent occulté. En effet, Mill semble a priori proche de la position de Comte lorsqu’il défend l’idée selon laquelle les femmes mariées devraient ne pas travailler et rester à la maison. Pour Mill comme pour Comte, l’organisation de la vie familiale exige la présence d’une personne dont la fonction principale consiste en une vigilance continue, et ce rôle requiert des capacités intellectuelles spécifiques. Or ces qualités se retrouveraient principalement chez les femmes, ce qu’il convient concernant ces auteurs d’expliquer.
C’est cette apparente et surprenante proximité qu’il s’agira d’abord d’éclairer ici. Elle résulte comme nous le montrerons d’une argumentation très différente chez les deux penseurs. Au-delà d’une pétition de principe chez Comte, et d’arguments plus opportunistes chez Mill, la rencontre de leurs points de vue concernant les épouses renvoie plus fondamentalement à un débat qui les a divisés relatif au caractère « inné » ou « acquis » des attributs sexués. Pour l’un comme pour l’autre, la gestion du foyer nécessite a priori le même type de qualités : une forme de souplesse, de « flexibilité de l’esprit », la capacité de faire plusieurs choses en même temps, le tout en restant toujours attentif aux besoins d’autrui. Ces caractéristiques se retrouveraient davantage chez les femmes que les hommes, mais pour des raisons plutôt biologiques chez Comte alors que Mill fait appel à l’environnement et l’éducation (ou plutôt le manque d’éducation) des femmes.
La question du travail des femmes, et de leur plus ou moins grande aptitude aux tâches domestiques, est donc inséparable de la question de l’origine des différences entre les « tempéraments » masculins et féminins. Chez les deux auteurs, une série de traits propres prédispose finalement 115les femmes à la gestion du foyer, tâche dont elles s’acquitteraient mieux que les hommes. A contrario, le « tempérament » masculin entre en résonance avec les caractéristiques de l’homo œconomicus, en ce que les hommes seraient plus à même de se focaliser sur une seule tâche et un seul objectif, objectif généralement uniquement matériel et motivé en outre par des penchants d’ordre égoïste. Dès lors, dans une perspective comtienne, les caractéristiques supposément féminines se révèlent être également « anti-économiques » en un certain sens. Si les femmes ne doivent pas travailler, elles seraient aussi par là même en mesure de protéger la société d’une extension excessive du monde du travail et de la sphère de l’économie. Exclure les femmes du monde du travail, ce serait les protéger de ce monde, et garantir que tous les Hommes ne se transformeront pas en homo œconomicus. Les positions de Comte contre le travail des femmes nous semblent finalement faire signe en direction d’une certaine critique de l’économie politique de son temps.
Dans une première partie, nous rappellerons brièvement dans les grandes lignes les points de vue défendus respectivement par Comte puis par Mill et Taylor Mill à propos de la situation des femmes. Ensuite, nous nous intéresserons plus spécifiquement à la question du travail des femmes mariées chez les seconds. Nous essayerons, dans un troisième temps, d’éclairer leurs considérations à la lumière de la polémique qui a opposé Comte et Mill relativement au caractère « inné » ou « acquis » des attributs sexués. Finalement, nous voudrions suggérer que les réflexions de Comte, plus conservatrices à propos du statut des femmes, recèlent pourtant un potentiel critique vis-à-vis de l’organisation de la société, qui mériterait d’être davantage discuté. Cette dernière partie propose des pistes pour ouvrir le débat sur la question des fondements épistémologiques des sciences économique et sociologique.
116I. Comte, Mill et Taylor Mill
à propos du statut des femmes
I.1. Comte et les femmes : des déesses cantonnées au foyer
Depuis sa rencontre avec Clotilde de Vaux et la disparition prématurée de cette dernière, Comte attribue à la figure de « la » femme une place centrale dans son œuvre, l’érigeant en déesse et en symbole de l’humanité – d’une humanité éthérée tout habitée par l’amour, l’altruisme, la solidarité universelles. Cependant, le fondateur du positivisme n’en persiste pas moins à minorer la place des femmes dans l’ordre réellement existant : pour Comte, les femmes ont beau être toutes ensemble déesses, il n’empêche qu’elles sont appelées à se soumettre au gouvernement des hommes au niveau de l’organisation effective de la société, comme il l’explique le depuis le Cours (1830-1842 ; surtout la 50e leçon, 1970a, iv, p. 493-495) jusqu’au Catéchisme (1852), en passant par le Discours sur l’ensemble du positivisme3 (1848 ; surtout la ive partie, 1998, p. 235-300) et le Système de politique positive (1851-1854 ; 1970b, t. viii, p. 203-215), sans oublier la correspondance avec Mill (1841-1847 ; Mill et Comte, 2007). Sous prétexte que « leur supériorité directe quant au but réel de toute l’existence humaine se combine avec une infériorité non moins certaine quant aux divers moyens de l’atteindre » (1998, p. 241), aucune fonction ne leur est confiée ni dans la sphère publique ni dans la sphère économique, leurs seuls rôles concrets se réduisant à ceux d’épouse et de mère de famille, de compagne et d’auxiliaire (1970b, t. viii, p. 204). Et même en admettant que leur vocation de prêtresse n’a guère de sens si elle ne s’exécute pas à l’extérieur, force est d’observer que Comte, dans sa crainte de les « dénaturer » (1970b, t. viii, p. 313), ne se montre point empressé d’indiquer quels pourraient être les contours concrets d’un tel office, puisqu’il souligne au contraire que, tout en devant exercer une « influence publique », les femmes ne « sortiront » pas « de la famille » (1998, p. 257 et p. 260). À la souveraineté sublime des femmes, aux accents « utopiques » (Gane, 2016), correspond ainsi, au moment où l’on prend pied dans le « domaine terrestre », une situation moins exposée 117qui s’avère finalement peu distincte du statu quo, d’autant que même dans le cadre domestique les femmes ne « commandent » pas (1998, p. 274). Tout au plus pourront-elles présider « d’heureuses réunions volontaires », mais qui se tiendront bien entendu à la maison sous la forme de « salons » (1998, p. 261).
Comte est-il un « auguste phallocrate », pour reprendre l’expression de Petit et Bensaude (1976) ? Le tableau est complexe. L’argument principal présenté par Comte en faveur de la structure patriarcale s’ancre dans le constat de la nécessité à laquelle se trouve confronté le genre humain, celle de devoir satisfaire ses besoins, comme il l’explique au chapitre 2 du deuxième volume du Système (1970b, t. viii, p. 138-176). Pour répondre aux « exigences de notre situation » (1998, p. 241), d’ordre économique, rien n’est plus cohérent selon l’auteur que de distribuer les corvées en considérant les attributs propres des différents membres de la société, partant de la dissemblance des sexes. Et dans une telle perspective, les hommes, plus vigoureux physiquement, et surtout plus intelligents et inventifs, se verront confier le devoir de vaquer à toutes les besognes publiques, car « l’homme doit nourrir la femme » (1998, p. 277). Les femmes pour leur part, privées de ce genre de moyens, possèdent cependant, en dépit de leur « infériorité native » (Mill et Comte, 2007, p. 247), d’autres dons, à savoir la capacité d’aimer, et c’est pourquoi elles s’occuperont plutôt du foyer : « la noble destination sociale [des femmes] est surtout caractérisée par leur auguste vocation domestique » (1998, p. 262). Or les sentiments et l’affectivité, vus comme attributs typiquement féminins – idée qui en elle-même n’est pas propre à Comte, puisque l’auteur la partage, entre autres, avec un grand nombre de ses contemporains socialistes (Le Bras-Chopard, 2003 ; voir aussi Molinier, 2010, p. 32, et Riot-Sarcey, 2005) – sont essentiels à la vie sociale selon Comte puisqu’ils en constituent à la fois l’âme et le ressort : le terme d’altruisme, forgé par lui, désignera ce programme consistant à « vivre pour autrui », « résumé tout naturel de toute la morale positive » (1970b, t. vii, p. 700-701). Ce motif s’imposera de plus en plus fortement pendant la « seconde carrière » de Comte, du Discours au Système puis au Catéchisme (Petit, 2007, p. 461-464). Le philosophe ira en effet jusqu’à accorder au cœur – féminin – une véritable « prépondérance » sur l’intelligence – masculine –, en tant que « moteur suprême » et « base réelle de l’unité humaine » (1998, p. 235).
118Il n’en reste pas moins qu’en corollaire, le monde du travail sera hermétiquement fermé aux femmes et doit le demeurer, Comte ne cessera de le réaffirmer encore et encore au cours de sa correspondance avec Mill, où il explique que les femmes seront exclues, non seulement du travail, mais également de la propriété privée et de l’héritage (Mill et Comte, 2007, p. 268) : à l’abri de l’égoïsme industriel, les femmes resteront à la maison et c’est précisément cette situation qui leur permet de s’« affranchir » (1971, p. 176). C’est ainsi qu’une espèce de féminisation progressive du discours comtien va de pair avec l’enfermement des femmes dans la sphère domestique : une ambivalence structurelle qui fait des femmes un « groupe relais » (Leterre, 2003)4.
I.2. Mill et Taylor Mill : des revendications égalitaristes
À l’opposé du philosophe et sociologue français, Mill préconise avec véhémence l’introduction de réformes égalitaires, dans les domaines à la fois légal et économique, à tel point qu’il « est généralement considéré comme l’un des premiers féministes en Angleterre » (Beaurain & Sigot, 2009, p. 1344). En collaboration avec celle qui deviendra son épouse, Taylor Mill, il systématise ses idées dans un ouvrage qui ne sera publié qu’en 1869 (après la mort de la seconde), L’assujettissement des femmes5, essai aussi « radical » et « révolutionnaire » aujourd’hui qu’au moment de sa parution (Audard, 2008 ; voir aussi Mendus, 2000). À cet endroit, il est nécessaire d’ajouter une précision relativement à la question de la contribution réelle de l’une et de l’autre auteur·e·s, question qui demeure sujette à débat (Hayek, 1951 ; Rossi, 1970 ; Jacobs, 1994)6. Certaines interprètes, comme Pujol (1992), affirment que les deux doivent être considéré·e·s comme étant 119véritablement co-auteur·e·s, en rappelant notamment que les réflexions développées dans L’assujettissement sont proches d’une série d’arguments que Taylor Mill avait déjà énoncés dans son écrit L’Affranchissement des femmes7, paru en 1851 dans la Westminster Review – et signé par Mill, avant d’être publié à nouveau, sous le nom de Taylor Mill cette fois-ci, en 1868 (mais même sur ce point, la discussion n’est pas close : Miller, 2002, émet des doutes y compris concernant l’origine de cet essai). Très récemment, Philips (2018) a montré, dans un essai stimulant, que la tendance à sous-estimer la contribution effective de Taylor Mill au mépris des déclarations de son époux repose sur une conception étriquée de ce qu’il convient de considérer comme travail intellectuel et académique. Dans la présente contribution, en l’absence de « conclusions fermes » et de « réponses définitives » (Miller, 2002) pour identifier fidèlement les éléments provenant de l’un.e et de l’autre penseur·e·s, nous avons fait le choix de les assimiler systématiquement lorsque nous nous référons à L’Affranchissement et à L’Assujettissement, procédé qui ne saurait prétendre à l’exactitude historique. Ce faisant, si nous n’évoquerons qu’en passant les différences de position entre Mill et Taylor Mill, il faut néanmoins noter que, selon certains auteur·e·s, cette dernière insistait beaucoup plus que lui sur la nécessité de mettre fin à la dépendance économique des femmes vis-à-vis des hommes (Jacobs, 1994 ; Seiz & Pujol, 2000).
D’un point de vue philosophique, la démonstration de Assujettissement des femmes en faveur de l’égalité des droits s’alimente aux idées à la fois morales et politiques telles qu’on les trouve développées notamment dans L’utilitarisme (1861) et dans De la liberté (1859) tout en mettant en œuvre les principes épistémologiques de la Logique (1830-1872) (Chaherly Harrar, 1999). La soumission des femmes, partiellement comparable à l’esclavage, va à l’encontre de l’amélioration de l’humanité et c’est pourquoi elle constitue une erreur, selon les auteur·e·s. Car en refusant aux femmes les mêmes possibilités d’épanouissement personnel que celles dont bénéficient les hommes, la société se prive bel et bien de leurs talents, dont elle est loin d’avoir pris toute la mesure, et ne pourra le faire tant qu’elle leur interdira l’accès à l’éducation.
Ainsi, à la différence de Comte, Taylor Mill et Mill souhaitent que les femmes puissent participer au monde du travail et donc exercer une occupation à l’extérieur du foyer. Ce qui vaut pour la société en général, 120vaudrait en effet pour l’économie en particulier : les relations de type patriarcal conduisent à une impasse puisqu’elles laissent inexploitées de nombreuses potentialités. Plutôt que de maintenir en friche les aptitudes dont est dotée la moitié des personnes vivant sur terre – les femmes –, mieux vaudrait les mettre au profit de la production de richesses, et partant du bien-être de l’humanité. En sus de l’accès des femmes à l’emploi, les auteur·e·s réclament pour elles le droit à la propriété, le droit de disposer librement des fruits de leur travail, puis le droit à l’héritage (1876, p. 24-27).
Cependant, l’image n’est pas complète. Car de façon surprenante, Taylor Mill et Mill admettent une exception au moins partielle, et celle-ci concerne le travail des femmes mariées : un accord masqué subsiste-t-il avec Comte à cet égard ? Nous allons présenter la position de Taylor Mill et Mill puis essayer d’approfondir pour mieux la comprendre la comparaison avec le penseur français sur ce point.
II. Le travail des femmes mariées
II.1. Mill et Taylor Mill :
des réticences face au travail des femmes mariées
Au moment d’aborder la situation des femmes mariées, Taylor Mill et Mill vont faire état d’une réticence certaine, et ce de façon assez inattendue et en rupture apparente non seulement avec la tonalité générale des écrits spécifiquement consacrés à l’égalité, mais aussi avec d’autres passages, comme ce paragraphe souvent cité des Principes d’économie où Mill fait l’éloge du travail des femmes comme l’un des moyens les plus efficaces pour améliorer les conditions de la classe laborieuse (1848-1871, p. 342).
Pourtant, dans L’Assujettissement, à la question de savoir si les épouses exerceront, elles aussi, un travail hors du foyer, Mill et Taylor Mill vont répondre par la négative, en sommant les femmes d’effectuer un choix entre le mariage et le travail. Beaurain et Sigot (2009) rappellent bien que si les femmes non mariées doivent pouvoir accéder au salariat, pour les femmes mariées par contre, « l’accès au salariat n’est jugé ni nécessaire, 121ni même souhaitable. » (Beaurain & Sigot, 2009, p. 1345). Le libre accès au marché du travail ne concerne dès lors que les femmes non mariées, et il y a bien chez Mill « une limitation de l’accès au travail salarié à une seule catégorie de femmes. » Pour être plus précis, le mariage est déjà un choix – celui d’embrasser une « carrière domestique » de préférence à une « carrière salariée » (Beaurain & Sigot, 2009, p. 1362), comme le confirme ce passage :
De même qu’un homme fait choix d’une profession, de même on peut ordinairement présumer qu’une femme, quand elle se marie, choisit la direction d’un ménage et l’éducation d’une famille comme but principal de tous ses efforts pendant toutes les années de sa vie qui seront nécessaires à l’accomplissement de cette tâche, et qu’elle renonce, non pas à toute autre occupation, mais à toutes celles qui ne sont pas compatibles avec les exigences de celle-ci. Voilà la raison qui interdit à la plupart des femmes mariées l’exercice habituel ou systématique d’une occupation qui les appelle hors de chez elles, ou toute autre occupation qui ne peut être remplie à la maison (Mill, 1876, p. 38).
En lisant ces lignes, on comprend mieux pourquoi Mill et Taylor Mill ont été critiqué·e·s par des lectrices féministes pour leur manque de cohérence. Annas (1977) relève qu’à s’en tenir à l’argumentation présentée dans L’Assujettissement, seules les femmes non mariées ou dont les enfants sont déjà grands pourront travailler, c’est-à-dire finalement une petite minorité d’entre elles : l’élan émancipateur de Mill et Taylor Mill ne changerait finalement rien pour la grande majorité. Une autre commentatrice, Morales (1996), fait valoir que les auteur·e·s ont commis ce qui ressemble à un contresens, en considérant que mettre au monde des enfants d’une part et les élever d’autre part vont nécessairement de pair. Une autre discussion, que nous ne développerons pas ici, porte plus spécialement sur la question de la valeur productive ou non du travail domestique (Hirschmann, 2008 ; Pujol, 1992, p. 32-33. Pour une revue plus complète et systématique des critiques et points de vue féministes, voir McCabe, 2018, p. 138-139 ; également Miller, 2016, p. 483-487).
II.2. Une règle de base… toute relative
Une grande prudence est cependant nécessaire pour interpréter la position de Mill et Taylor Mill. Faut-il voir dans les formules citées ci-dessus une injonction quasi-absolue ? Une telle analyse semble peu compatible avec d’autres indices. Tout d’abord, il y a un glissement remarquable du 122point de vue entre L’Affranchissement, texte (sans doute) principalement dû à Taylor Mill, et L’Assujettissement, qui est (sans doute) issu d’une collaboration : le premier, contrairement au second, insiste davantage sur les effets positifs du travail des femmes y compris des femmes mariées (Miller, 2002, souligne cette différence)8. Puis, au moment même de formuler la recommandation dont il est ici question, les auteur·e·s ont l’air de vouloir en réduire la portée. Admettant que rien ne doit empêcher chacune d’entre elles d’appliquer ses facultés individuelles au type d’activités auxquelles ses dons correspondent le mieux, c’est-à-dire le cas échéant à des domaines extra-domestiques9, ils soulignent que la règle générale demande à être ajustée aux circonstances : « il faut laisser les règles générales s’adapter aux aptitudes particulières » (1876, p. 38). On en conclura que l’interdiction ne prend en aucun cas la forme d’un impératif catégorique, c’est-à-dire qu’il serait injuste de reprocher à Mill et Taylor Mill d’avoir radicalement et totalement rompu, à cet endroit, avec leur appel à l’émancipation (McCabe, 2015).
En connexion avec une série d’autres observations, qui portent surtout sur le mariage comme une libre décision plutôt que comme une contrainte – matérielle – subie, ou encore sur les potentialités de progression et de bonheur personnelles inhérentes à la vie maritale elle-même, vue comme relation entre égaux (Shanley, 1981 ; Urbinati, 1991), d’autres lecteurs avancent ainsi des commentaires plus bienveillants que ceux, d’inspiration féministe, mentionnés antérieurement, en insistant par exemple sur le caractère progressiste de la position globale de Mill comparée aux positions dominantes de son époque (Stafford, 2004), ou 123encore sur la difficulté qui consiste à réconcilier l’« utilité » profitant à la collectivité et celle profitant aux femmes considérées individuellement (Beaurain & Sigot, 2011). Avec McCabe (2018), on retiendra que la recommandation destinée aux femmes mariées de ne pas travailler à l’extérieur, telle qu’elle est formulée dans L’Assujettissement, constitue avant tout un problème de justice : tant que les conditions actuelles, qui veulent que les hommes ne s’investissent pas dans le foyer, durent, il serait peu équitable que les femmes accomplissent travail domestique et travail à l’extérieur, en soulignant que les conditions présentes sont justement « non-idéales ». Le fait que Mill insiste pour souligner que le mariage doit rester un choix librement accordé – « Que les femmes préférant adopter cet emploi-là [celui d’épouse et de mère], puissent le faire » (1848-1871, p. 765, notre traduction) – ne parle pas là contre mais confirme plutôt l’existence d’une exception, serait-elle toute relative.
C’est la comparaison renouvelée avec Comte qui nous permettra à la fois de confirmer et d’approfondir cette interprétation. La question initiale a été de savoir si les positions de Comte et de Mill, a priori si divergentes concernant la question de l’égalité des sexes, pouvaient pourtant être rapprochées à propos du travail des femmes mariées. Il s’avérera que, tandis que l’attitude de Comte est bien de principe, la position de Mill s’avère souple et d’ordre plutôt circonstanciel. Afin de mener cette comparaison et d’éclairer la polémique, il nous faut maintenant rappeler le débat qui a opposé Comte et Mill concernant l’inné et l’acquis.
III. L’opposition au travail des femmes mariées
à la lumière du débat entre l’inné et l’acquis
Comte et Mill se livrent en effet à une polémique vive relative au caractère « inné » ou « acquis » des attributs et conduites sexués, autour de cette question très précise : les femmes sont-elles nées moins intelligentes que les hommes ? Ou, ce qui revient ici au même : sont-elles, en raison de caractéristiques innées, plus aptes à la gestion du foyer et au travail domestique que les hommes ? Les positions respectives de Comte 124et de Mill sont diamétralement opposées et ce différend constitue l’une des raisons qui les a durablement éloignés l’un de l’autre (l’opposition entre Mill et Comte a été reconstruite en détail par Guillin, 2009). Notons au passage que le débat portant sur les traits sexués innés ou acquis se poursuit encore de nos jours (voir par exemple Vidal, 2007).
III.1. La prédominance de l’inné chez Comte
Deux types de raisonnement cohabitent chez le fondateur du positivisme. Le premier, d’ordre « sociologique », met en avant la pérennité historique des structures de subordination à travers les périodes successives : ne suffit-il pas de se rappeler que toutes les sociétés, depuis la nuit des temps, ont confié la direction des affaires publiques aux hommes, pour détenir la meilleure preuve qu’il ne saurait en être autrement, et qu’à l’opposé, l’égalité des sexes n’est qu’une chimère ? Comte va jusqu’à se féliciter que le progrès de la civilisation ait fait « graduellement passer aux hommes des professions exercées par des femmes » (Mill & Comte, 2007, p. 250).
La seconde argumentation, reposant sur la référence à la biologie, se réclame primordialement de l’approche phrénologique développée par le physionomiste F.J. Gall, qui enseigne que la taille et la forme du crâne permettent d’appréhender les traits de caractère de l’individu et/ou de l’espèce ainsi que du genre concernés (concernant le rapport entre « sociologie » et « biologie » chez Comte, en partie en conflit avec son projet même consistant à fonder une sociologie autonome, voir Guillin, 2007 et 2012). Or, il se trouve que le cerveau des femmes est en moyenne plus petit que celui des hommes : d’où la conclusion qu’elles sont effectivement moins intelligentes qu’eux. Cependant, la nature les a pourvues d’autres avantages, à savoir la sociabilité et l’affectivité, les sentiments et l’altruisme. Il s’ensuit que les femmes, moins aptes à réfléchir et à penser, sont bel et bien plus compétentes pour gérer le domaine familial : leur interdire l’accès aux emplois publics, ce ne serait pas une contrainte tyrannique, mais plutôt la chance qui leur est offerte de laisser leurs vrais talents s’épanouir (Mill & Comte, 2007, p. 246-250). C’est bien sur ce point que portent les divergences les plus virulentes entre Comte et Mill dans leur correspondance, qui finiront par les séparer10.
125III.2. La prédominance de l’acquis
et donc de l’éducation chez Mill
Mill, se montrant peu convaincu par la phrénologie, remet notamment en cause l’importance accordée à la taille du cerveau (Mill & Comte, 2007, p. 67). En conformité avec son projet consistant à fonder une science humaine de type « éthologique » (1843, p. 861-874 ; voir à propos de ce projet ainsi que de ses limites, Guillin, 2009, p. 232-282), le philosophe anglais insiste plutôt sur le rôle joué par l’éducation et l’environnement et suggère, dans cette veine, de donner une chance aux femmes en les instruisant : l’expérience montrera alors si elles sont réellement incapables d’apprendre et d’acquérir les mêmes connaissances que les hommes (Guillin, 2009, reconstruit ce raisonnement point par point). Pour Mill en effet, « Quelque grandes et en apparence ineffaçables que soient les différences morales et intellectuelles entre l’homme et la femme, la preuve que ces différences sont naturelles ne peut jamais être que négative » (1876, p. 1811). En d’autres termes, tant que se perpétuent les conditions d’inégalité réelles, dans les domaines du droit et de l’économie notamment, il serait malaisé de connaître la « nature » des femmes – si tant est qu’il en existe une –, et l’on ne saurait affirmer si oui ou non, elles sont susceptibles de remplir les mêmes fonctions que les hommes. En revanche, le jour où elles auront reçu une éducation identique, la preuve pourra être produite que leur infériorité actuelle, au lieu d’être de naissance, est due uniquement à un « dressage » et un environnement 126qui les désavantagent et à vrai dire déforment leur caractère… ou alors, le cas échéant, ce sont les conservateurs qui auraient raison. Beaurain et Sigot (2009) insistent beaucoup sur le rôle fondamental de l’éducation, qui fait finalement des femmes des esclaves consentantes :
les femmes, du fait de leur formation, admettent la place qu’on leur a désignée comme étant la leur dans la société, en contradiction avec la conception moderne de la liberté. L’éducation, instrument de l’asservissement des esprits, constitue alors un fondement essentiel de la pérennité de l’esclavage féminin (…). (2009, p. 1353).
Or ce qui nous intéresse ici, c’est le rapport existant entre cette polémique et la question concrète, mentionnée ci-dessus, de l’implication des femmes dans les tâches domestiques. Avec Taylor Mill, Mill a décrit avec précision en quoi consiste l’ultime responsabilité du foyer :
La direction d’un ménage, lors même qu’elle n’exige pas beaucoup de travail, est extrêmement lourde pour l’esprit ; elle réclame une vigilance incessante, un œil auquel rien n’échappe, et présente à toute heure du jour à examiner et à résoudre des questions prévues et imprévues que la personne responsable peut difficilement bannir de son esprit… Tout ceci est en sus du devoir suprême que la société impose à toutes, celui de se rendre charmantes (1876, p. 57).
Ces propos, qui semblent préfigurer la thèse contemporaine de la « charge mentale ménagère » (expression forgée par la sociologue M. Haicault en 198412), sont remarquables pour l’époque et l’on comprend pourquoi des interprètes comme Miller (2016, p. 481) ou Spitz (1982, p. 462) ont été amenés dans leurs commentaires à faire allusion au « second shift problem », i.e. au problème de la double journée de travail des femmes. Mill et Taylor Mill relèvent que les fonctions telles qu’ils viennent de les décrire sont dans la grande majorité des cas, voire toujours, confiées aux seules femmes, non sans souligner que cette corvée familiale tend à être plus astreignante encore que le travail professionnel, ainsi que Taylor Mill et Mill le remarquaient déjà dans L’Affranchissement : « La variété des tâches, certes insignifiantes, accomplies par la plupart des femmes, demande autant de capacité de réflexion que la routine monotone des occupations de la grande majorité des hommes. » (Mill-Taylor, 2014, [1851 (1869)], p. 27).
127Puis, en mettant en lumière la nature mentale et non en premier lieu physique des contraintes pesant sur elles, en distinguant entre la « vigilance » et le « travail », Mill et Taylor Mill observent que les maîtresses de maison, appelées à « tenir leur temps et leur esprit à la disposition de tout le monde » (1876, p. 58), ne sont à aucun moment libres ni de leurs facultés, ni de leur temps, ni même de leur apparence, puisqu’en plus d’être attentives à tout, elles doivent à leur entourage d’être à tout moment belles et attirantes. Dans « Du mariage », le commentaire de Mill seul, c’est-à-dire sans la collaboration avec Taylor Mill, avait été plus caustique encore :
La fonction éminente de la femme devrait être d’embellir la vie : de cultiver, pour son bien comme pour celui de ceux qui l’entourent, toutes ses facultés cérébrales, spirituelles, corporelles, toutes ses aptitudes à éprouver et à donner du plaisir, et de participer en tout lieu au rayonnement de la beauté, de l’élégance et de la grâce (Mill, 2014 [1832-1833], p. 22).
III.3. Une « flexibilité de l’esprit »
nécessaire aux tâches domestiques
Reste à savoir quelles sont les caractéristiques tant prisées qui prédestinent les femmes à s’occuper de la famille, et pourquoi elles le font mieux que les hommes. C’est à cet endroit que la thèse des caractéristiques « acquises » s’illustre parfaitement et qu’elle prend tout son sens. La réponse de Taylor Mill et de Mill consiste en effet à créditer les femmes d’une plus grande « flexibilité », ainsi que de la capacité de saisir rapidement ce qu’exige l’urgence du moment et de passer instantanément d’une activité à l’autre voire de s’occuper de plusieurs choses en même temps (Mill, 1871, p. 127 ; Mill & Comte, 2007, p. 47), contrairement aux hommes, qui vont plutôt se concentrer sur une seule tâche. Or cette faculté, plutôt que de relever des faits biologiques, serait le fruit de l’éducation précisément, puisqu’on apprend aux filles dès leur plus jeune âge à être constamment attentives à leur entourage – Beaurain & Sigot (2011, p. 9) évoquant une « préférence adaptative » pour les travaux relevant du foyer –, contrairement aux garçons qui sont entraînés à poursuivre des occupations exclusives, si possible d’ordre intellectuel.
À notre sens, l’injonction faite aux femmes mariées de ne pas occuper d’emploi extra-domestique prend sa place dans ce contexte : de l’aveu même des auteur·e·s, la corvée d’une présence indéfectible est tellement 128importante qu’il vaut mieux qu’elle demeure exclusive, tout en admettant qu’elle ne saurait remplir une vie et ne doit pas nécessairement occuper la journée entière loin de là. Mieux vaut donc la laisser aux femmes, qui sont plus fiables dans cette sphère, plutôt que d’abandonner la maisonnée à la négligence – y compris, et surtout, affective (Ball, 2001). Faut-il en déduire que lorsque des réformes du système d’éducation auront mis les femmes sur un pied d’égalité avec les hommes, on pourra toujours réviser la répartition des tâches ? L’interrogation reste ouverte. McCobe (2018), citée ci-dessus, semble aller en ce sens, puisqu’elle insiste notamment sur le caractère non-idéal du contexte donné, ce qui semble impliquer que, si le monde était idéal ou du moins un peu plus idéal qu’il ne l’est, les travaux relevant du foyer pourraient être partagés.
Qu’en est-il en revanche de la position comtienne ? Les réflexions présentées par le fondateur de la sociologie se montrent proches d’une certaine façon des propos de Mill et Taylor Mill, puisqu’il souligne, comme ces derniers, la flexibilité d’esprit requise par le domaine domestique. Cependant aux yeux de Comte, cette souplesse est innée chez les femmes, tandis que la capacité de résoudre des problèmes complexes par la réflexion assidue leur ferait naturellement défaut. L’auteur affirme en effet que la concentration soutenue, celle qui permet d’aller en avant dans le domaine des sciences, est bien le propre des hommes – en sachant que même parmi eux, peu nombreux sont ceux qui savent effectivement accorder toute leur attention à un seul sujet pendant longtemps sans se fatiguer (1970a, t. iv, p. 435-436) –, alors que les femmes éprouvent du mal à poursuivre des activités déterminées. En effet, « [Leur] esprit [est] moins apte que le nôtre aux inductions très générales et aux déductions fort prolongées, en un mot, à tous les efforts abstraits » (1998, p. 254). Or cette incapacité à se concentrer, cette « inaptitude caractéristique à l’abstraction et à la contention » (Mill & Comte, 2007, p. 247), qui constitue une véritable faiblesse intellectuelle aux yeux du fondateur de la sociologie, se transforme en avantage manifeste lorsqu’il s’agit de l’existence familiale : c’est elle en effet qui permet aux femmes d’être de bonnes mères et éducatrices, puisque ce rôle exige justement d’avoir les yeux partout et d’être vigilantes sans relâche aux besoins d’autrui, autant d’obligations qui sont difficilement compatibles avec la focalisation exclusive sur un seul type d’activité. Nous avons là toute la différence entre l’intelligence et l’amour tels que Comte les conçoit, puisque la 129première se distingue par la faculté de mettre entre parenthèses la totalité des distractions, partant l’environnement immédiat, alors que le second, « mieux disposé à sentir cette combinaison de la réalité avec l’utilité qui caractérise la positivité » (1998, p. 254), est sensible au présent, l’ici et maintenant, et en comprend les impératifs. Pour paraphraser librement, un homme qui se penche sur un problème de mathématiques peut ne pas entendre les pleurs d’un bébé, quand une femme, quelle que soit la tâche à laquelle elle s’attelle, ne sera jamais absorbée au point d’ignorer les appels venant d’une autre personne. Et à la différence de Mill, Comte persiste à souligner l’ancrage biologique de cette propension féminine à s’occuper du foyer et corrélativement, le talent naturel des hommes pour les sciences ainsi que, par extension, la conduite des affaires publiques (Comte & Mill, 2007, p. 247-250).
Nous avons donc examiné à nouveaux frais la polémique entre Comte et Mill à propos du statut des femmes, et celui des femmes mariées en particulier. Dans une dernière partie, nous nous proposons de montrer, en changeant partiellement de registre, que la position comtienne, si fragile qu’elle soit (Guillin, 2009), semble pourtant receler un potentiel critique de réflexion qui mériterait d’être mis à jour, et ce potentiel jaillit précisément de l’élément qui dérange, à savoir l’idée d’un esprit typiquement féminin dont les traits seraient enracinés dans la nature organique. C’est la raison d’être de l’économie politique qui sera ici finalement mis en cause.
IV. De l’interdiction du travail des femmes
chez Comte à une critique originale
de l’économie politique
IV.1. Des affinités entre intelligence masculine et économie
Il est bien connu que le fondateur du positivisme exprime la plus grande méfiance envers l’économie politique de son temps, surtout dans la 47e leçon du Cours. Les points essentiels de sa critique sont les suivants : selon Comte, l’économie politique ignore tout de la méthode sociologique et de l’évolution de l’humanité, elle ignore la succession des 130états par lesquels passe notre espèce avant d’atteindre l’accomplissement, pour poser l’existence de relations entre les individus non affectées par la marche en avant de l’histoire. Simultanément, elle écarte la totalité des aspects d’ordre moral, en réduisant les humains à une « métaphysique du sujet » et une psychologie rétrécie faite d’égoïsme, d’intérêt privé et de calcul, même s’il est vrai que Comte reconnaît à l’« école écossaise », dont A. Smith en premier lieu, le mérite d’avoir au moins admis l’existence de sentiments de sympathie à côté du seul égoïsme (1970a, t. iv, p. 210-222 ; t. iii, p. 630. Voir sur la position critique de la sociologie française vis-à-vis de l’économie politique, Steiner, 2008).
Relativement à la question de la différence des sexes, une conséquence surprenante, non envisagée jusque-là, apparaît à partir de cette position. À bien y réfléchir, il s’avère que l’intelligence proprement « masculine » et non orientée par le bon sens « féminin » partage aux yeux de l’auteur exactement les traits que cette économie politique tant blâmée. En effet, selon Comte, la raison des hommes (mâles), toute logique qu’elle soit, risque pourtant de conduire l’humanité dans une impasse. Car le cerveau masculin est en permanence tenté par une aberration aux conséquences pernicieuses, consistant à s’éloigner des vraies questions pour se perdre dans des « divagations » (1998, p. 236) creuses et futiles. Ainsi, Comte dénonce régulièrement les effets potentiellement perturbateurs d’une intelligence déconnectée du sentiment ; du Cours au Système en passant par le Discours, les reproches adressées à la « vaine suprématie » d’un tel esprit (1998, p. 254) deviennent de plus en plus sévères.
Or ne pourrait-on pas rapprocher les fourvoiements d’une intelligence vaine, s’éloignant de la réalité et dépourvue de contenu, des errements que Comte impute à l’économie politique ? Critique d’une espèce d’intelligence hors sol, critique de l’égoïsme, et critique de l’économie politique semblent en effet se fondre en une seule pièce, dans les Leçons 45-49 du Cours (1970, t. iii, p. 604-671 ; t. iv, p. 1-429) ; de même dans le Discours, Comte s’en prend aux « économistes dont les maximes métaphysiques interdisent toute régulation sociale des fortunes personnelles » (1998, p. 188). Il se trouve ainsi qu’un esprit livré à des divagations sans objet est celui-là même qui demeure stimulé par des mobiles moins nobles, à savoir … l’intérêt privé, le « calcul personnel », les « penchants égoïstes » (1998, p. 252), et ne sera capable que d’une chose, servir un individualisme abstrait. Ce faisant, l’intelligence des 131hommes – masculine –, devient à la fois le moteur et l’allié d’une tendance redoutable menaçant globalement l’âge présent, consistant en la confusion des moyens mis en œuvre et de la finalité elle-même.
IV.2. Sortir de l’économie et de l’égoïsme grâce aux femmes ?
Comme nous l’avons montré, l’existence masculine est susceptible selon Comte de se laisser entraîner, ou plutôt malmener, par une sorte d’intelligence pure qui, frappée de « sécheresse métaphysique » et « d’orgueil doctoral » (1998, p. 252 et p. 242), possède toutes les qualités de la logique et de la concentration, mais à laquelle manque une faculté décisive, celle de savoir ce qu’elle veut vraiment. Dès lors, sous sa seule égide, l’humanité va infailliblement à sa perte, impuissante à concevoir des objectifs de bon sens et « repoussant toujours plus loin le point de vue social » (1998, p. 240) : le scénario d’un genre humain que la nature n’a pourvu de raisonnement que pour mieux l’égarer se trouve projeté ici. Et c’est à cet endroit précis que les femmes jouent leur véritable rôle : car c’est à elles, inférieures en intelligence mais capables d’éprouver des sentiments et d’aimer, qu’il reviendra de désigner le véritable objectif vers lequel devraient tendre nos efforts : l’Humanité, envisagée comme un ensemble solidaire, n’est elle-même rien d’autre qu’une grande famille universelle. C’est ainsi que les femmes, non sujettes aux « sophismes subversifs » (1998, p. 259), contribuent à la solution du « grand problème humain », consistant dans la subordination de l’égoïsme à l’altruisme (par exemple 1970b, t. viii, p. 142 et 173).
En formulant ces réflexions différemment, on pourrait dire qu’aux yeux de Comte, les hommes agissent et commandent, tandis que les femmes montrent la direction, de sorte que leur sens social inné sortira l’humanité de la voie pernicieuse qui se dessine : sans leur apport « modérateur », l’espèce humaine se méprendra sur sa propre vocation, elle fabriquera, ouvragera et bricolera, construira (et détruira), inventera, accumulera et échangera, mais oubliera de se demander à quoi tout cela peut-il bien servir. Ainsi, le fait que les femmes soient mises à l’abri du travail à l’extérieur, non seulement les protège par rapport à certains maux de l’industrie, comme les tâches répétitives et abrutissantes de l’usine, mais l’exercice de leur pouvoir moral (1970b, t. viii, p. 313-314) est de nature à imprégner, et d’une certaine façon à briser, la logique du monde économique de l’intérieur.
132Un tableau fascinant se dessine. La discipline sociologique pose bien un être humain qui soit social par nature, et c’est là qu’elle se distingue de l’économie politique. Ainsi, le vivre-ensemble n’émane pas aux yeux de Comte de l’agrégation des conduites privées individuelles, le vivre-ensemble est toujours déjà donné, si tant est que la dimension collective soit fondatrice de l’humain même. Cependant, le même Comte va doter les hommes avec un petit « h », c’est-à-dire les êtres les plus intelligents qui existent sur terre, des mêmes caractéristiques abstraites et virtuellement contre-productives et délétères que l’économie conférait à l’individu isolé : l’homo œconomicus serait-il un homme ? Les femmes en revanche, avec leur « tendance à faire prévaloir la sociabilité sur la personnalité », l’intérêt de tous sur l’intérêt privé, elles qui incarnent « le type le plus pur et le plus direct de l’humanité » (1998, p. 240), vivent en immersion complète dans le collectif. Plus loin encore, les femmes, « mieux disposées à sentir cette combinaison de la réalité avec l’utilité qui caractérise la positivité » (1998, p. 254), sont, à tout prendre, plus « philosophes » que les hommes et mieux en consonance avec l’âge présent.
Ainsi chez le sociologue français, les femmes sont l’incarnation d’un principe philosophique : voilà qui rend sa position si vulnérable, voilà encore qui la rend subversive en puissance. Qu’en est-il de Mill ? Dans la correspondance, ce dernier souligne, à sa façon, les vertus d’un esprit féminin tourné vers le présent et par-là même capable d’œuvrer en vue du bien de tous. Ainsi, quand les hommes ont tendance à faire « abstraction, non pas seulement d’intérêts immédiats, mais de tout intérêt réel », les femmes, « (…) toujours placées au point de vue pratique, deviennent très rarement des rêveurs spéculatifs, et n’oublient guère qu’il s’agit d’êtres réels, de leur bonheur ou de leurs souffrances » (Mill et Comte, 2007, p. 240). Par référence à ce genre de formules, on peut admettre avec d’autres interprètes que les qualités « féminines » constituent, aux yeux de Mill, comme une sorte d’« antidote » aux tendances nuisibles de la société avec ses comportements « combatifs » voire « destructeurs » (Beaurain & Sigot, 2011). Puis, on sait que Mill, non moins que Comte, refuse, contre Bentham, de voir en l’égoïsme un trait universel de l’être humain, et qu’il suggère de ne voir en l’intérêt purement individuel qu’une façon de vivre, liée à l’ordre présent réellement existant plutôt qu’un attribut fixe et intemporel (1843, p. 901). Finalement, Mill dans son Autobiographie souligne combien sa femme Harriet a contribué 133non seulement aux écrits concernant le rapport entre les sexes mais également à L’Économie politique, en notant qu’elle l’a aidé à dépasser les « généralisations » pour les transformer en principes vivants, plus proches de la vie sociale vécue (1873, p. 617-624). Nous avons là autant de traits pouvant suggérer que la position de Mill rejoint en partie les remarques critiques de Comte à propos de l’économie existante13. Mais Mill n’est pas Comte et plutôt que d’ériger les femmes en déesses qui détiennent la clef spirituelle d’un système grandiose et en tant que telles le transforment et bouleversent en profondeur, il revendique pour elles des droits égaux. La question reste ouverte de savoir si les deux procédés ne sont pas en cela justement complémentaires, au-delà de leurs désaccords ainsi que de leurs accords.
Conclusion
L’objectif de ces réflexions n’était pas de remettre en cause les termes de l’opposition entre un Comte « patriarcal » et « conservateur » et un Mill « progressiste » et « féministe », mais bien de dévoiler la complexité et les enjeux tant implicites qu’explicites de ce débat. Dans cette perspective, on aura montré que ce différend s’inscrit dans une polémique concernant le caractère acquis ou inné des caractéristiques supposées masculines ou féminines. Ainsi, le rapprochement inattendu entre Comte et Mill (au vu des réticences dont fait état le second concernant le travail des femmes mariées) prend sa source en réalité dans des justifications de nature quasi-biologique chez Comte, mais pragmatiques et circonstanciées chez Mill. Ce faisant, l’opposition entre Comte et Mill gagne en subtilité et en profondeur. Chez Comte, le refus du travail des femmes permet de constituer ces dernières en contre poids à l’homo œconomicus et ses dérives. Qu’ils soient innés ou acquis, les attributs plus spécifiquement féminins font dès lors barrage à une forme d’« économisation » de la société tout entière.
134Ces réflexions débouchent sur de nombreuses questions qui restent en suspens. Parmi elles, on peut se demander où se trouve le vrai asservissement – dans la concentration monotone des hommes sur leur activité professionnelle routinière, ou dans les corvées ménagères : interrogation à laquelle les textes de Comte, Taylor Mill et Mill font subtilement écho. Plus loin, ne serait-ce pas plutôt ce double asservissement, puisqu’aujourd’hui de nombreuses femmes occupent un emploi, qui nous empêche, les un·e·s comme les autres, d’être attentifs aux autres êtres vivants, humains et non humains, et véritablement préoccupé·e·s par leur sort ? En effet,
Comment atteindre ce niveau sensible qui est la condition d’une saisie empathique de l’autre (…) quand on est préoccupé par son travail et par les nombreuses tâches domestiques qui enferment les individus dans des rôles et dans la routine, émoussant leur faculté de penser, de s’émerveiller et de s’indigner ? (Pelluchon, 2017, p. 19).
Serait-ce ma propre souffrance dans le travail, fût-il professionnel ou domestique, qui me rend insensible à l’entourage et à la souffrance d’autrui (Dejours, 1998) ? Le souci pour autrui suppose-t-il nécessairement la sortie du travail au profit d’un temps de repos (Pouchain, 2017) ? Ces réflexions posent in fine la question de savoir si un travail sans asservissement, sans servitude, est envisageable ou demeure à jamais utopique.
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1 Nous tenons à remercier les deux rapporteurs pour leurs remarques et suggestions, qui ont permis de considérablement modifier et améliorer la version finale de cet article. Les éventuelles insuffisances qui demeurent sont bien-sûr de la responsabilité seule des auteures.
2 Nous avons fait le choix dans la suite de l’article de désigner systématiquement John Stuart Mill et Harriet Taylor Mill par « Mill » et « Taylor Mill », afin de ne pas alourdir le propos.
3 Repris comme « Discours préliminaire » du Système.
4 Molinier (2010) montre que les conflits ne sont pas seulement ceux d’une œuvre mais aussi ceux d’une époque – et d’une vie. Pickering dans son ouvrage de référence (1993) en avait déjà souligné les déchirements.
5 En anglais « The Subjection of Women ».
6 On trouve chez Jacobs (1994) une présentation et une explication de la réception – très critique – des réflexions d’H. Taylor Mill. Ses positions à la fois athéistes, féministes et socialistes expliquent largement la virulence des attaques dont elle a été l’objet. L’article de Jacobs montre bien que tout et son contraire ont été écrits sur la relation (notamment intellectuelle) unissant les époux. On s’est plus souvent demandé « dans quelle mesure Harriet a-t-elle influencé John Stuart ? », que « quelles étaient les idées originales d’Harriet ? ». Il faudrait dès lors abandonner la question stupide consistant à se demander « qui a contribué à quoi ? » (Jacobs, 1994, p. 157, notre traduction), pour tenter plutôt d’identifier les éléments originaux de la pensée de Taylor Mill.
7 En anglais « The Enfranchisement of Women ».
8 On peut encore préciser que si le mariage est bien un choix pour Taylor Mill, c’est un choix socialement contraint. En effet, comme elle le précise dès 1851, « Les femmes se voient refuser tout choix réel (HTM, 1851 [1994 p. 189]) : “de nombreuses femmes sont uniquement des épouses et des mères parce qu’aucune autre carrière ne leur est ouverte, aucune autre occupation pour leurs sentiments ou leurs activités” » (Seiz & Pujol, 2000, p. 477, notre traduction). Les femmes dès lors intérioriseraient cette domination masculine et ne la remettraient pas en cause.
9 Nous remercions l’un·e des rapporteur·e·s d’avoir attiré notre attention sur une erreur de traduction dans la version française établie par Cazelles : il faudrait rendre le passage concerné, « there ought to be nothing to prevent faculties exceptionally adapted to any other pursuit, from obeying their vocation notwithstanding marriage » (1867, p. 298), de la façon suivante : « rien ne doit empêcher les femmes d’exercer celles de leurs facultés qui sont particulièrement adaptées à d’autres types d’occupation [que celles associées à la gestion du foyer] », alors que Cazelles fait jouer le « exceptionnally » comme un épithète de « femmes », écrivant « les femmes douées de facultés exceptionnelles » (1876, p. 38).
10 En précisant toutefois que l’histoire de leurs rapports ne se réduit pas à la question des femmes (Dixon, 2012, p. 303-307) : en effet, lorsque Mill présentera une vue d’ensemble de la philosophie comtienne dans Auguste Comte and Positivism (1865), il porte un regard très critique sur toute la deuxième période du penseur français, marquée par la parution du Système. Voir récemment sur l’évolution – ou l’absence d’évolution – de la position de Mill vis-à-vis de Comte, notamment dans les domaines de la méthodologie et de l’épistémologie, Légé (2018).
11 En effet, « Si les femmes valent mieux que les hommes en quelque chose, c’est assurément par leur abnégation personnelle en faveur des membres de leur famille, mais je n’insiste pas sur ce point, parce qu’on leur enseigne qu’elles sont nées et créées pour faire abnégation de leur personne. Je crois que l’égalité ôterait à cette abnégation ce qu’elle a d’exagéré dans l’idéal qu’on se fait aujourd’hui du caractère des femmes. » (Mill, 1876, p. 33). Et un peu plus loin : « je crois qu’il y a de la présomption à dire ce que les femmes sont ou ne sont pas, ce qu’elles peuvent être ou ne pas être, en vertu de leur constitution naturelle. (…) Personne ne peut décider pertinemment que, s’il était permis à la femme comme à l’homme de choisir sa voie, si on ne cherchait à lui donner que la tournure exigée par les conditions de la vie humaine et nécessaire aux deux sexes, il y eût une différence essentielle, ou même une différence quelconque dans le caractère et les aptitudes qui viendraient à se développer. » (1876, p. 44-45).
12 Reprise récemment par les grands journaux d’opinion (par exemple, Tön, L’Express, 2017), réinterprétée par une psychiatre (Schneider, 2018), popularisée par une auteure féministe à succès (Lecoq, 2017).
13 Une auteure comme Ball (2001) suggère que si Mill ne va pas jusqu’au bout de son féminisme, c’est justement qu’il redoute l’envahissement de la sphère familiale par l’économie capitaliste, avec la seule recherche de l’efficacité au détriment des affections.
- CLIL theme: 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN: 978-2-406-09425-8
- EAN: 9782406094258
- ISSN: 2495-8670
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09425-8.p.0113
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 06-27-2019
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: John Stuart Mill, Auguste Comte, Harriet Taylor, Labour, Political economy