Skip to content

Classiques Garnier

Comte, Mill and the Women’s Issue An Opposition to be Reassessed

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Revue d’histoire de la pensée économique
    2019 – 1, n° 7
    . varia
  • Authors: Disselkamp (Annette), Pouchain (Delphine)
  • Abstract: The opposition Comte-Mill on the place of women is well known, between Comte, seen as patriarchal, and Mill presented as egalitarian. Yet, the authors agree on a global rejection of married women’s work. We return here to the terms of this debate, showing that theirs positions reflect a controversy concerning the innate or acquired character of the characteristics commonly attributed to men and women. The rejection of married women’s work reveals a certain criticism of political economy.
  • Pages: 113 to 139
  • Journal: Journal of the History of Economic Thought
  • CLIL theme: 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN: 9782406094258
  • ISBN: 978-2-406-09425-8
  • ISSN: 2495-8670
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09425-8.p.0113
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 06-27-2019
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
  • Keyword: John Stuart Mill, Auguste Comte, Harriet Taylor, Labour, Political economy
113

Comte, Mill et la question des femmes

Une opposition à réévaluer

Annette Disselkamp

Université de Lille

CLERSE CNRS (UMR 8019)

Delphine Pouchain

Sciences po Lille

CLERSE CNRS (UMR 8019)

If there were one level of feminine incompetence as strict as the ability to count three and no more, the social lot of women might be treated with scientific certitude.

George Eliot, Middlemarch.

Introduction1

Concernant la question des femmes, les différends qui opposent le philosophe et économiste anglais John Stuart Mill avec pour certains 114textes sa femme Harriet Taylor Mill2, au philosophe et sociologue français Auguste Comte sont notoires en histoire de la pensée. En effet, tandis que Mill et Taylor luttent en faveur de la libération des femmes et plus particulièrement de leur indépendance économique, Comte au contraire se montre résolument hostile à cette espèce dégalité : pour lui, une femme, quel que soit son statut, ne doit pas exercer demploi à lextérieur du domicile.

Au-delà de cette divergence de vue, les auteurs se rejoignent paradoxalement sur un élément central et trop souvent occulté. En effet, Mill semble a priori proche de la position de Comte lorsquil défend lidée selon laquelle les femmes mariées devraient ne pas travailler et rester à la maison. Pour Mill comme pour Comte, lorganisation de la vie familiale exige la présence dune personne dont la fonction principale consiste en une vigilance continue, et ce rôle requiert des capacités intellectuelles spécifiques. Or ces qualités se retrouveraient principalement chez les femmes, ce quil convient concernant ces auteurs dexpliquer.

Cest cette apparente et surprenante proximité quil sagira dabord déclairer ici. Elle résulte comme nous le montrerons dune argumentation très différente chez les deux penseurs. Au-delà dune pétition de principe chez Comte, et darguments plus opportunistes chez Mill, la rencontre de leurs points de vue concernant les épouses renvoie plus fondamentalement à un débat qui les a divisés relatif au caractère « inné » ou « acquis » des attributs sexués. Pour lun comme pour lautre, la gestion du foyer nécessite a priori le même type de qualités : une forme de souplesse, de « flexibilité de lesprit », la capacité de faire plusieurs choses en même temps, le tout en restant toujours attentif aux besoins dautrui. Ces caractéristiques se retrouveraient davantage chez les femmes que les hommes, mais pour des raisons plutôt biologiques chez Comte alors que Mill fait appel à lenvironnement et léducation (ou plutôt le manque déducation) des femmes.

La question du travail des femmes, et de leur plus ou moins grande aptitude aux tâches domestiques, est donc inséparable de la question de lorigine des différences entre les « tempéraments » masculins et féminins. Chez les deux auteurs, une série de traits propres prédispose finalement 115les femmes à la gestion du foyer, tâche dont elles sacquitteraient mieux que les hommes. A contrario, le « tempérament » masculin entre en résonance avec les caractéristiques de lhomo œconomicus, en ce que les hommes seraient plus à même de se focaliser sur une seule tâche et un seul objectif, objectif généralement uniquement matériel et motivé en outre par des penchants dordre égoïste. Dès lors, dans une perspective comtienne, les caractéristiques supposément féminines se révèlent être également « anti-économiques » en un certain sens. Si les femmes ne doivent pas travailler, elles seraient aussi par là même en mesure de protéger la société dune extension excessive du monde du travail et de la sphère de léconomie. Exclure les femmes du monde du travail, ce serait les protéger de ce monde, et garantir que tous les Hommes ne se transformeront pas en homo œconomicus. Les positions de Comte contre le travail des femmes nous semblent finalement faire signe en direction dune certaine critique de léconomie politique de son temps.

Dans une première partie, nous rappellerons brièvement dans les grandes lignes les points de vue défendus respectivement par Comte puis par Mill et Taylor Mill à propos de la situation des femmes. Ensuite, nous nous intéresserons plus spécifiquement à la question du travail des femmes mariées chez les seconds. Nous essayerons, dans un troisième temps, déclairer leurs considérations à la lumière de la polémique qui a opposé Comte et Mill relativement au caractère « inné » ou « acquis » des attributs sexués. Finalement, nous voudrions suggérer que les réflexions de Comte, plus conservatrices à propos du statut des femmes, recèlent pourtant un potentiel critique vis-à-vis de lorganisation de la société, qui mériterait dêtre davantage discuté. Cette dernière partie propose des pistes pour ouvrir le débat sur la question des fondements épistémologiques des sciences économique et sociologique.

116

I. Comte, Mill et Taylor Mill
à propos du statut des femmes

I.1. Comte et les femmes : des déesses cantonnées au foyer

Depuis sa rencontre avec Clotilde de Vaux et la disparition prématurée de cette dernière, Comte attribue à la figure de « la » femme une place centrale dans son œuvre, lérigeant en déesse et en symbole de lhumanité – dune humanité éthérée tout habitée par lamour, laltruisme, la solidarité universelles. Cependant, le fondateur du positivisme nen persiste pas moins à minorer la place des femmes dans lordre réellement existant : pour Comte, les femmes ont beau être toutes ensemble déesses, il nempêche quelles sont appelées à se soumettre au gouvernement des hommes au niveau de lorganisation effective de la société, comme il lexplique le depuis le Cours (1830-1842 ; surtout la 50e leçon, 1970a, iv, p. 493-495) jusquau Catéchisme (1852), en passant par le Discours sur lensemble du positivisme3 (1848 ; surtout la ive partie, 1998, p. 235-300) et le Système de politique positive (1851-1854 ; 1970b, t. viii, p. 203-215), sans oublier la correspondance avec Mill (1841-1847 ; Mill et Comte, 2007). Sous prétexte que « leur supériorité directe quant au but réel de toute lexistence humaine se combine avec une infériorité non moins certaine quant aux divers moyens de latteindre » (1998, p. 241), aucune fonction ne leur est confiée ni dans la sphère publique ni dans la sphère économique, leurs seuls rôles concrets se réduisant à ceux dépouse et de mère de famille, de compagne et dauxiliaire (1970b, t. viii, p. 204). Et même en admettant que leur vocation de prêtresse na guère de sens si elle ne sexécute pas à lextérieur, force est dobserver que Comte, dans sa crainte de les « dénaturer » (1970b, t. viii, p. 313), ne se montre point empressé dindiquer quels pourraient être les contours concrets dun tel office, puisquil souligne au contraire que, tout en devant exercer une « influence publique », les femmes ne « sortiront » pas « de la famille » (1998, p. 257 et p. 260). À la souveraineté sublime des femmes, aux accents « utopiques » (Gane, 2016), correspond ainsi, au moment où lon prend pied dans le « domaine terrestre », une situation moins exposée 117qui savère finalement peu distincte du statu quo, dautant que même dans le cadre domestique les femmes ne « commandent » pas (1998, p. 274). Tout au plus pourront-elles présider « dheureuses réunions volontaires », mais qui se tiendront bien entendu à la maison sous la forme de « salons » (1998, p. 261).

Comte est-il un « auguste phallocrate », pour reprendre lexpression de Petit et Bensaude (1976) ? Le tableau est complexe. Largument principal présenté par Comte en faveur de la structure patriarcale sancre dans le constat de la nécessité à laquelle se trouve confronté le genre humain, celle de devoir satisfaire ses besoins, comme il lexplique au chapitre 2 du deuxième volume du Système (1970b, t. viii, p. 138-176). Pour répondre aux « exigences de notre situation » (1998, p. 241), dordre économique, rien nest plus cohérent selon lauteur que de distribuer les corvées en considérant les attributs propres des différents membres de la société, partant de la dissemblance des sexes. Et dans une telle perspective, les hommes, plus vigoureux physiquement, et surtout plus intelligents et inventifs, se verront confier le devoir de vaquer à toutes les besognes publiques, car « lhomme doit nourrir la femme » (1998, p. 277). Les femmes pour leur part, privées de ce genre de moyens, possèdent cependant, en dépit de leur « infériorité native » (Mill et Comte, 2007, p. 247), dautres dons, à savoir la capacité daimer, et cest pourquoi elles soccuperont plutôt du foyer : « la noble destination sociale [des femmes] est surtout caractérisée par leur auguste vocation domestique » (1998, p. 262). Or les sentiments et laffectivité, vus comme attributs typiquement féminins – idée qui en elle-même nest pas propre à Comte, puisque lauteur la partage, entre autres, avec un grand nombre de ses contemporains socialistes (Le Bras-Chopard, 2003 ; voir aussi Molinier, 2010, p. 32, et Riot-Sarcey, 2005) – sont essentiels à la vie sociale selon Comte puisquils en constituent à la fois lâme et le ressort : le terme daltruisme, forgé par lui, désignera ce programme consistant à « vivre pour autrui », « résumé tout naturel de toute la morale positive » (1970b, t. vii, p. 700-701). Ce motif simposera de plus en plus fortement pendant la « seconde carrière » de Comte, du Discours au Système puis au Catéchisme (Petit, 2007, p. 461-464). Le philosophe ira en effet jusquà accorder au cœur – féminin – une véritable « prépondérance » sur lintelligence – masculine –, en tant que « moteur suprême » et « base réelle de lunité humaine » (1998, p. 235).

118

Il nen reste pas moins quen corollaire, le monde du travail sera hermétiquement fermé aux femmes et doit le demeurer, Comte ne cessera de le réaffirmer encore et encore au cours de sa correspondance avec Mill, où il explique que les femmes seront exclues, non seulement du travail, mais également de la propriété privée et de lhéritage (Mill et Comte, 2007, p. 268) : à labri de légoïsme industriel, les femmes resteront à la maison et cest précisément cette situation qui leur permet de s« affranchir » (1971, p. 176). Cest ainsi quune espèce de féminisation progressive du discours comtien va de pair avec lenfermement des femmes dans la sphère domestique : une ambivalence structurelle qui fait des femmes un « groupe relais » (Leterre, 2003)4.

I.2. Mill et Taylor Mill : des revendications égalitaristes

À lopposé du philosophe et sociologue français, Mill préconise avec véhémence lintroduction de réformes égalitaires, dans les domaines à la fois légal et économique, à tel point quil « est généralement considéré comme lun des premiers féministes en Angleterre » (Beaurain & Sigot, 2009, p. 1344). En collaboration avec celle qui deviendra son épouse, Taylor Mill, il systématise ses idées dans un ouvrage qui ne sera publié quen 1869 (après la mort de la seconde), Lassujettissement des femmes5, essai aussi « radical » et « révolutionnaire » aujourdhui quau moment de sa parution (Audard, 2008 ; voir aussi Mendus, 2000). À cet endroit, il est nécessaire dajouter une précision relativement à la question de la contribution réelle de lune et de lautre auteur·e·s, question qui demeure sujette à débat (Hayek, 1951 ; Rossi, 1970 ; Jacobs, 1994)6. Certaines interprètes, comme Pujol (1992), affirment que les deux doivent être considéré·e·s comme étant 119véritablement co-auteur·e·s, en rappelant notamment que les réflexions développées dans Lassujettissement sont proches dune série darguments que Taylor Mill avait déjà énoncés dans son écrit LAffranchissement des femmes7, paru en 1851 dans la Westminster Review – et signé par Mill, avant dêtre publié à nouveau, sous le nom de Taylor Mill cette fois-ci, en 1868 (mais même sur ce point, la discussion nest pas close : Miller, 2002, émet des doutes y compris concernant lorigine de cet essai). Très récemment, Philips (2018) a montré, dans un essai stimulant, que la tendance à sous-estimer la contribution effective de Taylor Mill au mépris des déclarations de son époux repose sur une conception étriquée de ce quil convient de considérer comme travail intellectuel et académique. Dans la présente contribution, en labsence de « conclusions fermes » et de « réponses définitives » (Miller, 2002) pour identifier fidèlement les éléments provenant de lun.e et de lautre penseur·e·s, nous avons fait le choix de les assimiler systématiquement lorsque nous nous référons à LAffranchissement et à LAssujettissement, procédé qui ne saurait prétendre à lexactitude historique. Ce faisant, si nous névoquerons quen passant les différences de position entre Mill et Taylor Mill, il faut néanmoins noter que, selon certains auteur·e·s, cette dernière insistait beaucoup plus que lui sur la nécessité de mettre fin à la dépendance économique des femmes vis-à-vis des hommes (Jacobs, 1994 ; Seiz & Pujol, 2000).

Dun point de vue philosophique, la démonstration de Assujettissement des femmes en faveur de légalité des droits salimente aux idées à la fois morales et politiques telles quon les trouve développées notamment dans Lutilitarisme (1861) et dans De la liberté (1859) tout en mettant en œuvre les principes épistémologiques de la Logique (1830-1872) (Chaherly Harrar, 1999). La soumission des femmes, partiellement comparable à lesclavage, va à lencontre de lamélioration de lhumanité et cest pourquoi elle constitue une erreur, selon les auteur·e·s. Car en refusant aux femmes les mêmes possibilités dépanouissement personnel que celles dont bénéficient les hommes, la société se prive bel et bien de leurs talents, dont elle est loin davoir pris toute la mesure, et ne pourra le faire tant quelle leur interdira laccès à léducation.

Ainsi, à la différence de Comte, Taylor Mill et Mill souhaitent que les femmes puissent participer au monde du travail et donc exercer une occupation à lextérieur du foyer. Ce qui vaut pour la société en général, 120vaudrait en effet pour léconomie en particulier : les relations de type patriarcal conduisent à une impasse puisquelles laissent inexploitées de nombreuses potentialités. Plutôt que de maintenir en friche les aptitudes dont est dotée la moitié des personnes vivant sur terre – les femmes –, mieux vaudrait les mettre au profit de la production de richesses, et partant du bien-être de lhumanité. En sus de laccès des femmes à lemploi, les auteur·e·s réclament pour elles le droit à la propriété, le droit de disposer librement des fruits de leur travail, puis le droit à lhéritage (1876, p. 24-27).

Cependant, limage nest pas complète. Car de façon surprenante, Taylor Mill et Mill admettent une exception au moins partielle, et celle-ci concerne le travail des femmes mariées : un accord masqué subsiste-t-il avec Comte à cet égard ? Nous allons présenter la position de Taylor Mill et Mill puis essayer dapprofondir pour mieux la comprendre la comparaison avec le penseur français sur ce point.

II. Le travail des femmes mariées

II.1. Mill et Taylor Mill :
des réticences face au travail des femmes mariées

Au moment daborder la situation des femmes mariées, Taylor Mill et Mill vont faire état dune réticence certaine, et ce de façon assez inattendue et en rupture apparente non seulement avec la tonalité générale des écrits spécifiquement consacrés à légalité, mais aussi avec dautres passages, comme ce paragraphe souvent cité des Principes déconomie où Mill fait léloge du travail des femmes comme lun des moyens les plus efficaces pour améliorer les conditions de la classe laborieuse (1848-1871, p. 342).

Pourtant, dans LAssujettissement, à la question de savoir si les épouses exerceront, elles aussi, un travail hors du foyer, Mill et Taylor Mill vont répondre par la négative, en sommant les femmes deffectuer un choix entre le mariage et le travail. Beaurain et Sigot (2009) rappellent bien que si les femmes non mariées doivent pouvoir accéder au salariat, pour les femmes mariées par contre, « laccès au salariat nest jugé ni nécessaire, 121ni même souhaitable. » (Beaurain & Sigot, 2009, p. 1345). Le libre accès au marché du travail ne concerne dès lors que les femmes non mariées, et il y a bien chez Mill « une limitation de laccès au travail salarié à une seule catégorie de femmes. » Pour être plus précis, le mariage est déjà un choix – celui dembrasser une « carrière domestique » de préférence à une « carrière salariée » (Beaurain & Sigot, 2009, p. 1362), comme le confirme ce passage :

De même quun homme fait choix dune profession, de même on peut ordinairement présumer quune femme, quand elle se marie, choisit la direction dun ménage et léducation dune famille comme but principal de tous ses efforts pendant toutes les années de sa vie qui seront nécessaires à laccomplissement de cette tâche, et quelle renonce, non pas à toute autre occupation, mais à toutes celles qui ne sont pas compatibles avec les exigences de celle-ci. Voilà la raison qui interdit à la plupart des femmes mariées lexercice habituel ou systématique dune occupation qui les appelle hors de chez elles, ou toute autre occupation qui ne peut être remplie à la maison (Mill, 1876, p. 38).

En lisant ces lignes, on comprend mieux pourquoi Mill et Taylor Mill ont été critiqué·e·s par des lectrices féministes pour leur manque de cohérence. Annas (1977) relève quà sen tenir à largumentation présentée dans LAssujettissement, seules les femmes non mariées ou dont les enfants sont déjà grands pourront travailler, cest-à-dire finalement une petite minorité dentre elles : lélan émancipateur de Mill et Taylor Mill ne changerait finalement rien pour la grande majorité. Une autre commentatrice, Morales (1996), fait valoir que les auteur·e·s ont commis ce qui ressemble à un contresens, en considérant que mettre au monde des enfants dune part et les élever dautre part vont nécessairement de pair. Une autre discussion, que nous ne développerons pas ici, porte plus spécialement sur la question de la valeur productive ou non du travail domestique (Hirschmann, 2008 ; Pujol, 1992, p. 32-33. Pour une revue plus complète et systématique des critiques et points de vue féministes, voir McCabe, 2018, p. 138-139 ; également Miller, 2016, p. 483-487).

II.2. Une règle de base… toute relative

Une grande prudence est cependant nécessaire pour interpréter la position de Mill et Taylor Mill. Faut-il voir dans les formules citées ci-dessus une injonction quasi-absolue ? Une telle analyse semble peu compatible avec dautres indices. Tout dabord, il y a un glissement remarquable du 122point de vue entre LAffranchissement, texte (sans doute) principalement dû à Taylor Mill, et LAssujettissement, qui est (sans doute) issu dune collaboration : le premier, contrairement au second, insiste davantage sur les effets positifs du travail des femmes y compris des femmes mariées (Miller, 2002, souligne cette différence)8. Puis, au moment même de formuler la recommandation dont il est ici question, les auteur·e·s ont lair de vouloir en réduire la portée. Admettant que rien ne doit empêcher chacune dentre elles dappliquer ses facultés individuelles au type dactivités auxquelles ses dons correspondent le mieux, cest-à-dire le cas échéant à des domaines extra-domestiques9, ils soulignent que la règle générale demande à être ajustée aux circonstances : « il faut laisser les règles générales sadapter aux aptitudes particulières » (1876, p. 38). On en conclura que linterdiction ne prend en aucun cas la forme dun impératif catégorique, cest-à-dire quil serait injuste de reprocher à Mill et Taylor Mill davoir radicalement et totalement rompu, à cet endroit, avec leur appel à lémancipation (McCabe, 2015).

En connexion avec une série dautres observations, qui portent surtout sur le mariage comme une libre décision plutôt que comme une contrainte – matérielle – subie, ou encore sur les potentialités de progression et de bonheur personnelles inhérentes à la vie maritale elle-même, vue comme relation entre égaux (Shanley, 1981 ; Urbinati, 1991), dautres lecteurs avancent ainsi des commentaires plus bienveillants que ceux, dinspiration féministe, mentionnés antérieurement, en insistant par exemple sur le caractère progressiste de la position globale de Mill comparée aux positions dominantes de son époque (Stafford, 2004), ou 123encore sur la difficulté qui consiste à réconcilier l« utilité » profitant à la collectivité et celle profitant aux femmes considérées individuellement (Beaurain & Sigot, 2011). Avec McCabe (2018), on retiendra que la recommandation destinée aux femmes mariées de ne pas travailler à lextérieur, telle quelle est formulée dans LAssujettissement, constitue avant tout un problème de justice : tant que les conditions actuelles, qui veulent que les hommes ne sinvestissent pas dans le foyer, durent, il serait peu équitable que les femmes accomplissent travail domestique et travail à lextérieur, en soulignant que les conditions présentes sont justement « non-idéales ». Le fait que Mill insiste pour souligner que le mariage doit rester un choix librement accordé – « Que les femmes préférant adopter cet emploi-là [celui dépouse et de mère], puissent le faire » (1848-1871, p. 765, notre traduction) – ne parle pas là contre mais confirme plutôt lexistence dune exception, serait-elle toute relative.

Cest la comparaison renouvelée avec Comte qui nous permettra à la fois de confirmer et dapprofondir cette interprétation. La question initiale a été de savoir si les positions de Comte et de Mill, a priori si divergentes concernant la question de légalité des sexes, pouvaient pourtant être rapprochées à propos du travail des femmes mariées. Il savérera que, tandis que lattitude de Comte est bien de principe, la position de Mill savère souple et dordre plutôt circonstanciel. Afin de mener cette comparaison et déclairer la polémique, il nous faut maintenant rappeler le débat qui a opposé Comte et Mill concernant linné et lacquis.

III. Lopposition au travail des femmes mariées
à la lumière du débat entre linné et lacquis

Comte et Mill se livrent en effet à une polémique vive relative au caractère « inné » ou « acquis » des attributs et conduites sexués, autour de cette question très précise : les femmes sont-elles nées moins intelligentes que les hommes ? Ou, ce qui revient ici au même : sont-elles, en raison de caractéristiques innées, plus aptes à la gestion du foyer et au travail domestique que les hommes ? Les positions respectives de Comte 124et de Mill sont diamétralement opposées et ce différend constitue lune des raisons qui les a durablement éloignés lun de lautre (lopposition entre Mill et Comte a été reconstruite en détail par Guillin, 2009). Notons au passage que le débat portant sur les traits sexués innés ou acquis se poursuit encore de nos jours (voir par exemple Vidal, 2007).

III.1. La prédominance de linné chez Comte

Deux types de raisonnement cohabitent chez le fondateur du positivisme. Le premier, dordre « sociologique », met en avant la pérennité historique des structures de subordination à travers les périodes successives : ne suffit-il pas de se rappeler que toutes les sociétés, depuis la nuit des temps, ont confié la direction des affaires publiques aux hommes, pour détenir la meilleure preuve quil ne saurait en être autrement, et quà lopposé, légalité des sexes nest quune chimère ? Comte va jusquà se féliciter que le progrès de la civilisation ait fait « graduellement passer aux hommes des professions exercées par des femmes » (Mill & Comte, 2007, p. 250).

La seconde argumentation, reposant sur la référence à la biologie, se réclame primordialement de lapproche phrénologique développée par le physionomiste F.J. Gall, qui enseigne que la taille et la forme du crâne permettent dappréhender les traits de caractère de lindividu et/ou de lespèce ainsi que du genre concernés (concernant le rapport entre « sociologie » et « biologie » chez Comte, en partie en conflit avec son projet même consistant à fonder une sociologie autonome, voir Guillin, 2007 et 2012). Or, il se trouve que le cerveau des femmes est en moyenne plus petit que celui des hommes : doù la conclusion quelles sont effectivement moins intelligentes queux. Cependant, la nature les a pourvues dautres avantages, à savoir la sociabilité et laffectivité, les sentiments et laltruisme. Il sensuit que les femmes, moins aptes à réfléchir et à penser, sont bel et bien plus compétentes pour gérer le domaine familial : leur interdire laccès aux emplois publics, ce ne serait pas une contrainte tyrannique, mais plutôt la chance qui leur est offerte de laisser leurs vrais talents sépanouir (Mill & Comte, 2007, p. 246-250). Cest bien sur ce point que portent les divergences les plus virulentes entre Comte et Mill dans leur correspondance, qui finiront par les séparer10.

125

III.2. La prédominance de lacquis
et donc de l
éducation chez Mill

Mill, se montrant peu convaincu par la phrénologie, remet notamment en cause limportance accordée à la taille du cerveau (Mill & Comte, 2007, p. 67). En conformité avec son projet consistant à fonder une science humaine de type « éthologique » (1843, p. 861-874 ; voir à propos de ce projet ainsi que de ses limites, Guillin, 2009, p. 232-282), le philosophe anglais insiste plutôt sur le rôle joué par léducation et lenvironnement et suggère, dans cette veine, de donner une chance aux femmes en les instruisant : lexpérience montrera alors si elles sont réellement incapables dapprendre et dacquérir les mêmes connaissances que les hommes (Guillin, 2009, reconstruit ce raisonnement point par point). Pour Mill en effet, « Quelque grandes et en apparence ineffaçables que soient les différences morales et intellectuelles entre lhomme et la femme, la preuve que ces différences sont naturelles ne peut jamais être que négative » (1876, p. 1811). En dautres termes, tant que se perpétuent les conditions dinégalité réelles, dans les domaines du droit et de léconomie notamment, il serait malaisé de connaître la « nature » des femmes – si tant est quil en existe une –, et lon ne saurait affirmer si oui ou non, elles sont susceptibles de remplir les mêmes fonctions que les hommes. En revanche, le jour où elles auront reçu une éducation identique, la preuve pourra être produite que leur infériorité actuelle, au lieu dêtre de naissance, est due uniquement à un « dressage » et un environnement 126qui les désavantagent et à vrai dire déforment leur caractère… ou alors, le cas échéant, ce sont les conservateurs qui auraient raison. Beaurain et Sigot (2009) insistent beaucoup sur le rôle fondamental de léducation, qui fait finalement des femmes des esclaves consentantes :

les femmes, du fait de leur formation, admettent la place quon leur a désignée comme étant la leur dans la société, en contradiction avec la conception moderne de la liberté. Léducation, instrument de lasservissement des esprits, constitue alors un fondement essentiel de la pérennité de lesclavage féminin (…). (2009, p. 1353).

Or ce qui nous intéresse ici, cest le rapport existant entre cette polémique et la question concrète, mentionnée ci-dessus, de limplication des femmes dans les tâches domestiques. Avec Taylor Mill, Mill a décrit avec précision en quoi consiste lultime responsabilité du foyer :

La direction dun ménage, lors même quelle nexige pas beaucoup de travail, est extrêmement lourde pour lesprit ; elle réclame une vigilance incessante, un œil auquel rien néchappe, et présente à toute heure du jour à examiner et à résoudre des questions prévues et imprévues que la personne responsable peut difficilement bannir de son esprit… Tout ceci est en sus du devoir suprême que la société impose à toutes, celui de se rendre charmantes (1876, p. 57).

Ces propos, qui semblent préfigurer la thèse contemporaine de la « charge mentale ménagère » (expression forgée par la sociologue M. Haicault en 198412), sont remarquables pour lépoque et lon comprend pourquoi des interprètes comme Miller (2016, p. 481) ou Spitz (1982, p. 462) ont été amenés dans leurs commentaires à faire allusion au « second shift problem », i.e. au problème de la double journée de travail des femmes. Mill et Taylor Mill relèvent que les fonctions telles quils viennent de les décrire sont dans la grande majorité des cas, voire toujours, confiées aux seules femmes, non sans souligner que cette corvée familiale tend à être plus astreignante encore que le travail professionnel, ainsi que Taylor Mill et Mill le remarquaient déjà dans LAffranchissement : « La variété des tâches, certes insignifiantes, accomplies par la plupart des femmes, demande autant de capacité de réflexion que la routine monotone des occupations de la grande majorité des hommes. » (Mill-Taylor, 2014, [1851 (1869)], p. 27).

127

Puis, en mettant en lumière la nature mentale et non en premier lieu physique des contraintes pesant sur elles, en distinguant entre la « vigilance » et le « travail », Mill et Taylor Mill observent que les maîtresses de maison, appelées à « tenir leur temps et leur esprit à la disposition de tout le monde » (1876, p. 58), ne sont à aucun moment libres ni de leurs facultés, ni de leur temps, ni même de leur apparence, puisquen plus dêtre attentives à tout, elles doivent à leur entourage dêtre à tout moment belles et attirantes. Dans « Du mariage », le commentaire de Mill seul, cest-à-dire sans la collaboration avec Taylor Mill, avait été plus caustique encore :

La fonction éminente de la femme devrait être dembellir la vie : de cultiver, pour son bien comme pour celui de ceux qui lentourent, toutes ses facultés cérébrales, spirituelles, corporelles, toutes ses aptitudes à éprouver et à donner du plaisir, et de participer en tout lieu au rayonnement de la beauté, de lélégance et de la grâce (Mill, 2014 [1832-1833], p. 22).

III.3. Une « flexibilité de lesprit »
nécessaire aux tâches domestiques

Reste à savoir quelles sont les caractéristiques tant prisées qui prédestinent les femmes à soccuper de la famille, et pourquoi elles le font mieux que les hommes. Cest à cet endroit que la thèse des caractéristiques « acquises » sillustre parfaitement et quelle prend tout son sens. La réponse de Taylor Mill et de Mill consiste en effet à créditer les femmes dune plus grande « flexibilité », ainsi que de la capacité de saisir rapidement ce quexige lurgence du moment et de passer instantanément dune activité à lautre voire de soccuper de plusieurs choses en même temps (Mill, 1871, p. 127 ; Mill & Comte, 2007, p. 47), contrairement aux hommes, qui vont plutôt se concentrer sur une seule tâche. Or cette faculté, plutôt que de relever des faits biologiques, serait le fruit de léducation précisément, puisquon apprend aux filles dès leur plus jeune âge à être constamment attentives à leur entourage – Beaurain & Sigot (2011, p. 9) évoquant une « préférence adaptative » pour les travaux relevant du foyer –, contrairement aux garçons qui sont entraînés à poursuivre des occupations exclusives, si possible dordre intellectuel.

À notre sens, linjonction faite aux femmes mariées de ne pas occuper demploi extra-domestique prend sa place dans ce contexte : de laveu même des auteur·e·s, la corvée dune présence indéfectible est tellement 128importante quil vaut mieux quelle demeure exclusive, tout en admettant quelle ne saurait remplir une vie et ne doit pas nécessairement occuper la journée entière loin de là. Mieux vaut donc la laisser aux femmes, qui sont plus fiables dans cette sphère, plutôt que dabandonner la maisonnée à la négligence – y compris, et surtout, affective (Ball, 2001). Faut-il en déduire que lorsque des réformes du système déducation auront mis les femmes sur un pied dégalité avec les hommes, on pourra toujours réviser la répartition des tâches ? Linterrogation reste ouverte. McCobe (2018), citée ci-dessus, semble aller en ce sens, puisquelle insiste notamment sur le caractère non-idéal du contexte donné, ce qui semble impliquer que, si le monde était idéal ou du moins un peu plus idéal quil ne lest, les travaux relevant du foyer pourraient être partagés.

Quen est-il en revanche de la position comtienne ? Les réflexions présentées par le fondateur de la sociologie se montrent proches dune certaine façon des propos de Mill et Taylor Mill, puisquil souligne, comme ces derniers, la flexibilité desprit requise par le domaine domestique. Cependant aux yeux de Comte, cette souplesse est innée chez les femmes, tandis que la capacité de résoudre des problèmes complexes par la réflexion assidue leur ferait naturellement défaut. Lauteur affirme en effet que la concentration soutenue, celle qui permet daller en avant dans le domaine des sciences, est bien le propre des hommes – en sachant que même parmi eux, peu nombreux sont ceux qui savent effectivement accorder toute leur attention à un seul sujet pendant longtemps sans se fatiguer (1970a, t. iv, p. 435-436) –, alors que les femmes éprouvent du mal à poursuivre des activités déterminées. En effet, « [Leur] esprit [est] moins apte que le nôtre aux inductions très générales et aux déductions fort prolongées, en un mot, à tous les efforts abstraits » (1998, p. 254). Or cette incapacité à se concentrer, cette « inaptitude caractéristique à labstraction et à la contention » (Mill & Comte, 2007, p. 247), qui constitue une véritable faiblesse intellectuelle aux yeux du fondateur de la sociologie, se transforme en avantage manifeste lorsquil sagit de lexistence familiale : cest elle en effet qui permet aux femmes dêtre de bonnes mères et éducatrices, puisque ce rôle exige justement davoir les yeux partout et dêtre vigilantes sans relâche aux besoins dautrui, autant dobligations qui sont difficilement compatibles avec la focalisation exclusive sur un seul type dactivité. Nous avons là toute la différence entre lintelligence et lamour tels que Comte les conçoit, puisque la 129première se distingue par la faculté de mettre entre parenthèses la totalité des distractions, partant lenvironnement immédiat, alors que le second, « mieux disposé à sentir cette combinaison de la réalité avec lutilité qui caractérise la positivité » (1998, p. 254), est sensible au présent, lici et maintenant, et en comprend les impératifs. Pour paraphraser librement, un homme qui se penche sur un problème de mathématiques peut ne pas entendre les pleurs dun bébé, quand une femme, quelle que soit la tâche à laquelle elle sattelle, ne sera jamais absorbée au point dignorer les appels venant dune autre personne. Et à la différence de Mill, Comte persiste à souligner lancrage biologique de cette propension féminine à soccuper du foyer et corrélativement, le talent naturel des hommes pour les sciences ainsi que, par extension, la conduite des affaires publiques (Comte & Mill, 2007, p. 247-250).

Nous avons donc examiné à nouveaux frais la polémique entre Comte et Mill à propos du statut des femmes, et celui des femmes mariées en particulier. Dans une dernière partie, nous nous proposons de montrer, en changeant partiellement de registre, que la position comtienne, si fragile quelle soit (Guillin, 2009), semble pourtant receler un potentiel critique de réflexion qui mériterait dêtre mis à jour, et ce potentiel jaillit précisément de lélément qui dérange, à savoir lidée dun esprit typiquement féminin dont les traits seraient enracinés dans la nature organique. Cest la raison dêtre de léconomie politique qui sera ici finalement mis en cause.

IV. De linterdiction du travail des femmes
chez Comte à une critique originale
de léconomie politique

IV.1. Des affinités entre intelligence masculine et économie

Il est bien connu que le fondateur du positivisme exprime la plus grande méfiance envers léconomie politique de son temps, surtout dans la 47e leçon du Cours. Les points essentiels de sa critique sont les suivants : selon Comte, léconomie politique ignore tout de la méthode sociologique et de lévolution de lhumanité, elle ignore la succession des 130états par lesquels passe notre espèce avant datteindre laccomplissement, pour poser lexistence de relations entre les individus non affectées par la marche en avant de lhistoire. Simultanément, elle écarte la totalité des aspects dordre moral, en réduisant les humains à une « métaphysique du sujet » et une psychologie rétrécie faite dégoïsme, dintérêt privé et de calcul, même sil est vrai que Comte reconnaît à l« école écossaise », dont A. Smith en premier lieu, le mérite davoir au moins admis lexistence de sentiments de sympathie à côté du seul égoïsme (1970a, t. iv, p. 210-222 ; t. iii, p. 630. Voir sur la position critique de la sociologie française vis-à-vis de léconomie politique, Steiner, 2008).

Relativement à la question de la différence des sexes, une conséquence surprenante, non envisagée jusque-là, apparaît à partir de cette position. À bien y réfléchir, il savère que lintelligence proprement « masculine » et non orientée par le bon sens « féminin » partage aux yeux de lauteur exactement les traits que cette économie politique tant blâmée. En effet, selon Comte, la raison des hommes (mâles), toute logique quelle soit, risque pourtant de conduire lhumanité dans une impasse. Car le cerveau masculin est en permanence tenté par une aberration aux conséquences pernicieuses, consistant à séloigner des vraies questions pour se perdre dans des « divagations » (1998, p. 236) creuses et futiles. Ainsi, Comte dénonce régulièrement les effets potentiellement perturbateurs dune intelligence déconnectée du sentiment ; du Cours au Système en passant par le Discours, les reproches adressées à la « vaine suprématie » dun tel esprit (1998, p. 254) deviennent de plus en plus sévères.

Or ne pourrait-on pas rapprocher les fourvoiements dune intelligence vaine, séloignant de la réalité et dépourvue de contenu, des errements que Comte impute à léconomie politique ? Critique dune espèce dintelligence hors sol, critique de légoïsme, et critique de léconomie politique semblent en effet se fondre en une seule pièce, dans les Leçons 45-49 du Cours (1970, t. iii, p. 604-671 ; t. iv, p. 1-429) ; de même dans le Discours, Comte sen prend aux « économistes dont les maximes métaphysiques interdisent toute régulation sociale des fortunes personnelles » (1998, p. 188). Il se trouve ainsi quun esprit livré à des divagations sans objet est celui-là même qui demeure stimulé par des mobiles moins nobles, à savoir … lintérêt privé, le « calcul personnel », les « penchants égoïstes » (1998, p. 252), et ne sera capable que dune chose, servir un individualisme abstrait. Ce faisant, lintelligence des 131hommes – masculine –, devient à la fois le moteur et lallié dune tendance redoutable menaçant globalement lâge présent, consistant en la confusion des moyens mis en œuvre et de la finalité elle-même.

IV.2. Sortir de léconomie et de légoïsme grâce aux femmes ?

Comme nous lavons montré, lexistence masculine est susceptible selon Comte de se laisser entraîner, ou plutôt malmener, par une sorte dintelligence pure qui, frappée de « sécheresse métaphysique » et « dorgueil doctoral » (1998, p. 252 et p. 242), possède toutes les qualités de la logique et de la concentration, mais à laquelle manque une faculté décisive, celle de savoir ce quelle veut vraiment. Dès lors, sous sa seule égide, lhumanité va infailliblement à sa perte, impuissante à concevoir des objectifs de bon sens et « repoussant toujours plus loin le point de vue social » (1998, p. 240) : le scénario dun genre humain que la nature na pourvu de raisonnement que pour mieux légarer se trouve projeté ici. Et cest à cet endroit précis que les femmes jouent leur véritable rôle : car cest à elles, inférieures en intelligence mais capables déprouver des sentiments et daimer, quil reviendra de désigner le véritable objectif vers lequel devraient tendre nos efforts : lHumanité, envisagée comme un ensemble solidaire, nest elle-même rien dautre quune grande famille universelle. Cest ainsi que les femmes, non sujettes aux « sophismes subversifs » (1998, p. 259), contribuent à la solution du « grand problème humain », consistant dans la subordination de légoïsme à laltruisme (par exemple 1970b, t. viii, p. 142 et 173).

En formulant ces réflexions différemment, on pourrait dire quaux yeux de Comte, les hommes agissent et commandent, tandis que les femmes montrent la direction, de sorte que leur sens social inné sortira lhumanité de la voie pernicieuse qui se dessine : sans leur apport « modérateur », lespèce humaine se méprendra sur sa propre vocation, elle fabriquera, ouvragera et bricolera, construira (et détruira), inventera, accumulera et échangera, mais oubliera de se demander à quoi tout cela peut-il bien servir. Ainsi, le fait que les femmes soient mises à labri du travail à lextérieur, non seulement les protège par rapport à certains maux de lindustrie, comme les tâches répétitives et abrutissantes de lusine, mais lexercice de leur pouvoir moral (1970b, t. viii, p. 313-314) est de nature à imprégner, et dune certaine façon à briser, la logique du monde économique de lintérieur.

132

Un tableau fascinant se dessine. La discipline sociologique pose bien un être humain qui soit social par nature, et cest là quelle se distingue de léconomie politique. Ainsi, le vivre-ensemble némane pas aux yeux de Comte de lagrégation des conduites privées individuelles, le vivre-ensemble est toujours déjà donné, si tant est que la dimension collective soit fondatrice de lhumain même. Cependant, le même Comte va doter les hommes avec un petit « h », cest-à-dire les êtres les plus intelligents qui existent sur terre, des mêmes caractéristiques abstraites et virtuellement contre-productives et délétères que léconomie conférait à lindividu isolé : lhomo œconomicus serait-il un homme ? Les femmes en revanche, avec leur « tendance à faire prévaloir la sociabilité sur la personnalité », lintérêt de tous sur lintérêt privé, elles qui incarnent « le type le plus pur et le plus direct de lhumanité » (1998, p. 240), vivent en immersion complète dans le collectif. Plus loin encore, les femmes, « mieux disposées à sentir cette combinaison de la réalité avec lutilité qui caractérise la positivité » (1998, p. 254), sont, à tout prendre, plus « philosophes » que les hommes et mieux en consonance avec lâge présent.

Ainsi chez le sociologue français, les femmes sont lincarnation dun principe philosophique : voilà qui rend sa position si vulnérable, voilà encore qui la rend subversive en puissance. Quen est-il de Mill ? Dans la correspondance, ce dernier souligne, à sa façon, les vertus dun esprit féminin tourné vers le présent et par-là même capable dœuvrer en vue du bien de tous. Ainsi, quand les hommes ont tendance à faire « abstraction, non pas seulement dintérêts immédiats, mais de tout intérêt réel », les femmes, « (…) toujours placées au point de vue pratique, deviennent très rarement des rêveurs spéculatifs, et noublient guère quil sagit dêtres réels, de leur bonheur ou de leurs souffrances » (Mill et Comte, 2007, p. 240). Par référence à ce genre de formules, on peut admettre avec dautres interprètes que les qualités « féminines » constituent, aux yeux de Mill, comme une sorte d« antidote » aux tendances nuisibles de la société avec ses comportements « combatifs » voire « destructeurs » (Beaurain & Sigot, 2011). Puis, on sait que Mill, non moins que Comte, refuse, contre Bentham, de voir en légoïsme un trait universel de lêtre humain, et quil suggère de ne voir en lintérêt purement individuel quune façon de vivre, liée à lordre présent réellement existant plutôt quun attribut fixe et intemporel (1843, p. 901). Finalement, Mill dans son Autobiographie souligne combien sa femme Harriet a contribué 133non seulement aux écrits concernant le rapport entre les sexes mais également à LÉconomie politique, en notant quelle la aidé à dépasser les « généralisations » pour les transformer en principes vivants, plus proches de la vie sociale vécue (1873, p. 617-624). Nous avons là autant de traits pouvant suggérer que la position de Mill rejoint en partie les remarques critiques de Comte à propos de léconomie existante13. Mais Mill nest pas Comte et plutôt que dériger les femmes en déesses qui détiennent la clef spirituelle dun système grandiose et en tant que telles le transforment et bouleversent en profondeur, il revendique pour elles des droits égaux. La question reste ouverte de savoir si les deux procédés ne sont pas en cela justement complémentaires, au-delà de leurs désaccords ainsi que de leurs accords.

Conclusion

Lobjectif de ces réflexions nétait pas de remettre en cause les termes de lopposition entre un Comte « patriarcal » et « conservateur » et un Mill « progressiste » et « féministe », mais bien de dévoiler la complexité et les enjeux tant implicites quexplicites de ce débat. Dans cette perspective, on aura montré que ce différend sinscrit dans une polémique concernant le caractère acquis ou inné des caractéristiques supposées masculines ou féminines. Ainsi, le rapprochement inattendu entre Comte et Mill (au vu des réticences dont fait état le second concernant le travail des femmes mariées) prend sa source en réalité dans des justifications de nature quasi-biologique chez Comte, mais pragmatiques et circonstanciées chez Mill. Ce faisant, lopposition entre Comte et Mill gagne en subtilité et en profondeur. Chez Comte, le refus du travail des femmes permet de constituer ces dernières en contre poids à lhomo œconomicus et ses dérives. Quils soient innés ou acquis, les attributs plus spécifiquement féminins font dès lors barrage à une forme d« économisation » de la société tout entière.

134

Ces réflexions débouchent sur de nombreuses questions qui restent en suspens. Parmi elles, on peut se demander où se trouve le vrai asservissement – dans la concentration monotone des hommes sur leur activité professionnelle routinière, ou dans les corvées ménagères : interrogation à laquelle les textes de Comte, Taylor Mill et Mill font subtilement écho. Plus loin, ne serait-ce pas plutôt ce double asservissement, puisquaujourdhui de nombreuses femmes occupent un emploi, qui nous empêche, les un·e·s comme les autres, dêtre attentifs aux autres êtres vivants, humains et non humains, et véritablement préoccupé·e·s par leur sort ? En effet,

Comment atteindre ce niveau sensible qui est la condition dune saisie empathique de lautre (…) quand on est préoccupé par son travail et par les nombreuses tâches domestiques qui enferment les individus dans des rôles et dans la routine, émoussant leur faculté de penser, de sémerveiller et de sindigner ? (Pelluchon, 2017, p. 19).

Serait-ce ma propre souffrance dans le travail, fût-il professionnel ou domestique, qui me rend insensible à lentourage et à la souffrance dautrui (Dejours, 1998) ? Le souci pour autrui suppose-t-il nécessairement la sortie du travail au profit dun temps de repos (Pouchain, 2017) ? Ces réflexions posent in fine la question de savoir si un travail sans asservissement, sans servitude, est envisageable ou demeure à jamais utopique.

135

Bibliographie

Annas, Julia [1977], « Mill on the Subjection of Women », Philosophy, Vol. 52, No 200, p. 179-194.

Audard, Catherine [2015], « John Stuart Mill », Revue Internationale de Philosophie, Vol. 2, No 272, p. 153-156.

Ball, Jennifer [2001], « John Stuart Mill on Wages and Women : a Feminist Critique », Review of Social Economics, t. LIX, No 4, p. 509-527.

Beaurain, Christophe & Sigot, Nathalie [2009], « Lesclavage et lasservissement des femmes chez John Stuart Mill : de la contrainte au choix », Économies et Sociétés, série Histoire de la pensée économique, No 41, p. 1343-1368.

Beaurain Christophe & Sigot Nathalie [2011], « John Stuart Mill and the Employment of Married Women : Reconciling Utility and Justice », HAL, soumis le 31 octobre 2011.

Chaherly Harrar, Souad [1999], « Lassujettissement des femmes de John Stuart Mill », Études feministes, Vol. 12, No 2, p. 23-38.

Comte, Auguste [1830-1842], Cours de philosophie positive, Paris, Éd. Anthropos (= Œuvres dAuguste Comte, t. I-VI), 1970a.

Comte, Auguste [1848], Discours sur lensemble du positivisme, Paris, Flammarion, 1998.

Comte, Auguste [1851-1854], Système de politique positive, Paris, Éd. Anthropos (= Œuvres dAuguste Comte, t. VII-X), 1970b.

Comte, Auguste [1852], Catéchisme positiviste, Éd. Anthropos (= Œuvres dAuguste Comte, t. XI), 1971.

Dejours, Christophe [1998], Souffrance en France. La banalisation de linjustice sociale, Seuil, Points.

Dixon, Thomas [2012], « La science du cerveau et la religion de lhumanité : Auguste Comte et laltruisme dans lAngleterre victorienne », Revue dhistoire des sciences, t. 65, No 2, p. 287-316.

Gane, Mike, [2016], « Journey to Isidore. Auguste Comtes Utopian Method », Revue européenne des sciences sociales, Vol. 54, No 2, p. 43-67.

Guillin, Vincent [2007], « La question de légalité des sexes dans la correspondance Comte-Mill. Une approche méthodologique », Archives de philosophie, t. 70, No 1, p. 57-75.

Guillin, Vincent [2009], Auguste Comte and John Stuart Mill on Sexual Equality. Historical, Methodological and Philosophical Issues, Leiden & Boston, Brill.

Guillin, Vincent [2012], « Le penchant biologique de la sociologie comtienne : la question de légalité des sexes », Revue dHistoire des sciences, t. 65, No 2, p. 259-285.

136

Haicault, Monique [1984], « La gestion ordinaire de la vie en deux », Sociologie du travail, Vol. 26, No 3, p. 268-277.

Hayek, Friedrich August von [1951], John Stuart Mill and Harriet Taylor : Their friendship and subsequent marriage, New York, A. M. Kelley.

Hirschmann, Nancy J. [2008], « Mill, Political Economy and Womens Work », American Political Science Review, Vol. 102, No 2, p. 199-213.

Jacobs, Jo Ellen [1994], « “The Lot of Gifted Ladies Is Hard” : A Study of Harriet Taylor Mill Criticism », Hypatia, Vol. 9, No 3, p. 132-162.

Lecoq, Titiou [2017], Libérées, Paris, Fayard.

Légé, Philippe [2018], « History, Utility and Liberty : John Stuart Mills Critical Examination of Auguste Comte », The European Journal of the History of Economic Thought, Vol. 25, No 3, p. 428-459.

Leterre, Thierry [2003], « Entre compétence et liberté dopinion : le pouvoir spirituel comtien comme modèle de société intellectuelle », in Bourdeau, Michel (dir.), [2003], Auguste Comte aujourdhui. Colloque de Cerisy (3-10 juillet 2001), Paris, Kimé, p. 200-222.

McCabe, Helen [2015], « John Stuart Mill, Utility and the Family : Attacking the Citadel of the Enemy », Revue internationale de philosophie, Vol. 272, No 2, p. 225-235.

McCabe, Helen [2018], « Good Housekeeping ? Reassessing John Stuart Mills Position on the Division of Labour », History of Political Thought, Vol. 39, No 1, 135-155.

Mendus, Susan [2000], « John Stuart Mill and Harriet Taylor on Women and Marriage », in Mendus, Susan [2000], Feminism and Emotion, Londres, Palgrave`-Macmillan, p. 29-41.

Mill, John Stuart [1832-1833], « Du mariage », in Écrits sur légalité des sexes, Traduits et présentés par F. Ozari, ENS éd., https://books.openedition.org/enseditions/5536, consulté le 16/01/2019.

Mill, John Stuart [1843], A System of Logic, Part II, Mill, John Stuart, The Collected Works of John Stuart Mill, Vol. VIII – A System of Logic Ratiocinative and Inductive, Being a Connected View of the Principles of Evidence and the Methods of Scientific Investigation (Books I-III), Robson, John M. (éd.), Introduction by R.F. McRae, Toronto, University of Toronto Press et Londres, Routledge & Kegan, 1974. 15/01/2019. https://oll.libertyfund.org/titles/246.

Mill, John Stuart [1848-1871], The Principles of Political Economy, I-II, Mill, John Stuart, The Collected Works of John Stuart Mill, Vol. II – The Principles of Political Economy with Some of Their Applications to Social Philosophy (Books I-II), Robson, John M. (éd.), Introduction by V.W. Bladen, Toronto, University of Toronto Press et Londres, Routledge & Kegan, 1965. 15/01/2019. https://oll.libertyfund.org/titles/102.

137

Mill, John Stuart (Taylor, Harriet) [1851 (1868)], LAffranchissement des femmes, in Mill, John Stuart et Taylor, Harriet, 2014.

Mill, John Stuart [1859], On Liberty, in Mill, John Stuart, The Collected Works of John Stuart Mill, Vol. XVIII – Essays on Politics and Society Part I, Robson, John M. (éd.), Introduction by Alexander Brady, Toronto, University of Toronto Press et Londres, Routledge & Kegan, 1977. 15/01/2019. https://oll.libertyfund.org/titles/233.

Mill, John Stuart [1861], Utilitarisnism, Mill, John Stuart, The Collected Works of John Stuart Mill, Vol. X – Essays on Ethics, Religion, and Society, Robson, John M. (éd.), Introduction by F.E.L. Priestley, Toronto, University of Toronto Press et Londres, Routledge & Kegan, 1985. 15/01/2019. https://oll.libertyfund.org/titles/241.

Mill, John Stuart [1865], Auguste Comte and Positivism, Mill, John Stuart, The Collected Works of John Stuart Mill, Vol. X – Essays on Ethics, Religion, and Society, Robson, John M. (éd.), Introduction by F.E.L. Priestley, Toronto, University of Toronto Press et Londres, Routledge & Kegan, 1985. 15/01/2019. https://oll.libertyfund.org/titles/241.

Mill, John, Stuart [1869], The Subjection of Women, Mill, John Stuart, The Collected Works of John Stuart Mill, Vol. XXI – Essays on Equality, Law, and Education, Robson, John M. (éd.), Introduction by Stefan Collini, Toronto, University of Toronto Press et Londres, Routledge & Kegan, 1984. 15/01/2019. https://oll.libertyfund.org/titles/255.

Mill, John Stuart [1873], Autobiography, Mill, John Stuart, The Collected Works of John Stuart Mill, Vol. I – Autobiography and Literary Essays, Robson, John M. & Stillinger, Jack (éd.), Introduction by Lord Robbins, Toronto, University of Toronto Press et Londres, Routledge and Kegan, 1981). 16/01/2019. https://oll.libertyfund.org/titles/242.

Mill, John Stuart [1876], Lassujettissement des femmes, trad. par M.É. Cazelles, http://classiques.uqac.ca/classiques/Mill_john_stuart/assujettissement_femmes/ass_femmes, consulté le 16/01/2019.

Mill, John Stuart & Comte Auguste [2007], Correspondance, Lévy-Bruhl, Lucien (éd.), Paris, LHarmattan.

Mill, John Stuart & Taylor, Harriet [2014], Écrits sur légalité des sexes, textes traduits et présentés par F. Ozari, ENS édition, https://books.openedition.org/enseditions/5536, consulté le 16/01/2019.

Miller, Dale E. [2002], « Harriet Taylor Mill », Stanford Encyclopedia of Philosophy, First published Mon Mar 11, 2002 ; substantive revision Tue Dec 4, 2018, https://plato.stanford.edu/entries/harriet-mill/, consulté le 10/01/2019.

Miller, Dale E. [2016], « Mill on the family » (472-487), in Macleod, Christopher & Miller, Dale E. (dir.), [2016], A companion to Mill, John Wiley & Sons, Blackwell Companions to Philosophy.

138

Molinier, Pascale [2010], « Auguste Comte et le génie féminin ou le roman dune fatale concurrence », in Chabaud-Rychter, Danièle (dir.), [2010], Sous les sciences sociales, le genre. Relectures critiques, de Max Weber à Bruno Latour, Paris, La Découverte, p. 25-39.

Morales, Maria H. [1996], Perfect Equality : John Stuart Mill on Well-Constitued Comunities, Lanham, Rowman and Littlefield.

Pelluchon, Corinne [2017], Manifeste animaliste. Politiser la cause animale, Paris, Alma.

Petit, Annie [2016], Le système dAuguste Comte. De la science à la religion par la philosophie, Paris, Vrin.

Petit, Annie & Bensaude, Bernadette [1976], « Le féminisme militant dun auguste phallocrate (Auguste Comte, Système de Politique positiviste) », Revue philosophique, No 3, p. 293-311.

Philips, Menaka [2018], « The “Beloved and Deplored” Memory of Harriet Taylor Mill : Rethinking Gender and Intellectual Labor in the Canon », Hypatia, Vol. 33, No 4, p. 626-642.

Pickering, Mary [1993], Auguste Comte, an Intellectual Biography, Vol. 1, Cambridge (Mass.), Cambridge University Press.

Pouchain, Delphine [2017], « Le repos au croisement de la religion et de léconomie », Revue dhistoire de la pensée économique, Vol. 2, No 4, p. 97-121.

Pujol, Michèle A. [1992], Feminism and Anti-Feminism in Early Economic Thought, Hants, Edward Elgar Publishing.

Riot-Sarcey, Michèle [2005], « Les femmes et la gauche en France : entre discours émancipateur et pratiques de domination », in Becker, Jean-Jacques & Candar, Gilles (dir.), [2005], Histoire des gauches en France, Vol. I, Lhéritage du xixe siècle, Paris, La Découverte, p. 362-378.

Rossi, Alice S. [1970], Essays on sex equality, by John Stuart Mill and Harriet Taylor Mill, Chicago, University of Chicago Press.

Schneider, Aurélia [2018], La charge mentale des femmes, Paris, Fayard.

Seiz, Janet A. & Pujol, Michèle A. [2000], « Harriet Taylor Mill », The American Economic Review, Vol. 90, No 2, Papers and Proceedings of the One Hundred Twelfth Annual Meeting of the American Economic Association, p. 476-479.

Shanley, Mary Lyndon [1981], « Marital Slavery and Friendship : John Stuart Mills The Subjection of Women », Political Theory, Vol. 9, No 2, p. 229-247.

Spitz, Elaine [1982], « On Shanley, Marital Slavery and Friendship », Political Theory, Vol. 10, No 3, p. 461-464.

Stafford, William [2004], « Is Mills liberal philosophy, “masculinist” ? », Journal of Political Ideologies, Vol. 9, No 2, p. 159-179.

Steiner, Philippe [2008], « La tradition française de la critique sociologique de léconomie politique », Revue dhistoire des sciences humaines, Vol. 18, No 1, p. 63-84.

139

Tön, Emilie [2017], « La charge mentale, le syndrome des femmes épuisées davoir à penser à tout », Lexpress, https://www.lexpress.fr/actualite/societe/la-charge-mentale-le-syndrome-des-femmes-epuisees-d-avoir-a-penser-a-tout_1906874.html (publié le 10/05/2017 à 17 :15, mis à jour le 12/05/2017 à 16 :52), consulté le 16/01/2019.

Urbinati, Nadia [1992], « John Stuart Mill on Androgyny and Ideal Marriage », Political Theory, Vol. 19, No 4, p. 626-648.

Vidal, Catherine [2007], Hommes, femmes : avons-nous le même cerveau ?, Paris, Le Pommier.

1 Nous tenons à remercier les deux rapporteurs pour leurs remarques et suggestions, qui ont permis de considérablement modifier et améliorer la version finale de cet article. Les éventuelles insuffisances qui demeurent sont bien-sûr de la responsabilité seule des auteures.

2 Nous avons fait le choix dans la suite de larticle de désigner systématiquement John Stuart Mill et Harriet Taylor Mill par « Mill » et « Taylor Mill », afin de ne pas alourdir le propos.

3 Repris comme « Discours préliminaire » du Système.

4 Molinier (2010) montre que les conflits ne sont pas seulement ceux dune œuvre mais aussi ceux dune époque – et dune vie. Pickering dans son ouvrage de référence (1993) en avait déjà souligné les déchirements.

5 En anglais « The Subjection of Women ».

6 On trouve chez Jacobs (1994) une présentation et une explication de la réception – très critique – des réflexions dH. Taylor Mill. Ses positions à la fois athéistes, féministes et socialistes expliquent largement la virulence des attaques dont elle a été lobjet. Larticle de Jacobs montre bien que tout et son contraire ont été écrits sur la relation (notamment intellectuelle) unissant les époux. On sest plus souvent demandé « dans quelle mesure Harriet a-t-elle influencé John Stuart ? », que « quelles étaient les idées originales dHarriet ? ». Il faudrait dès lors abandonner la question stupide consistant à se demander « qui a contribué à quoi ? » (Jacobs, 1994, p. 157, notre traduction), pour tenter plutôt didentifier les éléments originaux de la pensée de Taylor Mill.

7 En anglais « The Enfranchisement of Women ».

8 On peut encore préciser que si le mariage est bien un choix pour Taylor Mill, cest un choix socialement contraint. En effet, comme elle le précise dès 1851, « Les femmes se voient refuser tout choix réel (HTM, 1851 [1994 p. 189]) : “de nombreuses femmes sont uniquement des épouses et des mères parce quaucune autre carrière ne leur est ouverte, aucune autre occupation pour leurs sentiments ou leurs activités” » (Seiz & Pujol, 2000, p. 477, notre traduction). Les femmes dès lors intérioriseraient cette domination masculine et ne la remettraient pas en cause.

9 Nous remercions lun·e des rapporteur·e·s davoir attiré notre attention sur une erreur de traduction dans la version française établie par Cazelles : il faudrait rendre le passage concerné, « there ought to be nothing to prevent faculties exceptionally adapted to any other pursuit, from obeying their vocation notwithstanding marriage » (1867, p. 298), de la façon suivante : « rien ne doit empêcher les femmes dexercer celles de leurs facultés qui sont particulièrement adaptées à dautres types doccupation [que celles associées à la gestion du foyer] », alors que Cazelles fait jouer le « exceptionnally » comme un épithète de « femmes », écrivant « les femmes douées de facultés exceptionnelles » (1876, p. 38).

10 En précisant toutefois que lhistoire de leurs rapports ne se réduit pas à la question des femmes (Dixon, 2012, p. 303-307) : en effet, lorsque Mill présentera une vue densemble de la philosophie comtienne dans Auguste Comte and Positivism (1865), il porte un regard très critique sur toute la deuxième période du penseur français, marquée par la parution du Système. Voir récemment sur lévolution – ou labsence dévolution – de la position de Mill vis-à-vis de Comte, notamment dans les domaines de la méthodologie et de lépistémologie, Légé (2018).

11 En effet, « Si les femmes valent mieux que les hommes en quelque chose, cest assurément par leur abnégation personnelle en faveur des membres de leur famille, mais je ninsiste pas sur ce point, parce quon leur enseigne quelles sont nées et créées pour faire abnégation de leur personne. Je crois que légalité ôterait à cette abnégation ce quelle a dexagéré dans lidéal quon se fait aujourdhui du caractère des femmes. » (Mill, 1876, p. 33). Et un peu plus loin : « je crois quil y a de la présomption à dire ce que les femmes sont ou ne sont pas, ce quelles peuvent être ou ne pas être, en vertu de leur constitution naturelle. (…) Personne ne peut décider pertinemment que, sil était permis à la femme comme à lhomme de choisir sa voie, si on ne cherchait à lui donner que la tournure exigée par les conditions de la vie humaine et nécessaire aux deux sexes, il y eût une différence essentielle, ou même une différence quelconque dans le caractère et les aptitudes qui viendraient à se développer. » (1876, p. 44-45).

12 Reprise récemment par les grands journaux dopinion (par exemple, Tön, LExpress, 2017), réinterprétée par une psychiatre (Schneider, 2018), popularisée par une auteure féministe à succès (Lecoq, 2017).

13 Une auteure comme Ball (2001) suggère que si Mill ne va pas jusquau bout de son féminisme, cest justement quil redoute lenvahissement de la sphère familiale par léconomie capitaliste, avec la seule recherche de lefficacité au détriment des affections.