A Comment on Jorda’s Paper “Two Kinds of Sloth at Industrial Age: The Surveys of the Philantropes of the 19th Century and the Lafargue's Refutation”
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d’histoire de la pensée économique
2019 – 1, n° 7. varia - Author: Tarrit (Fabien)
- Pages: 227 to 232
- Journal: Journal of the History of Economic Thought
À propos du texte d’Henri Jorda
« Deux genres de paresse à l’âge industriel :
les enquêtes des “Philanthropes” du xixe siècle
et la réfutation de Lafargue »
Fabien Tarrit1
Université de Reims Champagne-Ardenne
Laboratoire Regards
L’article d’Henri Jorda soulève des questions théoriques centrales sur le rôle du travail dans la construction du lien social, et il fait écho à des débats contemporains sur la question de la protection sociale. Jusqu’au dix-huitième siècle l’aide à autrui était vue comme un don miséricordieux. Le pauvre était conçu comme la figure de Jésus et le don, sous la forme de l’aumône, était envisagé comme un moyen de salut pour le riche. Au Moyen-Âge « la paresse [est conçue] comme un péché capital » (Jorda) consistant à refuser d’élever son âme vers Dieu, au sens au sens où elle est une perte de temps, qui correspond à un vol du temps divin. à la fin du Moyen-Âge ceux qui ne font rien sont conçus comme des voleurs, ce qui génère une suspicion contre les pauvres, et implique de trier les bons et les mauvais pauvres, où le ministère de l’Intérieur trie les bons et les mauvais migrants. La charité est bien ordonnée par le travail.
Aussi la révolution industrielle et l’urbanisation de la population active qui lui est associée donnent une valeur positive au travail qui procure à 228la fois de l’argent et une place au paradis. Du fait de l’évolution historique, développement industriel aidant, la paresse n’est plus un péché capital mais « une entrave à l’industrie » (Jorda), dans la mesure où la vie de chacun dépend du travail de tous, et la paresse est toujours un vol, or elle n’est plus celui du temps divin mais de la société humaine. La paresse est également fatale au sexe féminin car d’une part il dépend des hommes mais d’autre part il détourne les hommes. C’est pourquoi, aux antipodes à la fois de la tendance historique à la diminution de la charge individuelle de travail et de la tradition de l’Antiquité où la paresse était envisagée comme un privilège pour les élus, elle est à présent conçue comme une invention pour travailler moins et se laisser aller à l’oisiveté. Ceci revient à vite oublier que la question n’est pas tant celle du travail en soi que celle de l’aliénation et de son pendant l’émancipation, y compris par le travail. Nous y reviendrons plus tard.
Alors que la paresse est aimable pour les philosophes, que l’oisiveté est une vertu pour les nobles, le peuple est coupable d’une « fainéantise lourde » (Jorda), et il est nécessaire d’éduquer l’ouvrier. L’ordre industriel permet ainsi d’introduire la discipline du temps, et l’horloge est conçue comme la métaphore de l’ordre industriel. Il est nécessaire, pour combattre leur indolence naturelle, de mettre les ouvriers au travail dès le plus jeune âge, en vue de produire un corps ouvrier obéissant. Nous pourrions ajouter, en puisant dans les catégories marxistes, que l’auteur ne convoque pas alors que la filiation intellectuelle entre Marx et Lafargue est évidente et dépasse le cadre familial, qu’il en a pleinement conscience et que leur ombre, ou peut-être leur spectre, plane sur ce travail, que cela vise à maximiser le surtravail et la plus-value. Il nous paraît utile de rappeler que Paul Lafargue fut le secrétaire de Marx, qu’il jugeait comme « le plus agréable, le plus spirituel, le plus gai des compagnons » (1890, p. 17), qu’il a épousé Laura, la deuxième fille de Marx, et qu’il a également cofondé avec Jules Guesde le Parti ouvrier français, premier parti marxiste de France, et Karl Marx a contribué à la rédaction du programme (1882), où on peut lire que « les producteurs ne sauraient être libres qu’autant qu’ils seront en possession des moyens de production (terres, usines, navires, banques, crédit) » (Guesde & Lafargue, 1882, p. 7), que « l’émancipation de la classe productive est celle de tous les êtres humains sans distinction de sexe ni de race… » (Id., p. 7), et qui revendique un « repos d’un jour par semaine [ainsi que 229la journée… de huit heures pour les adultes… de six heures pour les enfants] » (id., p. 9). Pour Marx, la source de la déshumanisation n’est pas le travail mais la division des sociétés en classes, qui voit la promesse d’émancipation et d’épanouissement portée par le travail disparaître au profit d’un rapport de domination auquel sont soumis les travailleurs (qu’ils soient, esclaves, serfs, salariés…)2 :
Du moment où le travail commence à être réparti, chacun entre dans un cercle d’activités déterminé et exclusif, qui lui est imposé et dont il ne peut s’évader ; (…) il doit le rester sous peine de perdre les moyens qui lui permettent de vivre. Dans la société communiste, c’est le contraire : personne n’est enfermé dans un cercle exclusif d’activités et chacun peut se former dans n’importe quelle branche de son choix (Marx & Engels, 1845, p. 319).
Dans une logique similaire, l’auteur ne nous informe que trop peu sur la manière dont le logiciel de la pensée dominante est transmis des curés aux philanthropes, pas plus qu’il ne nous présente ce qui définit et regroupe les philanthropes, si ce n’est en en faisant une liste, au sein de laquelle figurent les partisans de l’encyclopédisme, du saint-simonisme, du catholicisme, porteurs d’une « croyance dans l’industrie et ses bienfaits pour l’humanité » (Jorda). Il ne s’agit plus d’aider les pauvres mais de modifier leur culture, car la raison de leur misère n’est pas à trouver dans l’industrie mais dans leur comportement, leurs mœurs, leurs préférences pour les plaisirs coûteux, leur manque de prévoyance, leur alcoolisme… C’est dans une analogie sans nuance fondée sur les sciences médicales, certainement imprégnée du positivisme naissant, qu’il est alors question de soigner le corps social, c’est-à-dire d’éradiquer les vices qui conduisent à la misère, au premier rang desquels la paresse, « la débauche [qui lui] est associée » (Jorda), et l’imprévoyance, la dernière étant néanmoins plus excusable. Les discours de Taylor, puis de Ford, marqués d’un profond mépris pour les ouvriers, estimés sans plus de considération que des animaux, font sans ambiguïté écho à ces thématiques. C’est ainsi que la charité ne peut plus se pratiquer sans contrepartie, au risque d’être contre-productive. Cela implique la nécessité de porter un discours sur les avantages du travail, qui résonne de façon tout-à-fait limpide tant 230avec un discours très actuel sur l’assistanat, et avec les accusations de fraude portées parfois sur les bénéficiaires de la protection sociale qui lui sont associées, qu’avec sa théorisation à travers la théorie marginaliste du travail qui estime que le chômage est une pratique volontaire dans la mesure où les travailleurs refusent d’être embauchés en-dessous d’un certain niveau de salaire – qui correspond à la productivité marginale du travail. Cela vient pourtant en totale contradiction avec ces jeunes ambitieux du capitalisme naissant, si élégamment décrits par Balzac, ne rêvant que d’être riches et oisifs.
La paresse mène à la tentation qui mène à la débauche – par exemple l’association de la vanité et de la paresse peut mener à la prostitution, « le cloaque le plus immonde de la capitale » (Jorda) –, c’est la raison pour laquelle il est nécessaire de poser des conditions à la charité. Ainsi les paresseux sont les ouvriers et les prostituées, et la condition ouvrière ne puise pas son explication dans l’industrie et dans l’exploitation qui lui est associée mais dans les pratiques des classes laborieuses, et c’est pourquoi le mot d’ordre consiste à réformer les mœurs plutôt qu’à augmenter les salaires, au sens où l’ouvrier se voit attribuer un penchant naturel pour la paresse et l’ivrognerie, d’autant que la ville pervertit, surtout avec l’affaiblissement des croyances religieuses, vers la recherche de plaisirs et la dégradation des mœurs. L’oisiveté mène au vice et est donc un danger social. Il s’agit alors de redresser les corps par le travail, à la fois remède contre le vice et vertu cardinale, porteur d’épargne, d’ordre et de modération. La solution résiderait donc dans le patronage patronal, avec une bonne entente entre patrons et ouvriers. Les patrons philanthropes mèneraient une action moralisatrice, en vue d’empêcher les mauvaises influences, ainsi que le rapport de force (syndicats et associations ouvrières) provoqué par la paresse qui conduirait à une baisse de la durée du travail et une hausse des salaires. Il est nécessaire en complément d’encourager le mariage et la famille, de telle sorte que les femmes puissent se ranger et cadrer leur mari.
Pour Lafargue, à l’inverse, le problème ne réside pas dans la paresse mais précisément dans le monde du travail, piège dans lequel est tombée l’humanité. Lafargue semble ne donner aucune utilité sociale potentielle au travail. À l’inverse le prolétariat est coupable de « s’être laissé pervertir par la morale bourgeoise » (Jorda) de l’amour du travail 231propre aux pays capitalistes. Aussi le travail est-il sanctifié par les prêtres, les économistes, les moralistes, et l’église a fini par valoriser ce qui était une punition divine, en le transformant en rachat de la faute originelle.
Pour Lafargue à l’inverse le travail dans les manufactures conduit à la dégénérescence intellectuelle et ceux qui travaillent leur terre ou leur commerce « jamais ne se redressent pour regarder à loisir la nature » (Lafargue, 1880, p. 123). Il s’oppose aux philanthropes et aux encyclopédistes, favorables au travail des enfants. Il reproche même aux ouvriers d’être responsables du sort réservé à leurs familles. Leur réclamation du travail en juin 1848 les rend coupables du « surtravail » (Jorda), ce qui est une catégorie marxiste qui n’est pas appropriée ici, au sens où à la fois la notion de plus-value associée n’apparaît pas et où les travailleurs ont le droit de ne pas travailler mais, compte tenu des rapports sociaux capitalistes, ils n’en ont pas le pouvoir, ou autrement dit ils en ont la liberté formelle mais pas la liberté réelle. Dans la mesure où la paresse est précisément pratiquée par les bourgeois, il aurait été légitime ici de signaler que s’ils peuvent agir ainsi c’est précisément parce qu’ils vivent du travail de la classe ouvrière. Pour autant ils ne sont pas des rentiers puisqu’ils exercent des activités (qu’elles soient parasitaires ou antisociales) utiles pour leur classe sociale. Ici il peut également être fait allusion à la consommation ostentatoire. Il peut enfin être utile de rappeler que la distinction entre bons paresseux et mauvais paresseux renvoie au processus de division qui nourrit la domination capitaliste. À l’inverse le droit à la paresse est celui de faire des choses qui échappent au dogme de la classe dominante, dans la continuité du mot d’ordre lancé en 1817 par le socialiste Robert Owen – « huit heures de travail, huit heures de loisir, huit heures de repos » (in Peaucelle, 2016, p. 42) – et repris par l’Association internationale des travailleurs (1864) puis par l’Internationale ouvrière (1889). La racine étymologique du mot « chômage » n’est-elle pas le grec ancien kauma, qui signifie « se reposer par grande chaleur » ?
232bibliographie
Guesde, Jules & Lafargue Paul [1882], Le programme du Parti ouvrier, ses considérants et ses articles, Lille, P. Lagrange, 1899.
Lafargue, Paul [1880], Le Droit à la paresse, Paris, Maspero, 1969.
Lafargue, Paul [1890], « Karl Marx (Souvenirs personnels) » in Lafargue, Paul & Liebknecht, Wilhelm, Souvenirs sur Karl Marx, Paris, Sandre, 2008.
Marx, Karl & Engels, Friedrich [1845], « L’idéologie allemande » in Marx, Karl Œuvres, Tome 3, Philosophie, Édition établie, présentée et annotée par Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, 1982.
Peaucelle, Jean-Louis [2016], « Henri Fayol face aux grèves », Entreprises et histoire, No 83, p. 36-50.
1 L’auteur adresse ses remerciements les plus vifs à un rapporteur pour la qualité de ses remarques.
2 La diversité des qualités associées à la notion de travail, notamment en incluant les formes d’emploi associées au maintien de cette domination, ouvre un débat essentiel, mais qui n’est pas abordé en raison du degré d’abstraction avec lequel est traitée la question.
- CLIL theme: 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN: 978-2-406-09425-8
- EAN: 9782406094258
- ISSN: 2495-8670
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09425-8.p.0227
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 06-27-2019
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Labour, laziness, domination, exploitation