Le dépassement de la souffrance au travail Travail et bonheur dans la pensée de Jean Calvin
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
2017 – 2, n° 4. varia - Auteur : Bauer (Caroline)
- Pages : 75 à 96
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
Le dépassement de la souffrance
au travail
Travail et bonheur dans la pensée de Jean Calvin
Caroline Bauer1
Université de Strasbourg, BETA
Introduction2
Jean Calvin, réformateur protestant à Genève de 1536 à 1564, définit le travail comme un devoir incontournable par opposition à l’oisiveté. « Car tous ceux que le Seigneur a adoptés et reçus en la compagnie de ses enfants, se doivent préparer à une vie dure, laborieuse, pleine de travail et d’infinis genres de maux. » (Calvin, 1978c, liv. III, viii, § 1). Il affirme la nécessité du travail, mais aussi la réalité de la souffrance, quelle que soit sa source. L’apposition de ces deux nécessités dans la même phrase, avec force insistance, suggère un lien dont nous cherchons ici à comprendre la portée morale.
L’obligation de travailler est justifiée par Calvin par un devoir que nous appelons le devoir de lieutenance (Bauer, 2017). Cette lieutenance signifie que tout homme est appelé à agir tel que Dieu l’aurait 76fait à sa place, avec la visée d’une providence surabondante signe de la bonté divine et destinée à construire une société où règne l’équité. De cette visée découle à la fois la nécessité d’un engagement sans limite dans le travail3 et un devoir de promouvoir la justice sociale, en recherchant la prospérité collective4 en vue d’un meilleur partage. Mais, en contrepartie de cet engagement, la promesse de Dieu est de trouver le contentement, qui en langage moderne est traduit ici comme le bonheur.
N’y a-t-il pas une contradiction entre cette promesse de bonheur et la constatation nettement affirmée du caractère irréductible de la souffrance ? Nous montrons que Calvin articule contentement et souffrance de telle sorte que ces deux réalités contribuent à donner sens à l’engagement de l’homme en vue du bien-être de la société. Le bonheur de la communauté devient une fin du travail parce qu’il rend compte de façon première de la générosité divine.
Une précision méthodologique s’impose préalablement. Nous cherchons à comprendre les ressorts de la justification par Calvin de l’engagement dans le monde, et ici sa logique quant aux liens entre travail, bonheur, joie et souffrance. Pour ce faire, nous cherchons à rendre compte de la cohérence de sa pensée sur ces thèmes. Or notre préoccupation est avant tout de saisir comment une telle pensée peut nous aider à réfléchir sur le travail aujourd’hui. Nous sommes donc conscients que nous nous détachons de la visée de l’auteur, qui était d’exposer solidement la foi chrétienne selon la Réforme, ainsi que ses conséquences sur la vie des croyants. Pour nous, il ne s’agit donc pas 77de retracer l’exhaustivité de sa pensée dans son contexte d’alors. Un théologien pourrait nous reprocher de minimiser son christocentrisme et de rendre compte de façon trop partielle de sa spiritualité. Nous ne la nions pas, mais cherchons à rendre compte de Calvin sur un autre plan, comme un moment de l’histoire de la pensée économique. Car sur ce point sa pensée a remarquablement toujours une dimension universelle, même si elle s’adresse toujours à des chrétiens. Ainsi l’a compris avec justesse Max Weber lorsqu’il trouve dans le concept de vocation chez les Réformateurs un premier fondement d’une nouvelle compréhension sécularisée du travail (Weber, 2003). C’est cette dimension universelle qui nous intéresse ici.
Calvin fonde l’engagement du chrétien sur un principe d’utilité défini de façon toute autre que ne le fera plus tard l’économie classique : le bonheur n’est pas diminué par la peine et la souffrance peut participer positivement à cette fin qu’est le bonheur, malgré la peine. Nous voulons montrer ici que la souffrance prend un sens positif parce qu’elle permet d’acquérir une joie plus grande, une joie spirituelle qui est acquiescement à la volonté de Dieu, et donc à l’engagement qu’il demande. Dans le travail, cette joie spirituelle doit elle-même être mise au service du bonheur de tous.
Dans la première partie, nous montrons comment, pour Calvin, le travail se trouve associé à cette recherche du contentement. Nous précisons ce sens du bonheur et montrons qu’il ne relève pas d’une évaluation des plaisirs et des peines, comme le préconisera plus tard le principe d’utilité benthamien.
Calvin ne nie pas pourtant la réalité de la souffrance, au contraire. En deuxième partie, nous analysons comment une prise en compte sérieuse de la souffrance contribue paradoxalement à la recherche de son propre dépassement. Elle peut être source d’une plus grande confiance en Dieu et conduire ainsi à la patience, au courage et à la persévérance.
En troisième partie, nous examinons le motif de la joie dans le travail, et son lien avec le devoir de lieutenance. Nous montrons que la joie est un commandement, qui irrigue la communauté de travail. L’employeur a une responsabilité particulière de partager et susciter la joie auprès de ceux qu’il fait travailler. Le devoir de trouver, mais aussi de partager la joie est la base d’une éthique du travail qui refuse toute oppression sociale.
78I. travail et bonheur
SELON la lieutenance
Une des spécificités de la théologie de Calvin est d’avoir pensé l’engagement concret dans le monde comme une réponse nécessaire de l’homme à la bonté de Dieu : « chacun fera ses négoces, chacun aura son travail, et labeur : or il est vray que tout cela est du monde, et de la terre : mais il ne se doit pas séparer du ciel, quoy qu’il en soit. » (Calvin, 1863, vol. xxvii, c. 173). L’homme a le devoir d’appliquer tous les aspects concrets de sa vie à ce que Dieu peut en attendre. Les talents de chacun, ses moyens d’action, la richesse, les opportunités à tous les niveaux sont tous dons de Dieu et sont destinés à servir le projet que Dieu a pour le monde. Il en émerge un devoir, que dans notre recherche nous appelons le devoir de lieutenance, de répondre à la providence divine, à la générosité de ce Dieu toujours créateur et donateur de vie, en se comprenant soi-même comme instrument de la puissance créatrice de Dieu, comme économe de Dieu (lieu-tenant en tant que tenant lieu de Dieu). Les biens (mais aussi les compétences, les moyens) sont pour Calvin comme un dépôt de Dieu et sont destinés à servir à l’utilité de la société. « Toutes choses nous sont données par la bénignité de Dieu, et destinées en notre utilité, de telle sorte qu’elles sont comme un dépôt dont il nous faudra une fois rendre compte » (Calvin, 1978c, liv. iii, x, § 5). Le projet de Dieu pour le monde est que les humains vivent entre eux une communion humaine, une abondance de vie et une justice sociale, qui témoignent de la générosité divine. Plus concrètement, Calvin défend ainsi la nécessité de rechercher à augmenter les richesses dans le but de les partager, de réduire la pauvreté, de permettre à chaque membre de la société de vivre une vie digne. Il invite ainsi à se distancer de la recherche de ses propres intérêts pour servir d’abord l’intérêt collectif. Il est normal de chercher à améliorer son propre sort, mais cette recherche ne peut être déconnectée d’un souci de solidarité dans la communauté humaine. La société est comprise comme un corps au sein duquel chacun a une place particulière et contribue à l’ensemble en recevant lui-même des autres les moyens de sa propre vie. Tout acte de la vie doit donc être pesé au regard de cette responsabilité de traduire 79dans ses actes la volonté de Dieu d’abondance et de justice, en réponse à la vocation (= appel) propre à chacun. L’homme aura d’ailleurs à rendre compte de ses décisions. Dans ce cadre, le travail est valorisé comme le moyen de produire de l’utilité sociale. Et parallèlement, dans cet engagement même, le croyant ajuste ses rapports à Dieu et aux biens, se découvre tel qu’il est, s’en remet à lui et reçoit un bonheur, ce bonheur de la communion avec Dieu et avec les autres.
Pour montrer l’importance du motif du bonheur et son lien avec l’engagement dans le travail, nous nous appuyons ici particulièrement sur quatre chapitres de l’Institution de la religion chrétienne (Calvin, 1978c, liv. iii, chap. vi-x) intitulés « Traité de la vie chrétienne », texte qui a été repris plusieurs fois par Calvin lui-même dans les différentes éditions de l’Institution et qui a fait l’objet d’un tiré à part en 1550, montrant l’importance qui lui était accordée (Cf. Wendel, 1985, p. 185). Ces pages définissent les principes selon lesquels le chrétien peut conformer sa vie à la foi qu’il a reçue, posant ainsi les contours d’une éthique calvinienne : « Il me suffira de montrer quelque ordre, par lequel l’homme chrétien soit conduit et adressé à un droit but de bien ordonner sa vie » (Calvin, 1978c, liv. iii, vi, § 1).
Or ce traité, qui s’achève sur la justification d’une implication dans le monde et dans la gestion des biens matériels conformément à la vocation particulière de chacun, commence dès la première ligne par poser comme fruit de la vie chrétienne de trouver une communion harmonieuse et pacifiante entre la volonté de Dieu et la façon dont les vies concrètes sont mises en œuvre :
Nous avons dit que le but de notre régénération est qu’on aperçoive en notre vie une mélodie et accord entre la justice de Dieu et notre obéissance, et que, par ce moyen, nous ratifiions l’adoption, par laquelle Dieu nous a acceptés pour ses enfants (Calvin, 1978c, liv. iii, vi, § 1).
Le « but de notre régénération » introduit l’idée que ce bonheur est la fin la plus haute que peut espérer le chrétien en cette vie. C’est aussi la fin que poursuit Dieu pour l’être humain, puisque la « régénération » (cette idée de naître de nouveau en Dieu) n’est pas issue de force humaine mais est un don fondamental que le croyant reçoit par Jésus-Christ.
Cette perspective d’harmonie comme bonheur suprême dans le monde correspond à ce que Dieu a voulu pour l’humain dès l’origine. Nous la 80rencontrons dans la description que fait Calvin de l’homme à l’état le plus naturel de la création, dans son commentaire des premiers chapitres de la Genèse. La création est un état premier et parfait où l’homme est créé conforme à la volonté divine, avant toute déformation par le péché. Dès la création, toutes choses ont été créées pour le bonheur de l’homme : « De là nous recueillons à quelle fin toutes choses ont été créées, c’est qu’il ne manque rien aux hommes en toutes les commodités et en tous les usages de leur vie » (Calvin, 1978a, p. 37). Ce bonheur se définit dans ce commentaire comme un état d’abondance – « Ainsi l’homme était riche avant que de naître » (ibid.) – et un état de concordance, c’est-à-dire un juste rapport entre les parties du monde, un juste rapport au sein de l’homme entre ses différents aspects, un juste rapport entre l’homme et la femme, entre l’homme et les animaux. Il s’agit d’établir d’abord une relation « juste », dans le sens d’ajustée, qui « sonne juste » avec la volonté de Dieu. Certes, comme l’homme n’a pas la capacité par lui seul d’établir cette relation juste, cette dernière passera par une relation d’alliance avec Dieu, qui lui-même sera en mesure de la donner. Mais l’homme y contribue en s’engageant dans la foi, en s’appliquant à la justice et en adoptant une discipline de vie :
Or cet ordre de l’Écriture [celui qui consiste en une vie bien ordonnée] dont nous parlons consiste en deux parties. L’une est d’imprimer en nos cœurs l’amour de la justice, auquel nous ne sommes nullement enclins de nature. L’autre, de nous donner une règle certaine qui ne nous laisse pas errer çà et là, ni égarer en instituant notre vie. (Calvin, 1978c, liv. iii, vi, § 2).
L’orientation concrète de cette définition du bonheur est remarquable au regard du long développement médiéval du bonheur comme béatitude. Thomas d’Aquin définit la béatitude comme le fruit d’une vision aimante de l’essence de Dieu (Somme Théologique, Ia, IIae Q. 3 à 8). Calvin refuse cette approche spéculative. Il n’en est pas moins sensible à une forme de méditation et de contemplation aimante de Dieu5. Mais cette communion ne s’opère pas dans la tentative d’élévation de l’âme vers 81Dieu, mais dans l’implication dans le monde6. L’idée médiévale de trouver dans la contemplation de Jésus-Christ la vraie béatitude, le bonheur suprême et ultime défini comme possession du souverain bien demeure présente dans la pensée de Calvin. Mais il applique très généralement le terme de béatitude au bonheur parfait et éternel à recevoir dans le monde futur. Cette béatitude est une espérance qui permet à Calvin de relativiser par ailleurs l’importance du monde présent.
Il [Dieu] nous dénonce donc qu’il veut rémunérer la vertu et que celui qui obéira à ses commandements ne travaillera en vain. Au contraire, il fait savoir qu’injustice non seulement lui est exécrable […]. Et pour nous y inciter en toutes sortes, il promet tant les bénédictions de la vie présente, que l’éternelle béatitude à ceux qui garderont ses commandements, et d’autre côté ne menace pas moins les transgresseurs de calamités corporelles, que du tourment de la mort éternelle (Calvin, 1978b, liv. ii, viii, § 4).
Ainsi ces bénédictions terrestres sont liées chez Calvin à l’action concrète de l’individu, dans le travail7, même si Dieu reste pour Calvin toujours libre de ne pas les accorder. L’oisiveté est définie comme une profanation de la grâce. Le travail est le seul moyen de vivre réellement selon la volonté de Dieu. En échange, non comme une récompense, mais comme une conséquence, Dieu donne le contentement à celui qui s’engage dans cette lieutenance :
Et puis, que nous travaillions selon l’industrie qu’il nous donne, que nul ne s’espargne, que nous procurions les moyens qu’il nous donne, que nous ne soyons point lasches : comme il ne veut point que nous soyons oysifs, et troncs de bois. Mais cependant si faut-il que ceste solicitude [de se sentir pauvres et 82misérables] soit tenue en bride : afin qu’elle ne nous tormente point par trop, et que nous ayons tousiours le courage d’invoquer Dieu, en nous remettant à luy, sachans qu’il ne nous deffaudra iamais. Voila donc quelle est la solicitude que Dieu veut que nous ayons. Mais au reste il nous faut prattiquer ce qui est ici dit, c’est assavoir que Dieu nous donnera contentement. (Calvin, 1863, vol. xxvi, c 604, sermon sur Dt 8, 3-9).
Ce contentement peut donc être défini comme un sentiment de satisfaction et de satiété, sans se laisser désespérer par la dureté et les difficultés de la vie, l’engagement dans le travail étant associé à la promesse qu’en retour les besoins seront couverts. Cette promesse est suffisamment forte pour que le croyant puisse se détourner de la recherche de ses propres intérêts, pour s’attacher aux intérêts des autres (Calvin, liv. III, vii, § 5).
Mais ce contentement implique aussi le choix d’une simplicité de vie, d’une sobriété dans l’usage des biens. Aucune recherche de plaisir, ni aucun calcul de peine ne sont donc une motivation pour travailler. Pour autant, ni l’ascétisme, ni le refus de la jouissance n’apparaissent ici. Au contraire, l’idée de réjouir le cœur de l’humain est liée à la dynamique créatrice de la providence :
Il est vray, que de tenir ceste rigueur et austérité si extreme qu’ont eu des phantastiques, qu’il nous faut contenter de nature, qu’il ne nous est point licite d’avoir ne verre ne gobelet, qu’il faut boire à sa main : ce sont des sottises. Mais quand nostre Seigneur se monstre liberal envers nous, regardons là. Il est dit au Pseaume 104 que non seulement Dieu a donné aux hommes du pain et de l’eau pour la nécessité de leur vie : mais qu’il adiouste aussi bien le vin pour conforter, et pour resiouir. Quand nous voyons que Dieu de superabondant nous donne outre la nécessité precise plus qu’il ne nous faut : et bien, iouyssons de sa bonté, et cognoissons qu’il nous permet d’en user en bonne conscience avec action de graces. Il feroit bien venir le bled pour nostre nourriture, sans que la fleur precedast : il feroit bien aussi croistre le fruict sur les arbres sans fueille ne fleur. Et nous voyons que nostre Seigneur nous veut resiouir en tous nos sens, et nous a voulu presenter ses benedictions en toutes sortes, et en toutes les creatures, qu’il nous offre pour en iouir. (Calvin, 1863, vol. XXVIII, c. 35, sermon sur Dt 22, 9-12)
Le plaisir et la jouissance font donc partie du bonheur et découlent de l’abondance des fruits du travail.
Nous pouvons mesurer l’originalité de la position calvinienne en comparant cette dernière au principe d’utilité tel qu’il a été défini bien 83plus tard, en 1789, par Jeremy Bentham (Bentham, 2011). Le fondement de son principe, selon lequel l’agir est motivé par la recherche, pour la communauté, de l’augmentation du bonheur de ses parties, ne rencontrerait pas en soi d’opposition chez Calvin. Pour lui, rechercher selon Dieu l’utilité des biens revient à chercher l’harmonie sociale, donc le bonheur des différents membres de la société8.
Un principe d’utilité pour Calvin n’est donc pas injuste, mais en revanche le fait que l’homme puisse maximiser le bonheur en prenant soin de son propre intérêt n’est pas admis. Une première opposition apparaît entre ces deux conceptions du principe d’utilité : le bonheur de l’individu est chez Calvin la résultante de la recherche du bonheur de la communauté, et non l’inverse comme chez Bentham9. Le bonheur de la communauté nécessite au contraire la renonciation à la recherche de son propre plaisir. Mais le plaisir, la jouissance seront tout de même donnés en surplus.
Calvin ne considère jamais l’intérêt de la communauté mesurable par la somme des intérêts des individus10. La conception qu’il a de la société comme corps fait de la communauté un espace où chacun agit, non en fonction de ses intérêts, mais en fonction d’un sentiment d’endettement. Chacun est redevable, comme endetté, de tout ce qu’il possède, ayant tout reçu de Dieu gratuitement et sans mérite quelconque. Le partage de ce que chacun a en plus permet à l’autre d’exister et oblige ce dernier à partager ce qu’il a lui-même en trop. Ainsi se construit la société dans la communion.
Nous pouvons reprendre sa description de la société comme corps de son commentaire de l’épître à Timothée :
84Il faut donc qu’il y ait ceste vertu que sainct Paul adiouste, c’est asçavoir d’estre communicatifs. Et qu’est-ce que ceci emporte ? Que nous cognoissions quand Dieu nous a ainsi conjoints ensemble, que chacun est redevable à ses prochains. Si Dieu nous eust voulu tenir chacun à part, et bien, nous n’aurions pas ceste nécessité qui nous contraint de converser les uns avec les autres : mais malgré qu’en ayent les hommes, si faut-il qu’ils communiquent ensemble. Voilà donc où il nous faut revenir, voire et cognoistre que Dieu nous a voulu faire comme membres d’un corps. Et tout ainsi que l’œil ne se peut passer du pied, la main ne se peut passer de l’aureille, la bouche ne se peut passer du ventre, aussi que et grans et petis ne se peuvent pas contenter chacun de sa personne, mais qu’il nous faut estre unis, et qu’il nous faut avoir comme un lien mutuel de fraternité. Quand nous aurons ce regard-là, chacun conclura puis après : je voy mon prochain qui a faute de moy, si j’estoye en telle extrémité, je voudroye estre secouru : il faut donc que je face le semblable. Brief ceste communication dont parle ici sainct Paul, est ceste affection fraternelle qui procède du regard que nous avons quand Dieu nous a conjoints ensemble, et qu’il nous a liez comme en un corps, et qu’il veut qu’un chacun s’employe pour ses prochains, que nul ne soit addonné à son particulier, mais que nous servions tous en commun. (Vol. liii, Calvin 1863, col. 639-640, sur 1 Tm. 6, 17-19).
L’homme est d’abord défini comme un être de relations, dépendant des autres. Il est un être de besoins, qui vit de ce que les autres lui apportent : « grans et petis ne se peuvent pas contenter chacun de sa personne ». Le contentement nécessite la reconnaissance de cette interdépendance : c’est grâce à autrui que l’on reçoit les plaisirs de la vie. Ce constat oblige réciproquement. Là est la juste relation avec autrui. Et cette relation juste émane d’une règle morale correspondant à la règle d’or : « je voudroye estre secouru : il faut donc que je face le semblable ». La règle d’or ainsi formulable, « tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites le d’abord pour eux », justifie qu’il faille d’abord chercher l’intérêt d’autrui avant le sien propre. Le bonheur pour Calvin advient donc par le fait de recevoir à travers l’action des autres des plaisirs en suffisance.
Nous avons vu plus haut que l’idée de suffisance est essentielle à la compréhension du bonheur comme contentement. Une des parties du Traité de la vie chrétienne invite à « se tenir modérément en abondance » (Calvin, 1978c, liv. iii, x, 5). Mais il s’agit d’un « ascétisme modéré » (Fuchs, 1986, p. 88)11 qu’on ne peut confondre avec le refus de toute 85jouissance telle qu’il aurait pu se développer selon Weber chez les puritains (Weber, 2003), encore moins comme le définit Bentham comme une recherche de sacrifice, de renonciation consciente au bonheur par réprobation du plaisir (Bentham, 2011, p. 34).
Cette modération est nécessaire à l’évaluation de justes rapports entre les choses et les gens. D’où une nécessaire réflexion sur une « juste » consommation, qui n’est pas refus de jouissance, mais évaluation de la validité morale de la consommation.
Par le nom de suffisance, il [Paul] entend la mesure laquelle Dieu cognoist nous estre utile : car il ne nous est pas tousjours expédient que nous soyons remplis jusques à estre soulez. Le Seigneur donc nous administre nos nécessitez selon ce qu’il nous est proufitable, maintenant plus, maintenant moins : mais c’est en telle sorte que nous avons contentement : ce qui est beaucoup plus, que si quelqu’un avoit englouti tout le monde. (Calvin, 1855, p. 611 sur II Co 8 et 9).
Tous les plaisirs ne sont donc pas profitables de la même façon. Le plaisir qu’a le riche, s’il est lié à un accaparement des richesses, n’est pas un vrai bonheur pour Calvin mais un plaisir immoral, parce qu’il est immoral qu’une richesse produite en excédent ne serve pas à l’ensemble de la communauté, selon les besoins. Bentham serait parvenu à une même condamnation si la somme des peines infligées aux autres par l’accaparement du riche excédait le plaisir qu’il a retiré. Mais l’argumentation est ici toute autre. À la différence de Bentham, Calvin ne reconnaît pas la possibilité de mesurer le bonheur comme une somme des plaisirs diminuée de la somme des peines. Nous le verrons par la suite : la peine peut contribuer à la joie, et s’il n’y a pas lieu de rechercher la peine, l’homme est appelé à la surmonter et peut sortir renforcé de ce combat.
Pour Calvin, il n’y a aucune raison de rechercher autre chose que ce qui est utile à une vie comprise comme communion, c’est-à-dire caractérisée par une qualité de relation à Dieu et aux autres. Cette dernière ne se trouve pas par la quête de plaisirs, critiquée par Calvin pour son caractère illimité. La proposition de Bentham permet-elle en 86effet la suffisance ? Une action cesse pour Bentham d’être souhaitable lorsque les peines qu’elle inflige excèdent les plaisirs qu’elle procure. Mais l’addition de nouveaux plaisirs permet toujours d’obtenir un bonheur plus grand, tant que la peine reste inférieure. Or ce caractère d’insatiabilité, considéré par Bentham comme une des composantes fondamentales de la nature humaine, a été repris en théorie économique par la suite. Nous le rencontrons par exemple dans le modèle d’homme développé par Jensen & Meckling (1994), largement utilisé en théorie de la firme et à la base de l’analyse des comportements au sein des organisations. Les auteurs y montrent, non seulement la supériorité, mais l’universalité d’un modèle rationnel qu’ils nomment REMM (Ressourceful, Evaluative, Maximizing Model). L’homme, plein de ressources, toujours à la recherche de nouvelles substitutions possibles, est un maximisateur de sa propre utilité (ce qui bien sûr peut justifier un comportement altruiste). Il cherche à améliorer sa propre satisfaction. Il est insatiable. La définition du bonheur selon Calvin – et sa conviction de la nécessité de corriger l’insatiabilité – conteste donc tout un pan de ce qui est devenu une théorie économique largement admise.
En conclusion de cette première section, Calvin donne au bonheur une valeur haute à la fois comme orientation pour inciter à une vie juste et comme récompense par Dieu de l’engagement dans le travail selon le devoir de lieutenance. La recherche du bonheur, pour soi comme pour la communauté entière, est conforme au devoir moral. Elle contribue à la construction de la société humaine. Calvin lie ainsi travail, partage et bonheur, lequel est joie durable, plénitude ou contentement, sentiment de satiété, conviction d’une concordance entre sa vie et la volonté de Dieu.
II. Le bonheur comme dépassement
de la souffrance
Pourtant la dureté de la souffrance n’est pas niée. Calvin qualifie la vie sur terre de « prison terrienne » (Calvin, 1978c, liv. iii, vi, § 5) :
87Il y a mille maladies qui nous molestent assidûment les unes après les autres : tantôt la peste nous tourmente, tantôt la guerre ; tantôt une gelée ou une grêle nous apporte stérilité, et par conséquent nous menace d’indigence, tantôt par mort nous perdons femmes, enfants et autres parents ; parfois le feu se mettra en notre maison (Calvin, 1978c, liv. iii, vii, § 10).
Notons que Calvin ne traite pas dans le Traité de la vie chrétienne de la souffrance provoquée par le travail particulièrement, mais de la souffrance en général. Dans ce traité, il attache par exemple une grande attention aux effets de la persécution, menace qui pesait alors sur ses lecteurs. Cependant, le travail lui-même peut engendrer la souffrance : le caractère de pénibilité du travail est souvent souligné par Calvin, y compris en introduction du chapitre viii du traité. Mais notre propos est de montrer que Calvin préconise, face à la souffrance, quelle que soit son origine, une réponse particulière du croyant : celle de s’engager plus avant conformément à la volonté de Dieu. Comme nous le montrerons en troisième partie, le travail y participe. Le fait de dédier à Dieu l’ensemble de ses activités et capacités afin de participer au projet divin, comme l’exige le devoir de lieutenance, implique un double mouvement d’engagement dans le travail et de dépassement de la souffrance.
Par certains côtés, l’analyse que Calvin mène sur la souffrance n’aurait rien d’original au regard des Pères de l’Église. Rappelons-en brièvement les traits essentiels tels qu’ils ressortent du troisième chapitre du Traité de la vie chrétienne (Calvin, 1978c, liv. iii, viii). Nous exposons trois arguments traditionnels avant d’aborder un trait original de l’interprétation calvinienne.
La souffrance est à mettre en rapport avec la souffrance subie par Jésus-Christ. En effet « toute sa vie n’a été qu’une espèce de croix perpétuelle » (Calvin, 1978c, liv. III, viii, § 1), et avant tout, cela lui a été une leçon d’obéissance, précise Calvin, ainsi que la possibilité d’en attester aux humains. Dans une recherche de conformité à Jésus-Christ, le croyant se doit d’être patient dans la souffrance. Patience ne signifie pas obéissance sans combat, mais plutôt de retrouver la certitude de la victoire finale du Christ sur la mort et le mal. Dans la souffrance, le croyant vit concrètement une communion avec Jésus-Christ. Refuser le désespoir grâce à la certitude de la victoire finale, soit au delà de cette vie, du bien sur le mal n’est en rien un argument nouveau. La souffrance est une leçon d’espérance.
88Pour Calvin, il nous est même nécessaire d’être « affligés en cette vie » (Calvin, 1978c, liv. iii, viii, § 2), notre faiblesse étant une leçon d’humilité : « [Dieu] nous montre par expérience combien il y a en nous non seulement de faiblesse, mais aussi de fragilité » (Ibid.) La constatation que l’être humain, par lui-même, ne peut parvenir à s’affranchir de la souffrance invite à persévérer dans une relation de confiance à Dieu. La souffrance corrige l’orgueil, elle est une leçon d’obéissance.
En aucune façon, il n’est écrit là que les souffrances seraient rédemptrices ou réparatrices du péché. Or pourtant Calvin assure qu’elles sont envoyées par Dieu. « C’est le bon plaisir du Père céleste d’exercer ainsi ses serviteurs » (Calvin, 1978c, liv. iii, viii, § 1). Dieu a donc une intention lorsque l’humain rencontre la souffrance. Commentant la peine que l’homme va devoir affronter après avoir été chassé du jardin d’Éden, Calvin écrit : « Car Dieu, en punissant les fidèles, ne considère pas ce qu’ils ont mérité mais ce qui leur sera profitable à l’avenir, et en cela, il fait plutôt office de médecin que de juge » (Calvin, 1978a, p. 87). La souffrance n’est pas principalement un jugement, mais une médecine. Parmi les arguments traditionnels, elle a d’ailleurs pour but l’enseignement de la vertu aux individus qui la subissent. Calvin cite en ce sens un verset des Proverbes : « Mon enfant, ne rejette point la correction du Seigneur, et ne te fâche point lorsqu’il te reprend : car Dieu corrige ceux qu’il aime, et les entretient comme ses enfants » (Prov. 3:11-12 cité par Calvin, 1978c, liv. iii, viii, § 6). La souffrance est une école de vertu. Mais Calvin va plus loin dans sa présentation de l’aspect positif de la souffrance.
Le souci de Calvin de rappeler que gémir et pleurer font partie de l’expérience de la souffrance ne va pas dans le sens de la résignation. La souffrance doit être vécue comme un mal à dépasser. Calvin puise dans les Écritures plusieurs références aux larmes versées par Jésus-Christ. Le dépassement de la souffrance n’est donc pas sa négation. Le bonheur chez les stoïciens, les épicuriens est une recherche d’ataraxie, d’absence de douleurs. C’est bien l’inverse auquel Jean Calvin invite. « Nous voyons que porter patiemment la croix, ce n’est pas être tout à fait insensible, et ne sentir douleur aucune, comme les philosophes stoïques […] ont follement décrit […] » (Calvin, 1978c, liv. iii, viii, § 9). L’ataraxie est pour Calvin un « simulacre de patience » (Ibid.). Et Calvin de critiquer une position chrétienne qui considère que c’est un vice de pleurer et 89de gémir : « Ces opinions sauvages procèdent quasi de gens oisifs, qui s’exerçant plutôt à spéculer qu’à mettre la main à l’œuvre, ne peuvent engendrer autre chose que de telles fantaisies » (Calvin, 1978c, liv. iii, viii, § 9). Prendre en compte la douleur consiste à s’engager dans un travail avec un horizon qui n’est pas dans un au-delà, mais bien un aujourd’hui. « Mettre la main à l’œuvre » par opposition à l’oisiveté, n’est pas un travail dans le sens exclusif de profession, mais dans le sens d’un agir en vue de transformer une réalité, d’acquiescer activement à la volonté de Dieu.
Calvin intègre donc la souffrance comme une réalité en soi profondément mauvaise, qui finalement a du sens et conduit au bonheur si elle contribue à témoigner de la volonté de Dieu :
Il est bien vrai que pauvreté, si elle est estimée en soi-même, est misère ; semblablement exil, mépris, ignominie, prison ; finalement la mort est une extrême calamité. Mais où Dieu aspire [= pousse en avant] par sa faveur, il n’y a nulle de toutes ces choses, qui ne nous tourne à bonheur et félicité (Calvin, 1978c, liv. iii, viii, § 7).
Dieu pousse le croyant en avant, c’est-à-dire qu’il lui donne une force pour ne pas céder au désespoir et continuer sa route :
Soit que ses bleds et vignes soyent gastées et destruites par gellée, gresle ou autre tempeste, et que par cela il prevoye danger de famine : encore ne perdra-il point courage, et ne se mescontentera point de Dieu, mais plustost persistera en fiance ferme, disant en son cœur, Nous sommes toutesfois en la tutele du Seigneur, nous sommes les brebis de sa nourriture (Ps. 79,13). Quelque stérilité donc qu’il y ait, il nous donnera tousjours dequoy vivre. (Calvin, 1978c, liv. iii, vii, § 10)
Nous devons être attentifs ici à la fréquence de l’emploi d’un vocabulaire de combat dans ces chapitres du Traité de la vie chrétienne. La souffrance est l’origine d’un « combat contre le sentiment naturel de douleur », en lui appliquant « patience et modération » (Calvin, 1978c, liv. iii, viii, § 9) « afin que nous persévérions jusqu’à la fin, victorieux » (Ibid., § 3) dans cette « lutte » (Ibid., § 10). Le croyant est appelé à mener un combat à travers lequel il apprend ici-bas à se plier à la volonté de Dieu. En ce sens, le dépassement de la souffrance contribue à l’apprentissage de la mission de lieutenance. La souffrance n’est pas rédemptrice, mais elle est une école de courage et de persévérance :
90En cela se démontre la force d’un homme fidèle, si, étant tenté du sentiment d’une telle aigreur, combien qu’il travaille [ici dans le sens de souffrir] grièvement, toutefois en résistant il surmonte et vienne au dessus. […]. En cela apparaît sa joie et liesse, si étant navré de tristesse et douleur, il acquiesce néanmoins en la consolation spirituelle de Dieu (Ibid., § 8).
Il ne s’agit pas pour Calvin de se guérir de la douleur mais de trouver la joie de la conformation à la volonté de Dieu à travers la souffrance, et cette conformation conduit à l’apprentissage de la patience. Or cette patience n’est pas acceptation passive. Elle consiste à se laisser toucher par la douleur pour se tourner vers Dieu et trouver en lui les ressources d’un meilleur courage. La patience est une résistance au désespoir dans le but, non seulement d’acquérir des vertus, mais que ces dernières puissent porter du fruit.
Si le Seigneur a juste raison de donner matière aux vertus qu’il a mises en ses fidèles, pour les faire valoir afin qu’elles ne demeurent point en cachette, et même qu’elles ne seraient point inutiles : nous voyons que ce n’est pas sans cause qu’il envoie des afflictions, sans lesquelles leur patience serait nulle (Ibid., § 4).
La patience est donc une leçon de contentement, d’acceptation de la volonté divine. Mais elle ne peut être comprise comme une disposition à l’oisiveté. L’approche calvinienne de la souffrance est originale par l’attention qu’elle porte à son corollaire : le dépassement de la souffrance par l’engagement personnel de l’individu. À la patience est corrélée la constance (Ibid., § 10). La morsure de la douleur est prise en compte sérieusement. Mais elle est à comprendre comme un chemin vers une joie spirituelle qui, reçue de Dieu, est le bonheur tel que nous l’avons défini en première partie :
C’est pourquoi en les endurant patiemment nous ne succombons point à la nécessité, mais acquiesçons à notre bien. Ces considérations, dis-je, feront qu’autant notre cœur est enserré en la croix par son aigreur naturelle, autant il sera dilaté de joie spirituelle. De là aussi s’ensuivra l’action de grâces, qui ne peut être sans joie. Or si la louange du Seigneur et l’action de grâces ne peuvent sortir que d’un cœur joyeux et allègre, et qu’elles ne doivent être empêchées par rien du monde, de là il appert combien il est nécessaire que l’amertume qui est en la croix soit tempérée de joie spirituelle. (Ibid., § 11).
Nous avons vu en première partie combien la recherche du bonheur, comme contentement, est liée à un engagement dans le travail au 91service d’une utilité sociale. Nous voyons maintenant que la souffrance a une utilité particulière, celle de renforcer et stimuler le courage de l’engagement. Le signe en est l’obtention d’une joie spirituelle. Nous avons maintenant à voir comment s’articulent plus précisément joie spirituelle et travail.
III. Travail, joie spirituelle et lieutenance
Calvin associe travail et don total de soi12, travail et pénibilité mais aussi pénibilité et responsabilité. Voyons comment s’articulent pénibilité et responsabilité, et comment le motif de la joie devient alors une visée éthique dans le travail.
Il s’avère que, pour Calvin, le degré d’exigence du devoir de lieutenance est proportionnel au niveau social de la personne. Calvin n’a pas défendu l’égalité sociale dans la société mais a lié supériorité sociale et exigence de responsabilité du lieutenant. Plus une personne a un niveau social élevé, plus grand est son devoir de contribuer au bien-être de la société. Or Calvin associe encore une pénibilité plus grande proportionnelle au degré de responsabilité. Plus l’homme est donc haut dans la hiérarchie sociale, plus il est justifié que son travail soit pénible.
En premier lieu quand Moyse proteste qu’il ne sauroit plus porter la charge du peuple, en cela il nous monstre que ceux qui sont eslevez en quelque degré d’honneur, ou en quelque dignité, ne doyvent pas estre comme idoles sans rien faire : mais c’est à ceste condition qu’ils travaillent, et que mesmes ils servent au bien commun du peuple, comme si Dieu leur avoit mis le fardeau sur les espaulles, de soustenir l’estât commun. Et c’est une doctrine qui est bien à observer : car nous voyons comme les hommes sont addonnez à l’ambition, qu’un chacun ne demande qu’à estre prisé et honoré, et tous aspirent à grandeur. Et pourquoy ? car nous ne cognoissons point quand Dieu nous esleve, que c’est afin que nous représentions sa personne au monde. Or cependant cela ne peut estre sans difficulté. Selon donc qu’une charge est plus honorable, 92elle est aussi de plus grand travail, et plus penible : mais d’autant que les hommes imaginent un honneur oisif, voila qui les transporte en ceste folle cupidité, ou plustost enragée, qu’ils ne demandent sinon d’avoir la vogue, et d’estre bien hauts, voire pour se rompre le col le plus souvent. (Calvin, 1863, col. 629, vol. xxv, sur Dt 1, 9-15)
Là encore la souffrance n’est pas recherchée pour elle-même, mais elle doit être acceptée et dépassée. Sans dévaloriser ni nier le mal, ne pas se laisser submerger, ne pas perdre de vue ce bonheur promis, permet de ne pas accorder aux souffrances plus de place qu’elles ne devraient en avoir. « Et ne nous doit sembler fascheux, si par diverses afflictions il nous faut parvenir à la gloire céleste : veu que si on vient à faire comparaison d’icelles avec la grandeur de ceste gloire, elles ne doyvent estre rien estimées. » (Calvin, 1855, p. 140 sur Rm 8, 18).
À cela s’ajoute, tel que nous le lisons ici dans les sermons sur le Deutéronome, le devoir de chercher joie et plaisirs spirituels dans l’exercice de la responsabilité confiée :
Dieu demande ceste integrité-la, que non seulement nous facions ce qu’il nous commande, mais que nous y prenions plaisir, et que ce soit là nostre souveraine delectation : et quand nous voyons qu’il y a une conformité entre Dieu et nos affections, que nous ayons une ioye plus grande, que si nous avions tous nos souhaits, et appétits charnels. (Calvin, 1863, col. 38, vol. xxvii, sur Dt 10, 12-14)
Or cette joie est aussi un fil conducteur pour une éthique du travail. Témoigner de sa joie, c’est aussi la partager et la faire partager dans une relation hiérarchique avec ses serviteurs et ses chambrières. L’homme fidèle qui veut gouverner correctement sa maison doit veiller à ce que « Dieu y soit honoré et servi, et des petits, et des grands » (Calvin, 1863, col. 188, vol. xxvii, sur Dt 12, 12-18). Les gens de la maison doivent tous être « nourris en droite religion », ce que Calvin définit comme un ordre de « tout amener à Dieu ». Nous pouvons comprendre cet ordre comme le devoir de rapporter tout le travail commun à la mission de lieutenance. Le partage de cette mission commune se vit dans la joie : « combien que le maistre d’une maison ait authorité par dessus sa famille : toutesfois quand il s’esiouit, il ne doit point retenir cela à soy : mais il doit aussi départir sa ioye à toute sa famille : car autrement c’est se séparer d’avec le genre humain, et il n’y a point une communauté que 93Dieu a dediee » (Ibid.). Il n’y a d’humanité ni de communauté possibles que dans la joie partagée. C’est dire l’exigence associée à ce devoir. Elle permet de faire société. Cette joie est un moyen privilégié de témoigner et de faire connaître aux proches la grandeur de Dieu. Grâce à la joie, tous se savent être destinataires de la générosité divine.
La joie est bien une ligne directrice pour une éthique du travail. Cette joie ne peut en effet se déployer sinon dans la douceur et le respect d’autrui :
Que ceux qui ont des gens inférieurs, et qui leur sont suiets en quelque qualité que ce soit, doivent estre humains envers eux, qu’ils ne doyvent point dominer en tyrannie, ni en cruauté, mais en toute douceur : tellement qu’ils les facent participans du bien et de la grace qu’ils auront receus de la main de Dieu (Ibid.).
Ce cercle des destinataires de la joie s’élargit de la communauté familiale à l’ensemble de la société dans un autre passage, où à deux reprises le texte invite à partager sa reconnaissance de la productivité de la terre avec la veuve, les orphelins, les étrangers. Calvin insiste dans son commentaire, ce que le texte biblique ne fait pas, sur le fait que c’est à travers les « afflictions » que le croyant trouvera la force de se réjouir, aura la paix et le contentement, lequel surpasse « les joies du monde ». C’est donc bien pour lui une joie spirituelle, qui se forge dans la souffrance, et atteste la victoire sur « toutes les tristesses13 ».
Ce partage de la joie spirituelle a pour récompense une approbation du Seigneur pour le lieutenant, c’est-à-dire un bonheur partagé comme une confirmation que le travail porte de bons fruits.
Quand donc ceux-là se resiouiront avec nous, et viendront en rang : alors Dieu bénira nostre ioye, elle luy sera agréable. Sans cela tout ce que nous ferons sera reprouvé de luy, il n’y aura que pollution. Et notamment il est 94parlé de la famille, afin qu’un chacun soit exhorté de traitter ses domestiques humainement. […] Pour ceste cause nostre Seigneur dit, que nous ne pouvons pas nous esiouyr en sa presence, c’est à dire, qu’il approuve nostre ioye, sinon que ce soit avec toute la maison, et que chacun se declare si humain et pitoyable, que nous puissions d’un commun accord chanter louanges à Dieu. Voila donc comme nostre mélodie s’accordera bien. (Calvin, 1863, col. 265, vol. xxviii, sur Dt 26, 5-12).
Cette perspective du bonheur partagé motive là encore un comportement respectueux des autres, en particulier dans les relations de travail.
Calvin critiquera le riche qui oppresse son ouvrier, quelle que soit la forme d’oppression, qu’un salaire indécent soit versé, qu’une tyrannie soit exercée. Le signe d’une situation d’oppression est lorsque l’ouvrier ne perçoit pas son travail comme une source de bien, donc n’a pas pour réponse de louer Dieu. L’exigence de l’éthique calvinienne du travail est de rendre l’ouvrier reconnaissant, non dans une relation de dépendance à l’employeur, dans laquelle il aurait à remercier l’employeur lui-même, mais lorsque les bienfaits sont perçus comme venant de Dieu, et donc via la communauté toute entière (Cf. vol. xxviii, Calvin, 1863, col. 222-223 sur Dt. 25, 1-4).
Conclusion
Résumons notre parcours. L’engagement dans le travail repose chez Calvin sur un devoir d’être représentant de Dieu et d’œuvrer à témoigner de la providence divine, ce que nous appelons le devoir de lieutenance. Nous avons vu que, malgré la pénibilité du travail, Dieu offre au travailleur le bonheur comme contentement. Mais ce bonheur va de pair avec un engagement à comprendre la société comme un corps qui vit de l’interdépendance de ses parties. Par conséquent, le bien-être collectif que le lieutenant a la responsabilité de rechercher, découle des fruits qu’apportera le travail, associés à une exigence de justice. Rappelons aussi que le bonheur n’est pas seulement rapportable à la couverture des 95besoins propres de l’homme, elle exprime une communion fraternelle, un ajustement des relations entre les membres de la société et avec Dieu.
Le bonheur n’est alors pas compris selon la définition benthamienne, comme une addition des plaisirs suscités par l’action, diminuée des peines qu’elle inflige. L’homme est faillible et interdépendant, faible au regard de la nature, et pourtant imbu d’amour de soi, de telle sorte qu’avant d’affirmer ses propres intérêts, il est appelé à prendre acte de son incapacité à mesurer et à produire ses propres plaisirs, à contrôler les peines qu’il subit.
La souffrance est un mal et une peine à éviter si possible. Toutefois, dans la foi, elle contribue paradoxalement au bonheur. La réponse que propose Calvin à la souffrance n’est pas la résignation. Il est acceptable d’en pleurer et humain de ne pas nier les douleurs. Mais cependant, replacée dans le cadre de la volonté de Dieu, elle conduit à une joie spirituelle et à une patience qui est persévérance et courage pour s’engager plus avant.
Appliquée à la lieutenance, le motif du dépassement de la souffrance pour trouver une joie supérieure réapparaît. L’homme, en tant que lieutenant de Dieu, a le devoir de trouver une joie spirituelle dans son travail et de la partager avec ceux qui dépendent de lui. Cette joie se traduit en actes par le devoir de traiter humainement ses subordonnés, d’adopter donc une éthique du travail qui consiste à refuser la domination excessive. Le critère est le partage entre tous du même sentiment de suffisance et de satisfaction.
Nous sommes donc en présence d’une justification du travail qui invite à reconnaître le caractère pénible du travail, mais pour le dépasser au service du bonheur de la communauté. L’éthique du travail invite alors autant à limiter les souffrances inutiles, qu’à trouver dans la solidarité entre les membres de la communauté les moyens de les dépasser. La responsabilité de l’employeur est première. Susciter la joie, et non les plaisirs, construit le bonheur de tous et permet à tous de reconnaître la bonté de Dieu.
96Références bibliographiques
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Wendel, François [1950], Calvin. Sources et évolution de sa pensée religieuse, Genève, Labor et fides, 1985.
1 La recherche ici présentée a été conduite dans le cadre d’un doctorat au sein de l’Université de Strasbourg, BETA (doctorat en sciences économiques) et de l’Université de Genève (doctorat en théologie). La thèse est déposée avec pour titre : Travail et responsabilité selon Jean Calvin, une interprétation par le devoir de lieutenance, 2015.
2 Je remercie vivement les deux rapporteurs pour leurs remarques et suggestions qui ont été d’une grande utilité. Un grand merci aussi à Ragip Ege et à François Dermange pour leur accompagnement tout au long de cette recherche.
3 Calvin ne comprend pas le travail dans le seul sens économique qui est le nôtre aujourd’hui, ici de métier, de profession. Est selon lui travail toute activité qui tend à transformer les dons de Dieu et démontrer la générosité de la providence divine. Le bénévole qui agit en vue d’un bien-être social, le père qui éduque ses enfants travaillent. Mais nous pourrons pourtant raisonner en terme de métier, car cette définition large du travail inclut l’exercice d’une profession, comme le montrent les nombreux parallèles que Calvin tire de situations professionnelles. Par exemple : « Ceux qui employent en bons usages les grâces qu’ils ont receues de Dieu, il est dit qu’ils trafiquent : car la vie des fidèles est bien proprement comparée à un train de marchandise, pource qu’ils doyvent comme faire eschange et trocquer les uns avec les autres, pour entretenir la compagnie. D’avantage, l’industrie de laquelle un chacun exerce sa charge, et la vocation mesme, la dextérité de bien conduire, et autres grâces, sont comme marchandises, pource que la fin et l’usage en est, qu’il y ait une communication mutuelle entre les hommes. » (Calvin, 1854, p. 525)
4 L’idée de prospérité chez Calvin n’est pas seulement économique, mais inclut le bien-être social, et la comunion spirituelle et fraternelle entre les membres de la société.
5 « Parquoy l’advertissement de sainct Bernard est bien digne qu’on y pense : c’est que le nom de Jésus n’est pas seulement clairté : mais aussi viande [= nourriture] : pareillement qu’huyle et confiture, sans laquelle toute viande est seiche : que c’est le sel pour donner goust et saveur à toute doctrine, qui autrement seroit fade. Bref, que c’est miel en la bouche, mélodie aux oreilles, liesse au cœur, médecine à l’ame : et que tout ce qu’on peut disputer n’est que fadaise, si ce nom n’y resonne » (Calvin, 1978b, liv. ii, xvi, 1)
6 Cf. par exemple : « Il semble advis une belle chose de quitter tous ses biens, pour estre à delivre [= libéré] de toute solicitude terrienne : mais Dieu estime plus, qu’un homme estant pur de toute avarice, ambition et autres concupiscences charnelles, ait le soin de bien et sainctement gouverner sa famille, ayant ce but et ce propos de servir à Dieu en une vocation juste et approuvée. C’est une chose de belle apparence, qu’un homme se retire des compagnies communes pour philosopher en son secret : mais cela ne convient point à la dilection Chrestienne, qu’un homme, comme par haine du genre humain, s’enfuye en un désert pour là demeurer solitaire, en s’abstenant des choses que nostre Seigneur requiert principalement de nous tous : c’est à dire, d’aider l’un a l’autre. » (Calvin, 1978d, liv. iv, xiii, § 16).
7 Il faut pourtant noter que, si Calvin utilise de nombreuses fois dans l’Institution le mot de béatitude, le terme de bonheur n’y apparaît qu’une fois. Il parle des bénédictions dans la vie présente et utilise le terme de félicité, tant pour qualifier le bonheur terrestre que pour le bonheur spirituel.
8 « Par principe d’utilité, on entend le principe qui approuve ou désapprouve toute action, quelle qu’elle soit, selon la tendance qu’elle semble avoir à augmenter ou à diminuer le bonheur de la partie dont l’intérêt est en jeu ou en d’autre terme à promouvoir ce bonheur ou à s’y opposer » (Bentham, 2011, p. 26). La seule fin que le législateur doit viser pour Bentham est l’augmentation du bonheur des individus qui composent la communauté. Et tout individu doit être incité par la loi à faire de même.
9 Bentham comprend explicitement la communauté comme un corps fictif, comme Calvin, mais en déduit, à la différence de ce dernier, que l’intérêt de la communauté est la somme des intérêts des divers membres qui la composent.
10 Le principe d’addition des intérêts des individus est explicite dans l’exposé benthamien du calcul de la valeur des plaisirs et des peines pour élaborer l’action juste : « Dans cette communauté, partez d’une personne dont les intérêts sont le plus immédiatement affectés par l’acte en question […] tenez compte du nombre de personnes dont les intérêts semblent en jeu ; et réitérez le procédé précédent pour chacune d’elle » (Bentham, 2011, p. 59)
11 Eric Fuchs définit cet ascétisme modéré, caractéristique selon lui de l’éthique calvinienne, comme une « égale distance » entre deux extrêmes : « Il faut maintenir une distance critique à l’égard des choses qui peuvent sans cesse nous détourner de notre vocation à servir Dieu, parce que notre orgueil ou notre convoitise s’y attache naturellement ; mais il faut aussi ne pas mépriser, par un orgueil tout aussi dangereux, les dons que Dieu nous fait » (Fuchs, 1986, p. 88).
12 « Ainsi donc qu’un chacun se souvienne qu’il est créé de Dieu afin de travailler soigneusement et s’employer à sa charge ; et ce non pas pour un temps, mais jusqu’à la mort ; et même non seulement pour vivre, mais aussi pour mourir à Dieu. » (Calvin, 1854, p. 381, sur Luc 17, 7-10).
13 « Combien qu’en ce monde nous n’ayons point toutes choses à souhait, que nous ne laissions pas toutesfois de poursuyvre, sachans bien qu’il nous doit suffire que nostre Dieu nous soit propice, et qu’il nous declaire son amour. Quand nous aurons cela, que nous ayons une paix, et un contentement en nous qui surmonte toutes les ioyes de ce monde, et qui mesmes abolisse toutes les tristesses qui nous pourroyent fascher. Or quand nous aurons une telle ioye, il nous en faut faire participans ceux qui en ont faute entant qu’en nous sera. Car s’il a esté commandé aux Iuifs d’appeller les vefves, les orphelins, et les estrangers, pour s’esiouyr avec eux, mangeans du bien que Dieu leur avoit donné : par plus forte raison, […] advisons de ne point frustrer nos prochains de ce qui leur est assigné de Dieu. » (Calvin, 1863, col. 392, vol. xxvii, sur Dt 16, 9-12).
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-07355-0
- EAN : 9782406073550
- ISSN : 2495-8670
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07355-0.p.0075
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 01/12/2017
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Travail, bonheur, souffrance, joie, lieutenance, Jean Calvin.