Ordoliberalism and Neoliberalism The end of laisser-faire and the questioning of industrial concentration
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d’histoire de la pensée économique
2017 – 1, n° 3. varia - Author: Diemer (Arnaud)
- Pages: 177 to 208
- Journal: Journal of the History of Economic Thought
Ordolibéralisme et néolibéralisme,
un même combat
Le rejet du laisser-faire et la remise
en cause de la concentration industrielle
Arnaud Diemer
Université Clermont Auvergne, Triangle
Il est coutume de rappeler que le Colloque Lippmann (Denord, 2007 ; Augier, 2012) qui s’est tenu du 26 au 30 août 1938 à Paris, a été un moment important dans l’avènement du néo-libéralisme français et de l’ordo-libéralisme allemand :
C’est au cours du colloque Walter Lippmann que fût élaborée la doctrine pour laquelle on a proposé tour à tour les noms de néo-capitalisme, de néo-libéralisme, de libéralisme social, de socialisme libéral, de planisme concurrentiel, de marché institutionnel (Rougier, 1961, p. 5).
L’organisation du Colloque Lippmann fût suggérée par Louis Rougier après le succès de l’ouvrage The Good Society, et sa traduction française (La Cité libre) aux éditions Médicis. Les idées principales de cet ouvrage recoupaient celles formulées au même moment par d’autres auteurs dont les œuvres furent également éditées (voire traduites) par la Maison Médicis. Il s’agit notamment de l’ouvrage Socialisme de Ludwig von Mises, des Mystiques économiques de Louis Rougier, de la Crise et ses remèdes de Bertrand Lavergne ou encore Économie planifiée et ordre international de Lionel Robbins.
Dans son discours introductif, Louis Rougier (1938) insiste sur le fait que The Good Society « n’est pas seulement un très beau livre, lucide et courageux : c’est un maître-livre, un livre-clé, parce qu’il contient la meilleure 178explication des maux de notre temps » (1961, p. 7). Selon Rougier, le livre de Lippmann délivre un triple message. D’une part, il souligne la croyance commune que le socialisme et le nazisme proposeraient la réalisation d’une société plus juste et plus prospère, selon laquelle la satisfaction altruiste des besoins collectifs des masses se substituerait à la recherche du profit individuel. L’économie de marché, basée sur la propriété individuelle et le mécanisme des prix, serait ainsi remplacée par une économie planifiée, reposant sur une étatisation partielle ou totale des moyens de production et sur les décisions d’un organe bureaucratique. D’autre part, il montre que le régime libéral n’est pas le résultat d’un ordre naturel spontané comme le déclaraient les auteurs classiques des xviiie et xixe siècles. Il serait le résultat d’un ordre légal qui suppose l’interventionnisme juridique de l’État. Ainsi, la vie économique serait régentée par un cadre juridique qui fixe le régime de propriété, les contrats, les brevets, le statut des sociétés, la monnaie… Enfin, il participe à la réintégration des problèmes économiques dans un contexte politique, sociologique et psychologique plus large (Röpke, 1942). Ainsi, les tenants du renouveau du libéralisme sont bien conscients que l’économie pure raisonne sur des hypothèses simplificatrices et quelque peu éloignées de la réalité. Si l’homo economicus agit de façon purement rationnelle et au mieux de ses intérêts, il convient de retrouver « l’homme de chair, de passion et d’esprit borné qui subit des entraînements grégaires, obéit à des croyances mystiques et ne sait jamais calculer les incidences de ces actes » (Rougier, 1961, p. 12).
Cette renaissance intellectuelle du libéralisme trouve dans le néo-libéralisme français (Jacques Rueff, Louis Rougier…) et l’ordolibéralisme allemand (Wilhelm Röpke, Walter Eucken, Alexander Rüstow…), deux farouches défenseurs. Une minorité d’intellectuels entendait ainsi défendre l’idée d’un ordre libéral, décliné dans toutes ses formes (économique, politique, sociale, morale…) et par là même, reconstruire les fondements d’un nouveau libéralisme. Ce renouveau s’appuyait principalement sur la remise en cause du socialisme et du planisme, mais également sur la condamnation de l’ancien libéralisme (xixe siècle), suspecté d’avoir compromis les principes et les idéaux libéraux :
Je suis d’avis que nous ne ferons rien si nous nous laissons aller à penser, et si nous donnons l’impression que notre but est de réaffirmer et de ressusciter les formules du libéralisme du xixe siècle. Il est évident pour moi tout au moins, 179que la liberté n’aurait pas été anéantie dans la moitié du monde civilisé, si gravement compromise dans l’autre moitié, si l’ancien libéralisme n’avait eu des défauts essentiels. Cet ancien libéralisme, ne l’oublions pas, a été professé par les classes dirigeantes de toutes les grandes nations de la civilisation occidentale. Certes, sous son règne, on a fait de grandes choses. Mais il n’en reste pas moins vrai que cette philosophie s’est montrée incapable de se survivre à elle-même et de se perpétuer. Elle n’a pas pu servir de guide à la conduite des hommes, soit en leur montrant le moyen de réaliser leur idéal, soit en leur apprenant à poursuivre un idéal réalisable. Et je ne vois pas le moyen de conclure autrement qu’en constatant que l’ancien libéralisme a dû être un conglomérat de vérités et d’erreurs, et que nous perdrions notre temps si nous nous imaginons que défendre la cause de la liberté équivaut à espérer que l’humanité revienne naïvement et sans réserves au libéralisme d’avant-guerre (Lippmann, 1938, Discours d’ouverture du Colloque, 1939, p. 17).
Le réquisitoire de Walter Lippmann est ici sans concessions1, il s’agit à la fois de combattre la thèse du Laisser-faire (associée aux noms de Cobden et Spencer) et de condamner l’une des principales formes du capitalisme moderne, la concentration industrielle, dont l’origine est à rattacher à l’histoire des grandes sociétés et notamment la création de la Société Anonyme à la fin du xixe siècle en France et en Allemagne. En effet, si la société anonyme est souvent présentée comme une forme de dispersion du capital (les actionnaires détenant des titres de propriété), on oublie qu’elle a permis aux entreprises et capitaines d’industrie de lever des sommes colossales sur le marché financier et de stimuler une politique manageriale de Grand Groupe Industriel.
L’article que nous proposons, entend revenir sur ces deux écueils du système économique en place au début du xxe siècle, à savoir les conséquences néfastes d’un libéralisme laissé aux forces spontanées du marché et d’un capitalisme dominé par des intérêts particuliers (notamment ceux des grands groupes). En effet, au-delà du refus du planisme, 180nous considérons que les préceptes prônés par le néolibéralisme français et l’ordolibéralisme allemand sont le reflet d’une certaine évolution de la société et que l’histoire économique permet de mieux cerner les arguments des uns et des autres. C’est cette histoire qui nous amène à associer le libéralisme français à une forme d’institutionnalisation de l’État et du marché, l’ordolibéralisme allemand à une refondation éthique et morale du libéralisme. La planification concurrentielle à la française et l’économie sociale de marché allemande doivent une large part de leurs succès à ces gardiens de l’ordre libéral, qui ont œuvré dans les années 1950 et 1960 pour asseoir définitivement les bases d’une société libre et apaisée (Commun, 2016).
I. La rénovation du libéralisme passe par un agenda
et une réponse à une question
« Quelles sont les limites
de l’interventionnisme de l’État ? »
Nous l’avons déjà signalé plus haut, l’ouvrage de Walter Lippmann, The Good Society (traduction française, La Cité Libre) est à l’origine du Colloque Lippmann qui s’est tenu à Paris en 1938, et des propositions de rénovation du libéralisme :
L’idée du Colloque qui nous réunit aujourd’hui est née, chez les amis de Walter Lippmann, d’un sentiment commun : du sentiment de l’extrême importance décisive de son livre, The Good Society (Colloque Lippmann, discours introductif de Louis Rougier, séance du 26 août 1938).
Notre tâche est, pour l’instant, d’établir la liste des problèmes théoriques et pratiques que nous aurons à étudier pour parvenir à définir le plus vite possible la position du libéralisme rénové sur la base de l’agenda proposé par Walter Lippmann (Colloque Lippmann, Louis Rougier, séance du 30 août 1938).
Cet agenda du libéralisme fut tout d’abord proposé par Walter Lippmann dans son ouvrage The Good Society (1938, p. 204-238), puis remis à l’ordre du jour du Colloque Lippmann (séance du 20 août 1938) et enfin, inscrit dans les résolutions pratiques liées à la création du Centre 181International d’Études pour la Rénovation du Libéralisme (séance de clôture du Colloque Lippmann, mardi 30 août 1938). Il s’appuie sur les six points suivants :
1. Le libéralisme économique admet comme postulat fondamental que seul le mécanisme des prix fonctionnant sur des marchés libres permet d’obtenir une organisation de la production susceptible de faire le meilleur usage des moyens de production et de conduire à la satisfaction maxima des désirs des hommes…
2. Mais les positions d’équilibre qui s’établissent sur les marchés sont affectées, et peuvent être déterminées d’une manière décisive par les lois sur la propriété, les contrats, les groupements, associations et personnes morales collectives, les brevets d’invention, la faillite, la monnaie, les banques et le système fiscal. Comme ces lois sont la création de l’État, c’est à l’État qu’incombe la responsabilité de déterminer le régime juridique qui sert de cadre au libre développement des activités économiques.
3. Le libéralisme politique tient pour un postulat essentiel que le régime juridique doit être décidé en vertu d’une procédure préétablie impliquant l’élaboration de la loi au cœur du débat représentatif. Les solutions appliquées à des cas particuliers doivent résulter de normes générales, elles-mêmes préalablement établies.
4. La détermination du régime légal constitue la méthode libérale de contrôle social. L’objectif du régime juridique est d’assurer le maximum d’utilité de la production sous les réserves que peuvent déterminer d’autres fins sociales. Ces fins doivent être choisies par la procédure démocratique, et si elles ne tendent pas au maximum d’utilité, le système libéral exige que le choix d’autres fins soit conscient.
5. L’organisation de la production d’après les principes libéraux n’exclut pas l’affectation à des fins d’ordre collectif d’une partie du revenu national issu de la consommation individuelle. Un État libéral peut et doit percevoir par l’impôt une partie du revenu national et en consacrer le montant au financement 182de la défense nationale, des assurances sociales, des services sociaux, de l’enseignement, de la recherche scientifique…
6. Ainsi donc, quoique le libéralisme ait pour postulat fondamental la régularisation de la production par le mécanisme des prix sur le marché, le régime reconnaît :
A – Que les prix du marché sont affectés par le régime de la propriété et des contrats.
B – Que l’utilité maxima est un bien social, mais n’est pas nécessairement le seul qui doive être recherché.
C – Que, même lorsque la production est régie par le mécanisme des prix, les sacrifices qu’implique le fonctionnement du système peuvent être mis à la charge de la collectivité. Dans ce cas, le transfert doit être fait à l’aide de méthodes transparentes et le sacrifice demandé à la collectivité doit être expressément et consciemment consenti. L’intervention doit agir sur les causes de la situation que l’on veut corriger et non pas donner à l’État le moyen de modifier arbitrairement les situations individuelles.
Ce système, rappelle Lippmann, est la thèse centrale de Jacques Rueff (1935) sur le mécanisme des prix comme principe régulateur. Toutefois, il convient d’examiner deux autres domaines : celui du régime légal (loi sur la monnaie, loi sur les banques, …) où l’on doit trouver les remèdes aux maux tels que les monopoles partiels ou totaux, la concentration des entreprises ; et celui qui se trouve au-delà des prix, notamment la façon dont doivent être dépensés les revenus nationaux.
Tous les « amis de Lippmann » et plus généralement les membres du Colloque ont approuvé cet agenda2, en s’opposant farouchement au planisme centralisé (qu’il soit associé au socialisme ou au nazisme) et à la doctrine manchestérienne du laisser-faire, deux doctrines qui replacent la délimitation des interventions de l’État au cœur des débats. En effet, la question des possibilités et des limites de l’interventionnisme réapparait 183à chacune des séances du Colloque Lippmann. Elle fera même l’objet d’une discussion lors de la séance de clôture du colloque, le 30 août 1938 (Problèmes théoriques et pratiques du retour du libéralisme). Louis Rougier intègre cette question à l’agenda du libéralisme en hiérarchisant les cas :
1. Les formes d’intervention des pouvoirs publics compatibles avec le mécanisme des prix (point partagé par Jacques Rueff qui parle de délimitation des interventions admissibles et qui estime qu’un régime fondé sur un dirigisme autoritaire n’est pas susceptible de durer).
2. L’économie de guerre exclut-elle l’économie libérale ? La guerre totale implique-t-elle l’État Totalitaire ? Selon Rueff, ces deux questions peuvent être ré-exprimées de la manière suivante : « Dans la préparation de la guerre3, le régime dirigé est-il meilleur que le régime libéral ? … Les méthodes totalitaires sont-elles plus efficaces que les méthodes libérales ? » (Séance du 27 août consacrée au libéralisme et à l’économie de guerre).
3. Les conditions que doit remplir un État libéral. Quelles doivent être les réformes de structure des démocraties existantes pour se muer en États vraiment libéraux ? Rüstow rappelle ainsi que l’économie de marché repose sur des conditions institutionnelles précises, créées volontairement par les hommes. De ce fait, « elle ne peut fonctionner sans frottements et avec efficacité que si un État fort et indépendant assure l’observation exacte de ces conditions » (Séance du 29 août consacrée aux causes psychologiques et sociologiques, causes politiques et idéologiques du déclin du libéralisme). Ce serait ce fait fondamental, ainsi que ses conséquences, qui serait à l’origine de la dégénérescence de l’économie.
4. La politique économique des États libéraux entre eux. L’instauration d’une Société des Nations pratiquant entre elles une économie libérale.
5. Les problèmes de coexistence des économies libérales et des économies totalitaires.
1846. Les problèmes du passage d’un monde dominé par la guerre à un monde promu à la paix.
7. La question de l’éducation libérale des élites et des masses.
La délimitation des interventions de l’État et plus largement d’un État libéral passe par le respect d’un ordre légal qui rend possible la coexistence des libertés de tous les individus d’une société. De ce fait, le renouveau du libéralisme impose la condamnation du dogme du laisser-faire (promulgué par l’École manchestérienne) et une analyse approfondie des causes de son déclin (tendance à la concentration industrielle).
II. La condamnation unanime du laisser-faire …
S’il fallait faire ressortir une conviction ou une croyance dûment partagée par tous les protagonistes du Colloque Lippmann et par la suite, par les tenants du néolibéralisme français et de l’ordolibéralisme allemand, c’est bel et bien la critique du libéralisme traditionnel, essentiellement celle du laisser-faire, incarnée par la doctrine manchestérienne.
En effet, l’Angleterre connaît durant les années 1840-1880, une irrésistible ascension des libéraux. Les décès successifs de David Ricardo (1823), Jérémy Bentham (1832) et James Mill (1836) sont loin d’avoir créé un vide intellectuel. De nouveaux visages, plus offensifs et politiquement plus investis, incarnent un libéralisme décomplexé. La célèbre École de Manchester4, représentée par Richard Cobden, William Johnson Fox5, John Bright, Thomas Perronet Thompson et Harriet Martineau6 185(Logan, 2004), se distingue de l’héritage smithien et ricardien par un goût prononcé pour les joutes verbales, les discours sacralisés et les techniques de persuasion. Pacifistes et anticolonialistes, ces libéraux sont de farouches militants du Free market et du libre-échange (Laurent, 2016). Leurs combats parlementaires (Taquey, 1939) menés à grands renforts de meetings auprès du grand public sont à l’origine de l’abrogation des Corn Laws et de la libéralisation du marché anglais du blé.
Selon William Johnson Fox (discours prononcé au Parlement anglais en 1845), bras droit de Richard Cobden, le mouvement de la liberté des échanges serait ainsi passé par au moins deux stades. Dans un premier temps, les spéculations d’Adam Smith et ses disciples auraient tracé le plan de toute une politique sans toutefois donner les moyens de la réaliser :
Celles-ci [les spéculations] sont renfermées dans des ouvrages scientifiques, elles constituent une vue de l’esprit. Le talent du philosophe est employé à faire une science avec ce qui était jusqu’alors un chaos de faits isolés. Telle a été l’œuvre des savants, mais en l’accomplissant ils n’ont pas réussi à donner au pays la liberté du commerce car les législateurs ne sont pas choisis pour leur érudition dans la science des richesses (Fox, 1845, cité par Taquey, 1939, p. 121).
Dans un second temps, les tenants de la Ligue ont fait d’une science, une politique :
Le libre échange ne devait plus paraître seulement souhaitable en théorie, mais indispensable en pratique, non seulement conforme à l’intérêt général de tous les peuples, mais adapté aux besoins particuliers de la nation britannique (ibid.).
Les discours et les meetings7 devant le Parlement ont remplacé les exposés des doctrines, soufflé un vent de réformes libérales (réforme 186douanière de Huskisson, réforme financière de Parnell…) et vulgarisé les principes du commerce8 :
Observons ici qu’il est surprenant que peu de progrès aient été réalisés dans l’étude de la science dont Adam Smith était, il y a plus d’un demi-siècle, le grand visionnaire. Nous regrettons qu’aucune société n’ait été créée dans le but de disséminer une connaissance des véritables principes de commerce. Quand l’agriculture peut se flatter d’avoir autant de sociétés qu’il y a de comtés anglais, quand chaque ville dans le royaume a ses institutions botaniques, phrénologiques ou mécaniques, quand toutes ces associations possèdent leurs journaux… Nous n’avons pas une société de commerçants, unis ensemble dans le but commun d’éclairer le monde sur une question aussi peu comprise et aussi calomniée que celle du libre-échange (Cobden, 1835, p. 30, traduit par nos soins).
Frédéric Bastiat (1845), admirateur de Cobden9 (lettre du 10 janvier 1847) et auteur de l’ouvrage Cobden et la Ligue, n’hésite pas à attribuer ce succès, non pas à la puissance de la doctrine mais bien à l’art de l’agitation :
J’ai maintenant en vue la tactique constitutionnelle pour arriver à la solution d’une grande question nationale, en d’autres termes l’art de l’agitation. Nous sommes encore novices en ce genre de stratégie. Je ne crains pas de froisser l’amour-propre national en disant qu’une longue expérience a donné aux Anglais la connaissance, qui nous manque, des moyens par lesquels on arrive à faire triompher un principe, non par une échauffourée d’un jour, mais par une lutte lente, patiente, obstinée ; par la discussion approfondie, par l’éducation de l’opinion publique (Cobden et la Ligue, 1845, p. 74).
187Un sentiment qui est partagé par Jacques Rueff, près d’un siècle plus tard :
pour qu’une pensée devienne une politique, il faut qu’elle soit partagée par un grand nombre d’hommes. Pour cela, un véritable apostolat est indispensable. Cobden a mis au point une technique de l’agitation économique. Demain, comme hier, si elle est appliquée par quelques hommes convaincus et décidés, elle sera efficace (Rueff, 1939, p. 11).
Précisons que cette agitation économique ne se limite pas à de simples discours, les arguments mobilisés par les orateurs sont à la fois généraux (à destination de tout public), particuliers (à destination des classes qui vivent de l’industrie, des ouvriers ruraux…), moraux, économiques.
Il est possible de réunir ces arguments sous la forme de principes fondamentaux du libre-échange (Taquez, 1939, p. 126-128) : 1o La protection ne protège personne. En Grande Bretagne, les fermiers meurent de faim derrière les barrières douanières. 2o La cherté de la vie rend la concurrence étrangère redoutable. 3o Ce sont les exportateurs qui font vivre l’État. La dette publique est payée dans une large mesure par l’industrie, en particulier par les droits à l’importation des matières premières. 4o Le libre-échange c’est le bien du consommateur. La liberté d’acheter à l’étranger profite surtout au consommateur, c’est-à-dire à la masse. 5o Le libre-échange est la suite naturelle du droit de propriété et de la liberté individuelle. 6o Le libre-échange, c’est la paix. La multiplication des échanges commerciaux qui serait la conséquence d’une spécialisation de l’Angleterre dans l’industrie offrirait aux nations un gage de paix appréciable. 7o Une population croissante sans développement des richesses, c’est la misère pour tous. 8o Les produits et les denrées s’échangent contre produits et denrées. 9o Le progrès régularise le commerce. La liberté permet l’organisation et la continuité des échanges internationaux. 10o La protection c’est l’immobilité, et l’immobilité c’est la mort. 11o Quand l’urgence vitale disparaît l’initiative s’étiole. 12o En régime libéral, un emploi perdu, dix retrouvés. 13o Une invasion de marchandises étrangères serait un bien pour le consommateur, mais c’est surtout une utopie. 14o Les marchandises et les services sont les seules richesses et non le numéraire. C’est la réfutation de la théorie de la balance du commerce.
Ces principes constituent la trame principale du Traité de libre-échange signé entre la France et le Royaume-Uni, après une étroite 188coopération entre Richard Cobden et un autre grand libéral (français), Michel Chevalier.
On ne saurait cependant refermer la parenthèse du libéralisme manchestérien, sans revenir sur l’un des deux grands esprits qui vont dominer et dynamiser la vie des idées libérales, à savoir Herbert Spencer (le second étant John Stuart Mill). Ce dernier s’est fait connaître très jeune (22 ans) avec la publication des Letters on proper sphere of government (un recueil de douze lettres parues dans le journal, The non-conformist), fortement imprégnées de libéralisme. En 1850, il publie son premier ouvrage, Social Statics dont le 19e chapitre est intitulé le Droit d’ignorer l’État10. Ce chapitre est un véritable réquisitoire à l’encontre d’un étatisme étouffant toute initiative individuelle. Au nom des libertés individuelles (et du principe selon lequel la liberté des uns s’arrête quand la liberté des autres est remise en cause) Spencer en appelle à la désobéissance civique :
Si chaque homme a la liberté de faire tout ce qu’il veut, pourvu qu’il n’enfreigne pas la liberté égale de quelque autre homme, alors il est libre de rompre tout rapport avec l’État, – de renoncer à sa protection et de refuser de payer pour son soutien (1850, [1993, p. 15]).
Une désobéissance qui sera d’autant plus acceptée que l’État est comparé à un agent employé en commun par un certain nombre d’individus pour leur assurer des avantages déterminés. Ainsi,
la nature du rapport implique qu’il appartient à chacun de dire s’il veut ou non employer un tel agent. Si l’un d’entre eux décide d’ignorer cette confédération de sûreté mutuelle, il n’y a rien à dire, excepté qu’il perd tout droit à ses bons offices et s’expose au danger de mauvais traitement – une chose qu’il lui est tout à fait loisible de faire s’il s’en accommode (1850, [1993, p. 16]).
En 1884, constatant que le libéralisme s’est peu à peu vidé de son contenu11, Spencer publie une suite d’articles dans The Contemporary 189Review, rassemblés dans un ouvrage désormais célèbre, The Man Against The State (traduction française, L’individu contre l’État). Cet ouvrage entendait dénoncer le glissement idéologique du libéralisme anglais dans les années 1870. Ce nouveau torysme trahissait selon Spencer, la tradition libérale anglaise qui voulait que le respect et la promotion des libertés individuelles devaient être garantis par un État limité :
La plupart de ceux qui passent à présent pour des libéraux, sont des torys d’un nouveau type… Il semble nécessaire, comme nous l’avons dit au début, de rappeler au lecteur ce qu’était le libéralisme dans les temps passés afin qu’il pût voir combien il diffère du prétendu libéralisme de l’époque actuelle… On ne se rappelle pas que d’une manière ou d’une autre tous ces changements vraiment libéraux ont diminué la coopération obligatoire dans la vie sociale et ont augmenté la coopération volontaire. On a oublié que, dans un sens ou dans un autre, ils ont diminué l’étendue de l’autorité gouvernementale et agrandi le champ d’action où tout citoyen peut agir en liberté. On a perdu de vue cette vérité qu’autrefois le libéralisme défendait habituellement la liberté individuelle contre la coercition de l’État. Et maintenant viennent les questions : Comment se fait-il que les libéraux aient perdu de vue cette liberté ? Comment se fait-il que le parti libéral, ayant une part de plus en plus grande au pouvoir soit devenu de plus en plus coercitif dans ses mesures législatives ? » (1885, p. 7-10).
C’est ce libéralisme sans concessions et aux retombées libertaires que les participants au Colloque Lippmann et par la suite les tenants du néolibéralisme français et de l’ordolibéralisme allemand ont condamné.
Dans son ouvrage The Good Society, Walter Lippmann n’hésitait pas à associer la débâcle du libéralisme à une erreur des libéraux, à savoir leur foi autoproclamée dans le laisser-faire et l’économie classique. La crise de 1929 aurait rappelé – si on l’avait oublié – que les marchés réels sur lesquels l’économie est réglée sont loin de correspondre à des idéaux types :
Tous les acheteurs et les vendeurs de marchandises et de services ne sont pas également au courant de l’état réel du marché, et ne sont pas également capables de traiter librement et en pleine connaissance de cause (1938, p. 220).
Les partisans utopistes du laissez faire ont supposé que les marchés parfaits s’organiseraient en quelque sorte d’eux-mêmes, ou tout au moins que les marchés sont aussi parfaits qu’ils peuvent l’être. Ce n’est pas vrai (1938, p. 221).
190Dans son ouvrage les Mystiques économiques (1938), Rougier associe le collectivisme et le libéralisme manchestérien à des mystifications de l’esprit. Une doctrine devient mystique12 :
lorsqu’on la soustrait au contrôle de l’expérience et à l’épreuve de la discussion, pour la traiter comme un dogme intangible, ou lorsqu’on fonde sur une base qui n’a aucun sens empirique ou rationnel et qui exprime seulement une conviction passionnée » (Rougier, la Mystique démocratique, 1929, p. 12).
Par le terme mystique, Louis Rougier entendait ainsi dissocier la science économique, fondée sur l’expérience et la raison, et s’attachant à décrire les lois auxquelles obéissent les phénomènes économiques (lois qui régissent l’équilibre économique dans un régime de libre concurrence), des doctrines économiques proprement dites, lesquelles « explicitent simplement en les colorant de pseudos-démonstrations scientifiques, certaines attitudes mentales ; en bref, certains partis pris passionnés » (1938a, p. 7). À l’image des valeurs religieuses d’autrefois, les idéologies économiques (et politiques) joueraient le rôle de croyances que l’on accepte aveuglément. L’économie dirigée, le corporatisme, le libéralisme manchestérien et le marxisme seraient des illustrations de ces mystiques. Le renouveau du libéralisme ne peut donc passer que par un revirement de l’opinion publique et la démystification des pseudo-vérités.
Cette nouvelle approche, qualifiée par Rougier de « libéralisme constructeur » fustige ainsi la théorie de l’école manchestérienne du laisser-faire, laisser-passer qui aboutirait à la suppression de la liberté par l’excès de liberté. En effet, si la concurrence est bien le fondement du système économique libéral, cette concurrence tend à disparaître d’elle-même car elle entraîne le triomphe des plus forts et l’avènement du monopole. Le libéralisme doit être progressif et constructif, il revendique l’autorité de la science économique (solution walrasienne à l’échange) quand il prétend que la libre concurrence permet d’assurer le maximum de satisfaction ; il implique tout un système de lois sur les contrats, les sociétés anonymes, les ententes patronales, les syndicats ouvriers, les garanties professionnelles, l’héritage, le statut de la propriété… de manière à ce que les monopoles, les holdings, le pouvoir des syndicats… ne puissent voir le jour :
191Ce que j’appelle libéralisme constructif n’est pas identifiable à la théorie manchestérienne du laisser-faire, laisser-passer, car un tel libéralisme se détruit lui-même en aboutissant, par le seul jeu de la concurrence et de la sélection naturelle, à une économie de monopole correspondant à un régime ploutocratique. Le libéralisme constructif implique un ordre juridique positif tel que la possibilité de la libre concurrence soit toujours sauvegardée, c’est-à-dire un ordre juridique tel que la formation des trusts, des holdings, etc. devienne impossible, aussi bien du reste que serait impossible la tyrannie syndicale, imposant des conditions de salaires et d’embauche contraire à l’équilibre du marché du travail (Rougier, 1938a, p. 34).
Louis Rougier renouvellera son opposition au libéralisme manchestérien dans son allocution au Colloque Lippmann. Face à l’anarchie du laisser-faire, il convient de renouveler le libéralisme de manière à en faire une nouvelle doctrine :
Être libéral, ce n’est pas, comme le « manchestérien », laisser les voitures circuler dans tous les sens suivant leur bon plaisir, d’où résulteraient des encombrements et des accidents incessants ; ce n’est pas, comme le « planiste », fixer à chaque voiture son heure de sortie et son itinéraire ; c’est imposer un Code de la route tout en admettant qu’il n’est pas forcément le même au temps des transports accélérés qu’au temps des diligences (Rougier, 1938b, p. 16).
Cette opposition au laisser-faire est partagée par Wilhelm Röpke, l’une des figures de l’ordolibéralisme allemand. Dans son ouvrage Crises and Cycles (1936), Röpke s’interrogeait déjà sur les conséquences désastreuses de la crise de 1929. La durée relativement longue de la phase de dépression l’avait même amené à analyser les différentes positions théoriques vis à vis de l’intervention de l’État. Selon lui, deux écoles proposaient des remèdes radicalement opposés. La première école The restrictionist school prétendait que la crise de 1929 devait être regardée comme une réaction inévitable à l’expansion du crédit, ce phénomène avait été amplifié par d’autres facteurs tels que les fluctuations économiques de long terme, les conflits politiques, la dégénérescence du système capitaliste, l’interventionnisme étatique et la montée des monopoles. Cette école, précise Röpke,
tend vers le laisser-faire en condamnant sévèrement toute tentative visant à abréger le processus prétendument salutaire de liquidation et d’ajustement et en exhortant avec véhémence la suppression de tout ce qui trouve sur la voie de l’adaptation de la structure de prix et de coûts pour diminuer les conséquences économiques de la crise (1936, p. 178, traduit par nos soins).
192La seconde école The expansionist school est difficile à définir car elle rassemble aussi bien les positions de la gauche radicale sur la création monétaire que celles de la droite conservative visant à contrôler l’expansion du crédit. Comme le souligne Röpke, ses penchants vont clairement vers la seconde école, il s’agit ici de stopper le cercle vicieux de la dépression et d’engager l’économie dans un cercle vertueux : « En tenant compte des modifications et des améliorations possibles, il semblerait que le point de vue expansionniste apporte assez de preuves de sa supériorité générale » (1936, p. 180, traduit par nos soins).
Quelques années plus tard, dans son ouvrage Explications économiques du monde moderne (1940), Röpke insiste sur la faillite de l’économie politique à expliquer la réalité et à en cerner les véritables problèmes. Cette responsabilité incombe aux économistes (et notamment les laisser-fairistes) qui n’ont pas toujours su rendre accessible leur science. Pour comprendre la société dans son ensemble, et la crise qu’elle traverse, l’économiste ne doit pas se soucier exclusivement des problèmes économiques, mais aussi des fondements juridiques, sociologiques, anthropologiques, politiques, moraux et théologiques de la société. En effet, la crise de 1929 a montré les limites et les insuffisances du laisser-fairisme (urbanisation non maîtrisée, monopolisation, réglementation excessive, domination des intérêts de classes, …). La liberté économique est une condition nécessaire mais pas suffisante de la « cité libre », elle doit être rattachée à un état social dans lequel les individus mènent une vie fondée sur la propriété privée, une vie qui assure l’indépendance intérieure et extérieure. Wilhelm Röpke propose ainsi
d’édifier un ordre économique et social fondé sur la liberté, la justice et la dignité humaine, tenant compte de la nature humaine, un ordre harmonieux, bien équilibré, qui, mettant en mouvement le plus fort de tous les instincts, l’instinct de conservation, ajoute encore aux autres avantages celui d’un bon rendement matériel (1940, p. 19).
On retrouve ici les germes d’Humane Economy, the social Framework of the free market, édité en 1958.
193III. … et une dénonciation de la concentration industrielle et des conséquences de l’évolution
de la société anonyme
Après le « laisser-fairisme », qui aurait fourvoyé l’économie politique dans une impasse, la concentration industrielle et ses avatars, la création de la société anonyme, les cartels et les ententes, constituent l’autre cible des nouveaux libéraux. Le Colloque Lippmann lui consacre sa première séance (samedi 27 août, matin) : « La question à l’ordre du jour est la suivante : Le déclin du libéralisme est-il inévitable, par suite de la tendance à la concentration des entreprises, des capitaux et de la formation des entreprises ? » (Rougier, Colloque Lippmann).
Il faut dire que ce sujet occupe une place importante dans la Cité Libre, Lippmann lui consacre tout un chapitre (intitulé « Les dieux de la machine »). S’il existe bien un lien entre le machinisme (la mécanisation de l’industrie) et la concentration industrielle, Lippmann précise que le lien de causalité doit être recherché ailleurs. La concentration n’a pas pour origine la mécanisation de l’industrie, elle vient de l’État,
C’est l’État qui, il y a cent ans environ, a commencé à accorder à quiconque lui payait une légère redevance un privilège jusqu’alors très rare et très exceptionnel : celui de constituer des sociétés dans lesquelles les responsabilités sont limitées aux apports et dont les titres sont transmissibles à perpétuité par voie de succession (1938, p. 26),
via la reconnaissance des nouvelles formes juridiques des sociétés. Dans le cas présent, il s’agit de la société anonyme. Nicholas Murray Butler parle d’une véritable révolution juridique, capitale à ses yeux, elle surpasserait même toutes les grandes découvertes humaines :
Je pèse mes mots quand je dis que qu’à mon avis, la société par actions est la plus grande découverte des temps modernes, si on la juge par ses effets sociaux, éthiques, industriels ou politiques, à long terme, nous saurons la comprendre et comment l’utiliser. Même la vapeur et l’électricité sont moins importantes que la société par actions, elles seraient réduites à une relative impuissance sans elle (1912, p. 82, traduit par nos soins).
194C’est ainsi grâce à la loi et au pouvoir de l’État que la concentration des entreprises s’est développée aux États-Unis et dans la plupart des pays européens. Dans un article intitulé « L’histoire des grandes sociétés en Allemagne, en France et en Italie », Claude Ducouloux-Favard (1992, p. 851) rappelle que l’histoire des sociétés anonymes a été marquée « par une oscillation constante entre un libéralisme suffisant à l’essor des entreprises commerciales et entre un dirigisme assurant la sauvegarde des intérêts généraux de l’économie nationale ». De ce fait, si les droits des pays européens marquent entre eux de notables différences, la construction et l’évolution de ces législations suivent les mêmes courants de pensée et de philosophie juridique.
Les premières sociétés anonymes virent le jour grâce à un acte étatique, l’octroi (verleihung en allemand et riconoscimento en italien). L’octroi consistait, pour les pouvoirs publics, à ratifier une activité professionnelle déterminée et à la déléguer à une grosse entreprise qui jouissait, du fait de cette délégation de pouvoir, d’une partie de la souveraineté étatique. Dans un tel système, la volonté des acteurs ou l’élaboration des statuts d’une société ne suffisaient pas pour qu’elle puisse exister, il fallait l’intervention de la volonté souveraine de l’État et l’obtention de l’octroi. Il faudra attendre le xixe siècle pour que l’idée d’une réglementation des sociétés anonymes apparaisse comme possible et qu’elle remplace l’autorité gouvernementale. En France, c’est la loi du 24 juillet 1867 (soit 5 ans après la signature du Traité de libre-échange) qui stipule dans son article 21, alinéa 1 : « À l’avenir les sociétés anonymes pourront se former sans l’autorisation gouvernementale ». Le système de la liberté réglementée, que connaissaient déjà les sociétés en commandites par actions, se trouvait ainsi généralisée. En Allemagne, c’est la loi du 2 juin 1870 « Der Reformnovelle de Norddeutschen Bundes » qui généralisa la libre constitution de toutes les sociétés anonymes. Claude Ducouloux-Favard (1992, p. 859) précise que la législation allemande apporta quelques innovations intéressantes : (i) les prescriptions réglementaires comportaient l’inscription à un registre du commerce, après vérification judiciaire ; (ii) la mise en place de la règle de la commercialité par la forme des sociétés par actions ; (iii) la mise en place d’une assemblée des actionnaires (Aufsichtrat), jusque-là un organisme facultatif, et qui deviendra l’organe de conseil de la gestion dualiste des grandes sociétés allemandes ; (iv) une réglementation des apports en nature et des 195avantages particuliers (sanctions en cas d’apports fictifs)… En Italie, la révision du code du commerce intervient en 1882 (fort mouvement de pensée souhaitant s’inspirer du droit germanique) et entre en vigueur le 2 janvier 1883. Si l’ingérence gouvernementale est écartée, il subsiste lors de la constitution de la société anonyme, un contrôle a posteriori, lié aux règles de publicité. Par ailleurs, le système juridique italien « exigea que la régularité intrinsèque de l’acte constitutif des sociétés anonymes soit reconnue par l’autorité judiciaire pour que les formalités constitutives puissent être inscrites dans un registre ouvert au public » (1992, p. 861).
La fin du xixe siècle s’achève ainsi sur une nouvelle orientation : les sociétés commerciales sont désormais une affaire entre particuliers, dès lors, leur nature est contractuelle. La liberté de contracter ne rencontre désormais qu’une seule limite, l’ordre public. C’est cette conception de la société-contrat que l’on retrouve dans la plupart des thèses libérales13. En effet, c’est l’accord entre de futurs associés qui fait naître la société, de là, la société prend vie et peut acquérir sa qualité de sujet de droit autonome (les statuts sont à l’origine de la personne morale). Or au début du xxe siècle, une autre approche se fait jour, celle de la société-institution (Gierke, 1902). D’inspiration allemande, cette approche part du principe que lorsque les pouvoirs publics attribuent à une entité juridique la qualité de sujet de droit (par une loi ou un acte normatif), ils sont amenés tout simplement à reconnaître l’existence d’un groupement d’individus. De ce fait, la conception de la société-contrat ne serait pas suffisante pour comprendre l’émergence et l’évolution des sociétés anonymes à la fin du xixe siècle et tout au long du xxe siècle. Si la personnalité morale des sociétés de capitaux repose bien sur la volonté des futurs actionnaires, cette dernière ne peut s’exprimer sous la forme d’un simple contrat, elle constitue également un acte collectif (c’est la reconnaissance par l’État) :
La plupart des auteurs, après Gierke, insisteront sur le passage du contractuel à l’institutionnel. Ils affirmeront qu’avant l’intervention des pouvoirs publics le régime juridique de la société est contractuel, que sa personnification n’est pas complète et que la société, à ce stade, n’est qu’un Substrat, une essence de 196société. Par contre, dès que l’autorité publique a reconnu, par un acte particulier, la société, celle-ci devient juridiquement distincte de ses membres et acquiert du même coup sa structure légalement organisée (Ducouloux Favard, 1992, p. 863).
La société est ainsi élevée au rang d’institution, elle comporte des organes et des dirigeants institués dans des fonctions légalement définies… L’organisation des pouvoirs de gestion, comme la répartition des compétences entre les différents organes de la société sont prévues par la loi.
Cette philosophie institutionnaliste s’est progressivement introduite dans toutes les législations européennes (notamment allemande en 1931 et 1937, italienne en 1942). Et ce, à un moment (après la guerre de 1914-1918) où le système capitaliste était caractérisé par de nombreuses expériences d’économie dirigée, d’importantes concentrations industrielles (Hardy-Hémery, 2001) et une forte internationalisation de l’activité des sociétés de capitaux (Bosserelle, 2008).
Cette situation posa un délicat problème aux économistes (libéraux), celui de l’équilibre entre liberté d’entreprendre et intérêts généraux à sauvegarder. En effet, les grandes entreprises ne servent pas seulement les intérêts privés, elles sont également des éléments constitutifs de l’économie nationale. Bouvier, Furet & Gillet (1975, p. 126) rappellent qu’à la veille de la guerre 1914-1918, les charbonnages du Nord-Pas-de-Calais avaient autant d’actionnaires que de salariés. Il devenait ainsi important de perfectionner la technique juridique des grandes sociétés (droit à l’information, amélioration des moyens de contrôle, …). De ce point de vue, la crise de 1929 constitue un fait important, elle permet à bon nombre de prendre conscience du champs d’action des grandes sociétés, du régime juridique qu’il convient de mettre en place pour mieux organiser la société anonyme et du rôle de l’État dans la concentration des entreprises.
Ce dernier point a été largement abordé lors du Colloque Lippmann, les différents participants ont notamment cherché à savoir si la concentration des entreprises et du capital était une conséquence inéluctable de l’évolution économique (une sorte de loi Darwinienne) ou le résultat du privilège accordé par l’État à certains entreprises ou secteurs économiques. Si les conséquences économiques de la concentration (principalement l’apparition des monopoles) sont unanimement condamnées (c’est la remise en cause du prix de concurrence), la présence de cartels et d’ententes ont fait l’objet de nombreuses prises de position. Le retour sur les débats qui ont accompagné le traitement de cette question est ici particulièrement 197intéressant, il permet de cerner une différence importante (une sorte de clivage) entre le néolibéralisme à la française et l’ordolibéralisme allemand.
Du point de vue de l’ordolibéralisme allemand, le fait que la concentration d’ordre purement économique soit due aux progrès de la technique et de l’organisation des entreprises, est immanente et légitime dans le système concurrentiel. Cette situation contraste avec celle qui veut que l’apparition des monopoles soit le fruit d’une intervention de l’État, de la promulgation de lois et de décisions des tribunaux. Röpke dissocie la tendance naturelle à la concentration (via la technique et le machinisme) et la longue marche vers l’étatisme :
La technique se développe à mesure que le capital fixe augmente, c’est-à-dire à mesure que le coût général s’accroît de jour en jour ; c’est un développement qui exclut le mécanisme sur lequel la philosophie du libéralisme a été édifiée. Les entreprises deviennent plus grandes, le nombre de concurrents devient plus petit, le calcul du prix de revient plus arbitraire… Cette tendance vers les grandes entreprises engendre le monopole (Séance du 27 août 1938, 2012, p. 433).
La première serait inéluctable (le monopole n’est pas une création de l’homme, mais bien de la technique utilisée), la seconde serait plus artificielle (le monopole est une création arbitraire des hommes, sous la forme de lois ou de coutumes). Quelques années plus tard, Röpke approfondira cette question dans quatre ouvrages : La crise de notre temps (1940a), Explication économique du monde moderne (1940b), Civitas Humana (1946) et A Humane Economy. The Social Framework of the Free Market (1960). Röpke insistera sur le fait que « rien ne porte plus préjudice à l’idée d’ordre général [l’économie de marché se trouvant rattachée à un ordre plus grand, à la fois moral et éthique] approprié à la nature humaine que les deux choses suivantes : la prolétarisation des masses et la concentration » (1960, p. 7). En effet, la concentration a détruit la classe moyenne, constituée de petits propriétaires indépendants aux vertus civiques, en la remplaçant par une armée de salariés et d’employés, soumise aux conditions de travail (et aux salaires) des grands groupes. Cette prolétarisation des masses constitue une forme de dégénérescence du capitalisme, elle est à mettre à l’actif du processus d’étatisation :
Il faudra toujours considérer un pays comme fortement prolétarisé, lorsque les grosses exploitations et la concentration de la propriété auront transformé une grande partie de la population en salariés dépendants, citadins et intégrés 198dans la hiérarchie administrative, industrielle et commerciale… Une centralisation et un bureaucratisme toujours plus puissants ont mécanisé l’État aux dépens de sa structure verticale et organique, fondé sur le fédéralisme ou sur l’autonomie communale, précipitant ainsi le mouvement niveleur du grégarisme, si caractéristique pour l’ensemble de la société, et le transposant ensuite dans le domaine de la constitution et de l’administration (1942, p. 27-28).
Röpke nous propose ici une acceptation très large de la concentration, elle est présente dans toutes les sphères. C’est à la fois, la concentration des individus dans les organisations, les villes, les centres industriels, les entreprises et les firmes ; la concentration du pouvoir de l’État et de l’administration ; la concentration du pouvoir économique et social de l’État, la concentration du pouvoir en matière de décisions et de responsabilités… Toutefois, une analyse rigoureuse permet de faire la distinction entre « la concentration des entreprises et la concentration des exploitations, c’est-à-dire entre la centralisation juridique financière et la centralisation technique » (1946, p. 272). Ainsi, ce n’est pas le progrès technique qui pousse à la conglomération des entreprises, mais bien la législation et la politique économique des gouvernements.
On comprend mieux dès lors pourquoi Röpke considère que la crise du capitalisme (1929) est l’expression même d’une crise totale, aussi bien spirituelle, morale que sociologique :
en tant qu’économistes, nous ne devons pas nous soucier exclusivement des problèmes économiques, mais aussi, dans la mesure de nos forces et de nos connaissances, des fondements juridiques, sociologiques, anthropologiques, politiques, moraux et théologiques de la société (1940, p. 17).
Le système économique porte en lui des défauts de construction, des contradictions et des signes de dégénérescence, qui suffisent à eux-seuls pour le précipiter dans le néant (Röpke, 1945). En 1961 (édition française), Wilhelm Röpke publie son dernier ouvrage, Au-delà de l’offre et la demande (la préface est rédigée par Jacques Rueff). Il y réitère ce message, la masse et la concentration sont les deux maux de la société moderne, une des raisons les plus profondes de la crise de la démocratie et de la dérive étatiste :
Masse et concentration dans tous les domaines, tel est le visage de la société moderne, réduisant de plus en plus le champ de la responsabilité, de la vie et de la pensée individuelles et favorisant l’essor de pensées et de sentiments collectifs (1961, p. 19).
199Lors du Colloque Lippmann, ce point de vue est partagé par Ludwig von Mises et Alexander Rüstow qui attribuent l’émergence et la prolifération des ententes, des cartels, voire même des monopoles, à la politique interventionniste de l’État :
C’est une erreur de logique que de vouloir justifier l’intervention de l’État en matière économique par la nécessité d’empêcher la formation des cartels, puisque c’est précisément l’État qui par son intervention a amené la création de ces derniers (Séance du 27 août, Mises, 2012, p. 434).
Rüstow n’hésite pas à rappeler que le fameux adage la concurrence tue la concurrence est sans fondement et que le phénomène de la concentration doit plutôt être recherché dans :
la faiblesse intellectuelle et morale de l’État, qui, d’abord ignorant et négligeant ses devoirs de policier du marché, laisse dégénérer la concurrence, puis laisse abuser de ses droits par des chevaliers pillards pour donner le coup de grâce à cette concurrence dégénérée (Séance du 27 août, 2012, p. 438).
La montée des cartels dans l’Allemagne des années 30, constitue aux yeux des ordolibéraux un problème majeur, et la seule échappatoire réside dans une marche en avant vers un nouveau libéralisme (concurrentiel). Chez Rüstow, cette considération est déjà présente en 1932 dans une conférence intitulée Freie Wirtschaft, Starker Staate (traduction, Économie libre et État fort) durant laquelle il évoqua l’idée d’un interventionnisme étatique visant « à instituer et à surveiller les règles du marché » (Audier, 2011, p. 179). Il s’agit d’un État libéré du poids des intérêts privés et des lobbies, notamment des cartels, qui cherchent à se servir du pouvoir de l’État afin de profiter de privilèges ou/et d’acquérir des positions de rentes. En 1951, Walter Eucken reviendra sur cette question dans un ouvrage intitulé The Foundations of Economics : History and Theory in the Analysis of Economic Reality. Dénonçant la prolifération des ententes et des cartels en Allemagne, il reste très mesuré, voir pessimiste sur la capacité des économistes à en cerner les principaux enjeux. D’un côté, ils ont essayé d’expliquer leurs origines, leurs effets et leurs conséquences sur le bien être des consommateurs. De l’autre, ils se sont dotés d’une théorie générale du monopole. La conclusion est amère : tant que la division entre économie théorique et histoire économique est de rigueur, les réels problèmes ne seront pas résolus et la science se perdra dans des chemins obscurs :
200Histoire et Théorie travaillent de manière indépendante, seuls quelques économistes essaient de les relier. À cause de ce manque de coopération, l’analyse scientifique des questions de cartels est traitée de manière insatisfaisante. Lorsque l’histoire et la théorie seront combinées, il sera alors possible de se donner une vision scientifique des effets concrets des cartels et des facteurs liés à leur émergence (1951, p. 57).
Si les ordolibéraux semblent tous condamner l’omniprésence de l’État et une dérive vers un interventionnisme étatique, les tenants du néolibéralisme français ont quant à eux, une position plus nuancée. S’ils admettent que le rôle de l’État a été décisif dans la prolifération des concentrations, ils soutiennent dans le même temps que les interventions de l’État sont apparues quand ce dernier ne pouvait pas faire autrement. Ainsi, l’interventionniste étatique ne doit pas être rattaché à un argument d’ordre politique, mais bien au souci d’instaurer un minimum d’ordre :
Les chemins de fer constituent aujourd’hui, pour tous les États, une très grosse charge. Là où ils appartenaient à des entreprises privées, l’État a été amené à les soutenir, pour éviter la ruine de toute une partie de la population. Or la question est de savoir si un État moderne peut supporter qu’une grande partie de la population se trouve ruinée. Si oui, l’interventionnisme est d’origine politique ; si non, il est d’origine naturelle ; il est une réaction spontanée de défense de l’organisme social (discours d’Auguste Detœuf, Séance du 27 août, 2012, p. 435).
Louis Marlio avance même certains avantages liés à la concentration des entreprises : (1) la capacité des ententes et des cartels à déposer des brevets, là où les petites entreprises ne peuvent disposer de moyens pour faire avancer le progrès technique ; (2) les sommes colossales investies dans la recherche scientifique (exemple du cartel de l’aluminium), permettant de grands bons en avant ; (3) enfin, contraire à ce que l’on pense, les industries où la concentration est la plus forte, sont également celles qui ont le plus baissé leur prix de vente, et c’est bon pour les consommateurs. Au final, Marlio semble faire confiance à la loi générale de l’économie, celle qui rappelle qu’un système libéral est un système où l’équilibre économique est établi par le mécanisme des prix. Les concentrations qui ne respectent pas cette loi, ne peuvent survivre dans une économie de marché, qu’au prix d’un privilège consenti par l’État : « Tant que la concentration reste sous le signe de la liberté, elle est bonne, mais si 201elle prend le signe d’un privilège, elle est mauvaise » (Marlio, Séance du samedi 27 août, Audier, 2012, p. 436).
Les discussions qui suivirent, émanant principalement de Rüstow et Mises d’un côté, puis de Detœuf, Marlio et Mantoux de l’autre, illustrent fort bien cette césure entre une ligne dure défendue par l’ordolibéralisme allemand (la concentration a pour principale origine une dégénérescence de l’État) et les compromis issus du néolibéralisme français14 (l’État peut jouer un rôle important dans l’économie, sans toutefois remettre en cause le fonctionnement du mécanisme de prix). Ces positions doivent néanmoins être replacées dans un contexte historique et politique quelque peu différent au sein des deux pays. L’Allemagne est entrée dans une longue période durant laquelle l’État totalitaire a été très favorable aux ententes et aux concentrations (c’est également le cas au Japon et en Italie). Les ordolibéraux sont ainsi les derniers remparts de la forteresse libérale et leur condamnation de la concentration (des ententes et des cartels) est une nécessité de survie. La France a sur le sujet de la concentration, des ententes et des cartels, une position intermédiaire. D’une part, l’héritage colbertiste a enfanté la notion de politique industrielle, en développant l’idée que la capacité de production du pays pouvait être décuplée grâce à l’aide de l’État (Bussière, Demoulin & Schirmann, 2007). D’autre part, les ententes ont longtemps été considérées comme illicites au nom de l’article 419 du code pénal de 1810. Il faudra attendre les années d’entre-deux guerres, et les débats autour de la crise économique pour que les ententes s’invitent au Parlement français, en générant une réflexion générale sur la figure de l’État et du droit comme régulation de l’économie (Chatriot, 2008). En 1922, le projet Millerand défend l’action contre la hausse des prix. En 1923, le projet Colrat-Dior (Maurice Colrat est alors Garde des Sceaux et Lucien Dior, ministre du Commerce et de l’Industrie) débouche sur la loi du 3 décembre 1926. Cette loi modifie l’article 419 en cherchant à déterminer la nature des gains, normale ou anormale, et donc illicite, nés d’une entente. En 1932, le projet Reynaud-Rollin vise à protéger les bonnes ententes dans lesquelles on voyait un instrument de régulation de la production et de son écoulement. En 1935, le projet Flandin-Marchandeau prévoit que l’État peut rendre obligatoires certaines ententes, notamment si 202elles ont été conclues par une majorité de professionnels du secteur. Si aucun des projets évoqués ci-dessus ne fût adopté (à l’exception de la loi de 1926) et si la France resta longtemps sous le coup des articles 419 et 420 du Code pénal qui évoquent le délit de coalition (Pasqualaggi, 1952), il convient de souligner que les débats ont généré un véritable basculement idéologique. Analysée tout d’abord sous l’angle technique et jurisprudentielle, la concentration des entreprises (via les ententes ou les cartels) devient un enjeu de choix de politique économique. Louis Marlio n’hésite pas à écrire dans la Revue de Paris que « les ententes entre producteurs sont avant tout un élément de stabilité, un moyen de combattre l’anarchie dans la production » (1930, p. 835).
Mais revenons un tant soit peu, sur le projet de loi de 1935, non pas pour souligner son origine initiale (elle est liée à la situation de crise de l’industrie textile et à l’inorganisation de son patronat), mais de manière à le replacer dans les débats des néolibéraux français. En effet, à la suite du Colloque Lippmann, il avait été décidé que le problème de la délimitation des interventions de l’État ferait l’objet de la première séance du Centre international de rénovation du libéralisme (CIRL) et que Jacques Rueff en serait le principal rapporteur. Son exposé eut lieu le 13 mars 1939 au Musée social (siège social du CIRL). Jacques Rueff y rappelle sa définition du libéralisme et des interventions de l’État compatibles avec le mécanisme des prix : « Pour moi tous les systèmes d’intervention peuvent être défendus pourvu qu’ils n’empêchent pas le mécanisme des prix d’établir l’équilibre économique » (1961, p. 89]), puis s’engage une discussion entre Louis Marlio15 (capitaine d’industrie dans l’aluminium16 et l’hydroélectrique, président du CIRL), Gaétan Pirou (Professeur d’économie aux facultés de Bordeaux et de Paris), Bernard Lavergne (professeur d’économie à la faculté de droit de Lille, membre influent du mouvement coopératif en France), Louis Salleron (militant à l’UNSA et défenseur du régime corporatiste), Louis Vallon (ancien membre de la SFIO, membre du parti socialiste), Robert Lacoste 203(syndicaliste, futur député socialiste de la Dordogne) et Jacques Rueff, autour de la question des ententes17.
Jacques Rueff souligne que dans presque tous les cas, les ententes sont incompatibles18 avec le mécanisme des prix car elles engendrent un blocage de ce dernier. Par ailleurs, elles ont tendance à se développer efficacement lorsqu’elles reçoivent la « bénédiction » de l’État, ce dernier point expliquerait selon Rueff, pourquoi les ententes recherchent la protection de l’État et comment elles sont amenées à demander audience aux différents représentants d’un gouvernement.
Au final, ce qui se dégage de ces débats, c’est la facilité avec laquelle le discours néolibéral parvient à faire converger des idées et des hommes, vers un objectif commun : poser les bases institutionnelles d’une société libérale. Bayard, Fridenson & Rigaudière (2015, p. 245) insistent également sur ce point : « le discours libéral se révèle suffisamment plastique pour satisfaire les attentes politiques les plus divergentes »). Ce nouveau libéralisme n’est pas qu’une affaire d’économistes et de théorie économique (et ce même si le mécanisme des prix fait l’unanimité parmi les participants au Colloque Lippmann), il entraîne dans son sillage des hommes 204d’affaires, des syndicalistes, des hommes politiques… à la recherche de forces agissantes. Les interventions de Lacoste et Vallon à la suite de la Conférence de Jacques Rueff en donnent une parfaite illustration :
M. Lacoste :
Les planistes devront se réjouir d’être d’accord avec le libéralisme de M. Rueff sur un point extrêmement important : il faut agir sur les causes du mécanisme des prix, afin d’en assurer le fonctionnement correct et régulier. Dès lors, lorsque les planistes demandent une sévère réglementation des concentrations industrielles ou financières qui fixent d’une façon à peu près discrétionnaire certains prix très importants de produits de base, les planistes se trouvent en bonne compagnie avec les meilleurs libéraux (1939, [1961, p. 97]).
M. Vallon :
Dans votre exposé, le mot capitalisme n’a jamais été prononcé. Pour ma part je trouve cela extrêmement agréable, parce qu’il me paraît que le capitalisme actuel n’est pas nécessairement libéral et que, d’autre part, il n’est pas toujours nécessaire d’avoir recours au capitalisme pour réaliser des mécanismes libéraux. Pourquoi, dans des sociétés composées de monopoles et de coopératives, ne pas avoir un marché ? Ce qui m’a frappé en lisant Von Mises c’est qu’il fait du socialisme une caricature. Je comprends qu’on le fuie dans ces conditions. Mais le socialisme est un mouvement social composé de forces agissantes (1939, [1961, p. 98]).
Ces deux commentaires, très vite contredits par Jacques Rueff19, Louis Mario20 et Louis Rougier21, nous rappellent que si les néolibéraux français envisagent des interventions de l’État (compatibles avec le mécanisme des prix), ils sont toujours très opposés au planisme.
205Conclusion
Si le Colloque Lippmann a souvent été présenté comme un acte fondateur du renouveau du libéralisme et de rébellion contre la montée du planisme, il convient de rappeler qu’il a également permis de structurer les différents réseaux nationaux. Lors de la séance du 30 août 1938, Louis Rougier a proposé un agenda du libéralisme, visant d’une part, à établir la liste des problèmes théoriques et pratiques qu’il convenait d’étudier rapidement afin de poser les bases du libéralisme rénové, et d’autre part, à institutionnaliser les idées libérales au sein d’un Centre international d’études pour la Rénovation du Libéralisme (dirigé par Louis Marlio). Walter Lippmann, Friedrich Von Hayek et Wilhelm Röpke se voyaient ainsi confier la tâche d’organiser les sections américaines, anglaises et suisses du Centre alors que Baudin, Bourgeois, Mantoux, Marlio, Rougier et Rueff devaient de leur côté, faire vivre la section française. Si les différents protagonistes du Colloque Lippmann ont continué à maintenir des contacts étroits via leurs correspondances (Rougier-Röpke, Rueff-Röpke, Hayek-Lippmann…), force est de constater que deux courants22 de pensée se sont plus ou moins affirmés sur la scène nationale de 1940 à 1960 : le néolibéralisme français et l’ordolibéralisme allemand. Ces deux mouvements ont fondé leur doctrine sur un rejet du libéralisme manchestérien (le laisser-faire) et une condamnation des concentrations. Si leurs trajectoires et leurs visions d’un libéralisme renové montrent quelques différences (l’ordolibéralisme incarne le passage de l’Allemagne à l’économie sociale de marché alors que le néolibéralisme a eu beaucoup de difficultés à diffuser ses idées23, l’ordolibéralisme reste très méfiant vis à des interventions de l’État alors le néolibéralisme français entend promouvoir les interventions étatiques compatibles avec le mécanisme des prix), ces deux mouvements ont eu le mérite d’engager – dans une période difficile (celle de l’Entre-deux-guerres) – une réflexion constructive sur le contenu et la portée du discours libéral.
206Références Bibliographiques
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1 Précisons que The Good Society n’est pas le premier ouvrage dans lequel Lippmann évoque les fourvoiements du laisser-faire. Les nouvelles qu’il a éditées dans le journal new-yorkais, The Herald Tribune (1931-1932), et notamment celle intitulée « The Depression in The United States Its Causes and Nature » montrent clairement son opposition aux préceptes du laisser-faire. Lippmann replace les États-Unis des années 30 dans une situation paradoxale, celle du management de l’abondance. Or pour répondre à cette question, il est nécessaire de changer les comportements et les motivations des individus, de comprendre le monde dans toute sa complexité : « For the world in which we live, the world which our achievment in production has created, is a world which is so complicated, so dependent upon agreements and upon foresight that a policy of laissez-faire has become uterly impossible » (Herald Tribune, May 21, 1932).
2 Ce mouvement n’est pas homogène et une ligne de démarcation existe. Friedrich Hayek et Ludwig von Mises souhaitent faire renaître le libéralisme face à la poussée du collectivisme et du planisme alors que Walter Lippmann, Louis Rougier, Wilhelm Röpke, Alexander Rüstow cherchent à poser les bases d’une refondation du libéralisme. Ainsi, ce que nous appelons le néolibéralisme à la française ou l’ordolibéralisme allemand s’inscrit clairement dans le 2e courant de pensée.
3 Deux facteurs d’intervention semblent jouer un rôle important : l’impôt et l’emprunt. De Prime abord, il semblerait que les régimes totalitaires aient l’avantage de pouvoir imposer des sacrifices à la population alors que l’État libéral éprouve de nombreuses difficultés à le faire.
4 Grampp (1960) considère qu’il n’y a jamais eu, à proprement parler d’École de Manchester. Le terme aurait même été forgé par Benjamin Disraeli (Parti conservateur), lors de son opposition à l’abrogation des Corn Laws. De ce fait, l’École de Manchester serait étroitement liée à la création de la National Anticorn Law League (1838-1848) par Richard Cobden et John Bright, même si ce mouvement – très hétérogène – n’était pas entièrement en faveur du laissez-faire.
5 En tant qu’orateur, Fox a joué un rôle important dans le mouvement Anti-Corn Laws. Il fut également l’éditeur du Monthly Repository (journal militant pour l’abolition des lois sur les pauvres, des lois sur les céréales, de l’esclavage, …), dans lequel Harriet Martineau a publié de nombreuses lettres.
6 Harriet Martineau (1802-1876) est l’auteur d’Illustration of Political Economy (1832), ouvrage de vulgarisation d’économie qui fut un véritable succès commercial (et lui donne une véritable indépendance financière). Elle a joué un rôle non négligeable dans la diffusion des idées du laissez-faire auprès du grand public et des membres du parlement anglais : « Her writing exerted considerable influence in parliamentary and industrial circles » (Logan, 2004, p. 12).
7 Si Richard Cobden, William Johnson Fox, John Bright, Thomas Perronet Thompson sont avant tout de grands orateurs, ils n’hésitent pas à prendre la plume dans le Wesminster Review (journal créé par Jérémy Bentham et dans lequel James Mill, John Stuart Mill et Herbert Spencer ont rédigé de nombreux papiers) pour distiller un catéchisme anti-corn law.
8 Cet argument est plusieurs fois utilisé par Cobden dans son manuscrit England, Ireland and America by a Manchester Manufacturer : « Nous avons nos sociétés Banksienne, Linnéenne, Huntérienne, et pourquoi ne devrions-nous pas posséder dans toutes nos grandes villes manufacturières et commerciales des sociétés Smithiennes, consacrées à promouvoir les vérités bienfaisantes de la Richesse des nations ? De telles institutions, en se mettant en rapport avec des sociétés analogues qui seraient organisés à l’étranger (car c’est notre exemple qui affecte le commerce que les étrangers suivent), pourraient contribuer à répandre l’esprit libéral et des vues en matière de science politique, et de là tendraient à améliorer la politique restrictive des gouvernements étrangers, à travers l’influence légitime des opinions de leurs peuples » (Cobden, 1835, p. 30, traduit par nos soins).
9 Bastiat n’est pas le seul à manifester autant d’intérêt et de sympathie pour les thèses de Cobden. Passy (1905) dans ses Causeries du Grand Père, Garnier dans une brochure de 1846, Richard Cobden, les Ligueurs et la Ligue. Précis de l’Histoire de la dernière révolution économique et financière en Angleterre et Molinari dans la préface de l’ouvrage de Mme Salis Schwabe, Richard Cobden, Notes sur ses voyages (1879), reviennent sur les idées et les réalisations de Cobden.
10 Ce chapitre sera évincé lors de la réédition de l’ouvrage en 1860, Spencer le considérant « trop en avance sur son temps » (Laurent, 1993, p. 11). La traduction française de ce chapitre a été réalisée par Manuel Devaldès (anarchiste libertaire) en 1923. Le droit d’ignorer l’État a été finalement édité aux Belles Lettres en 1993.
11 Laurent (2016) oppose ce qu’il appelle le new liberalism (incarné par Thomas Green, philosophe et membre du parti libéral, qui impulse une orientation sociale et une intervention de l’État) à l’old libéralism (que l’on retrouve chez Spencer).
12 La mystique est présente dans un grand nombre d’ouvrages de Rougier : la Mystique démocratique (1929), la Mystique soviétique (1934), les Mystiques politiques contemporaines (1935), Les Mystiques économiques (1938).
13 On ne peut pas dissocier cette évolution de la liberté contractuelle, de la liberté économique contenue dans la théorie du libre-échange ou encore le libre jeu de l’offre et la demande. Ces deux formes de liberté définissent les principes philosophiques de l’individualisme libéral.
14 Denord (2016) qualifie le néolibéralisme français de cette période, de « libéralisme modéré ».
15 Louis Marlio est l’auteur de l’ouvrage Le sort du capitalisme (1939).
16 L’étude des cartels a fait l’objet de nombreux travaux chez Louis Marlio. Il a codirigé en 1930 un ouvrage en allemand sur les cartels dans l’industrie. Il fera également paraître en 1947, un ouvrage intitulé The Aluminium Cartel dans lequel il présente une étude du Cartel international de l’aluminium des années 30, l’Alliance Aluminium Company (AAC). Ce cartel est né de la crise et s’est doté d’une structure ad hoc pour soulager les effets de la crise (voir également Cortat, 2010).
17 Louis Marlio s’est beaucoup intéressé à la question des ententes industrielles, il a participé à la publication de la Section économique et financière de la Société des Nations, un document intitulé Études sur les aspects économiques des différentes ententes industrielles et commerciales (Benni & al., 1931). Dans ce document, il précise que les avantages des cartels pour les producteurs, les consommateurs et pour la main d’œuvre : « économie dans les prix de revient, équilibre entre la production et la consommation, stabilité du prix de vente, prix modérés et stables, accroissement de la consommation, stabilité des emplois, atténuation à la baisse des salaires dans les périodes de crise ». En septembre 1931, le gouvernement français a institué une Commission économique franco-allemande qui s’est prononcée en faveur d’un large développement des ententes industrielles.
18 C’est sur la base d’une distinction entre ententes compatibles avec le mécanisme des prix et ententes occasionnant des situations de monopole, que Rueff et Marlio seront amenés à dénoncer le projet Flandin-Marchandeau sur les ententes obligatoires (1935) : « Je considère qu’il n’y a pas pire absurdité que le projet de loi sur les ententes obligatoire » (Rueff, 1939, [1961, p. 94]). L’objet essentiel de ce projet de loi reposait sur la possibilité de rendre obligatoires, pour toutes les entreprises d’une branche économique déterminée, des accords intervenus entre les représentants de la majorité pour remédier à une situation particulièrement grave. Trois conditions étaient subordonnées à l’application de cette législation : 1o La branche de l’économie doit avoir un poids important dans l’économie ; 2o elle doit se trouver dans une situation grave ; 3o un accord doit avoir été conclu entre la majorité des entreprises de cette branche. Ce projet de loi fût très discuté au Parlement et les oppositions les plus virulentes au projet furent avant tout libérales. Sa suspension devant le Sénat et l’ampleur de la polémique que ce projet a suscitée, ne seront cependant pas un obstacle à l’intervention de l’État dans le cas de la crise de la soie (décret-loi du 30 octobre 1935).
19 « M. Lacoste s’est félicité de voir que mon attitude à l’égard des trusts et des cartels répondait à celle de beaucoup de planistes. Je ne suis pas du tout à fait sûr qu’il en soit ainsi, car mon désir est de ne rien faire qui donne le pouvoir à des associations de producteurs. Il ne faut pas leur donner des privilèges qui leur confère la certitude d’être les maîtres des prix. Les planistes veulent les utiliser à leurs fins, en avoir le contrôle, et considèrent qu’entre des mains saines ce n’est pas un danger. Moi je dis qu’il ne peut pas y avoir de mains saines en cette matière et que ce système conduira toujours à exploiter le consommateur et aura toujours pour effet de diminuer le niveau de vie des hommes » (1939, [1961, p. 102]).
20 « Un planisme étatique agirait encore beaucoup plus sur les prix » (1939, [1961, p. 103]).
21 « C’est une très grosse question. Je ne crois pas que les concentrations agissent discrétionnairement. Ce n’est pas exact. Si je regarde les principaux groupements de ce genre – je ne parle pas des monopoles bien entendu mais de ceux qui ne tiennent pas de l’État une base régalienne qui leur permette de percevoir des taxes, je dis qu’en fait je n’en connais pas » (ibid.).
22 Il ne s’agit pas ici de sous-estimer le rôle d’Hayek et de la Société du Mont Pélerin (1947), cependant cette Société se présente davantage comme un think-tank libéral alors que le néolibéralisme français et l’ordolibéralisme allemand entendent poser les bases d’un libéralisme rénové dans leur pays respectif.
23 Seul Maurice Allais semble avoir joué un rôle conséquent dans les années 50-60 via ce qu’il a appelé le planisme concurrentiel.
- CLIL theme: 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN: 978-2-406-06967-6
- EAN: 9782406069676
- ISSN: 2495-8670
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06967-6.p.0177
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 06-09-2017
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Concentration, cartels, laisser-faire, neoliberalism, ordoliberalism