Une mise en scène de l’individualisme possessif ? La figure de la marquise de Merteuil dans Les Liaisons dangereuses de Laclos
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
2016 – 2, n° 2. varia - Auteur : Crétois (Pierre)
- Pages : 113 à 130
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
Une mise en scène
de l’individualisme possessif ?
La figure de la marquise de Merteuil
dans Les Liaisons dangereuses de Laclos1
Pierre Crétois
Laboratoire Sophiapol
Université Paris Ouest – Nanterre – La Défense
Introduction
Nous nous proposons de nous arrêter sur la Lettre 81 des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos [Laclos (1782)]2. Il s’agit de l’extrait d’un roman épistolaire qui témoigne de la grandeur et de la décadence de deux libertins : la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont. Cette lettre écrite par madame de Merteuil à Valmont est autobiographique. Il nous est apparu qu’y étaient exprimés, à l’état naissant, certains paradoxes de l’individualité moderne, élément d’une totalité sociale atomisée.
La modernité est, en effet, profondément façonnée par un anti-aristotélisme qui conduit les théoriciens à poser à l’origine et au fondement de la société marchande l’existence d’individus non-sociables, animés par des intérêts individuels (sans être purement égoïstes) puissants et dirigés 114par une rationalité instrumentale [Macpherson (2004)]. Certaines transformations de l’anthropologie, bien décrites notamment par Hirschman [Hirschman (1977), (1982)], se sont amorcées au xviie siècle dans le pessimisme des jansénistes ou la pensée d’un La Rochefoucauld [La Rochefoucauld (1665), p. 209] pour qui toute action, y compris la plus altruiste en apparence, est l’expression de l’amour-propre. Elle se développera au début du xviiie siècle notamment sous la plume d’un Mandeville pour qui les vices privés peuvent être le fondement du bien public (« Publick benefits ») selon une logique de la coordination spontanée des intérêts [Mandeville (1714)].
On sait que l’on ne peut pas généraliser cette anthropologie pessimiste qui rend toute vertu et toute complexité humaine suspectes, ni considérer naïvement que tous les penseurs politiques et économiques du xviie et xviiie siècles y adhéraient. On sait très bien, au contraire, que les philosophes des Lumières écossaises : Hume, Ferguson et Smith, notamment, donnent certes une place très importante à l’utilité pour comprendre le lien social, mais mettent aussi en évidence l’influence d’affects non-utilitaires dans la constitution des sociétés notamment, chez Ferguson, l’attachement (filial, amical et plus généralement grégaire…) ou, chez Smith, les sentiments moraux comme la sympathie qui viennent modérer l’âpreté au gain et complexifier la nature de l’intérêt individuel [Ferguson (1767) ; Smith (1759)].
À l’inverse, d’autres philosophes comme Hobbes tendent à défendre une conception réductionniste de l’intérêt. Si ce dernier montre que les fins humaines sont multiples : du désir de jouir au désir de gloire en passant par le désir de pouvoir, il affirme aussi que ces fins spécifiques se rapportent toutes à un seul et unique but : la préservation de soi3. Il n’y a donc qu’un seul intérêt et plusieurs voies plus ou moins rationnelles de l’atteindre. Le modèle de l’individu calculateur doté avant tout d’une rationalité instrumentale tel que Hobbes nous l’a légué4, dont l’intérêt est réductible à une conception relativement simple de la préservation de 115soi, nous aidera à comprendre et à structurer une lecture de la posture de la marquise de Merteuil, personnage principal de l’œuvre de Laclos. Elle apparaît en effet adopter une conception hobbésienne de l’intérêt – ce qui n’est pas le cas de tous les personnages des Liaisons dangereuses, notamment de la présidente de Tourvel qui place la sensibilité morale au cœur de ses préoccupations.
Nous nous attacherons à montrer comment dans la Lettre 81, lettre autobiographique écrite par la marquise de Merteuil au vicomte de Valmont, se dessinent les contours d’une liberté individualiste façonnée par la propriété de soi dont on perçoit déjà, au centre de l’ouvrage que la lettre occupe, qu’ils réunissent toutes les conditions de l’échec et du retournement en leur contraire : la réification. D’un point de vue méthodologique, nous attirons l’attention sur le fait que le caractère romanesque et fictif de l’œuvre de Laclos à laquelle nous faisons référence, pour n’être pas une description des relations réelles des individus de son temps, révèle néanmoins l’usage d’un lexique spécifique. C’est ce vocabulaire que nous nous proposons d’étudier, de mettre en évidence et de considérer comme révélateur du système d’idées qui émerge en cette période.
I. La marquise dans les habits
du propriétaire de soi
La lettre est une réponse aux mises en garde de Valmont à propos du danger encouru par la marquise, laquelle fait l’objet d’un pari de Prévan, autre libertin redoutable qui s’est vanté publiquement de la séduire. C’est alors qu’intervient cette Lettre 81 au cours de laquelle la marquise explique à Valmont qui elle est, qu’elle n’est pas femme à se soumettre ou à se jeter dans les bras d’un homme.
La marquise prétend se libérer et manifester sa liberté en revendiquant une propriété sur elle-même. Cette attitude peut être rapprochée de ce que Macpherson écrit au sujet de ce qu’il appelle l’« individualisme possessif » au xviie siècle. L’« individualisme possessif » est une anthropologie non-aristotélicienne qui cherche à reconstituer les bases 116théoriques de la société à partir d’individus indépendants les uns des autres, libres, égaux et propriétaires d’eux-mêmes :
L’individu, pense-t-on, n’est libre que dans la mesure où il est propriétaire de sa personne et de ses capacités. Or, l’essence de l’homme, c’est d’être libre, indépendant de la volonté d’autrui, et cette liberté est fonction de ce qu’il possède. Dans cette perspective, la société se réduit à un ensemble d’individus libres et égaux, liés les uns aux autres en tant que propriétaires de leurs capacités et de ce que l’exercice de celles-ci leur a permis d’acquérir, bref à des rapports d’échange entre propriétaires. [Macpherson (2004), p. 19].
Cette grille d’analyse convient très bien au personnage de la marquise. La Lettre 81 montre comment elle se libère en revendiquant et en conquérant une propriété sur elle-même.
Cette propriété de soi est d’abord une protection contre les interférences qu’autrui pourrait opposer à ses choix. Plus précisément, ce contre quoi la marquise de Merteuil cherche à se prémunir n’est pas, en tant que telle, de l’interaction avec les autres mais le fait que, dans cette interaction, elle puisse devoir se soumettre aux autres, être dépendante, avoir une volonté serve. Par exemple, en voyant sa propriété sur elle-même grevée d’une dette.
Lors même que la société d’Ancien régime était fondée sur des relations multiples de fidélité, d’honneur et de dépendances personnelles dont Valmont garde quelques reliquats5, la marquise, au contraire, tente de bannir toute relation de dépendance personnelle, tout sentiment de redevabilité ou d’inféodation. C’est la raison pour laquelle, elle essaie d’échapper au pacte que Valmont essaie d’obtenir d’elle. C’est d’ailleurs là-dessus que s’ouvre la Lettre 81 :
Savez-vous Vicomte, pourquoi je ne me suis jamais remariée ? Ce n’est assurément pas faute d’avoir trouvé assez de partis avantageux ; c’est uniquement pour que personne n’ait le droit de trouver à redire à mes actions. Ce n’est pas que j’ai craint de ne pouvoir plus faire mes volontés, car j’aurais bien toujours fini par là ; mais c’est qu’il m’aurait gêné que quelqu’un eût eu seulement le droit de s’en plaindre (…). Et voilà que vous m’écrivez la lettre la plus maritale qu’il soit possible de voir ! » [Laclos (1782), p. 342, L. 152].
117La marquise revendique sa non-assimilation au système au sein duquel les autres évoluent. Voici d’ailleurs ce qu’elle écrit à Valmont pour revendiquer cette rupture : « n’avez-vous pas dû en conclure que, née pour venger mon sexe et maîtriser le vôtre, j’avais su me créer des moyens inconnus jusqu’à moi ? » Ces déclarations de la marquise peuvent conduire à interpréter sa position comme étant le signe d’une émancipation féminine, certes, mais le type de justification qu’elle mobilise est, assurément, également révélateur d’une certaine conception de l’individu en général.
La marquise souhaite surtout garder la main sur l’objet de la transaction érotique, c’est-à-dire elle-même. Si, à travers cette contribution, l’usage du terme « transaction » est métaphorique du fait même que la marquise ne se vend pas réellement. Il correspond néanmoins étroitement au lexique utilisé. La marquise parle d’elle-même comme d’une sorte de marchandise. Or l’usage du vocabulaire de la propriétarisation et de la marchandisation de soi, y compris concernant les plans les plus intimes de la vie comme la relation amoureuse, n’est pas anodin en cette période du plein épanouissement des lois du commerce sous l’impulsion des mercantilistes puis des physiocrates.
En construisant une clôture autour d’elle, la marquise se met en position de délibérer ses projets pour en garantir l’efficacité et se refuser à l’homme si elle le souhaite pour conserver pouvoir et domination au sein d’une société de rivalité et de concurrence. Cette revendication d’une propriété sur elle-même traduit le besoin d’indépendance et d’opacité de celui qui s’efforce de rendre compatibles ses vices avec la vertu publique.
La marquise a donc, dans son rapport à elle-même, quelque chose du démiurge, à la fois créateur et créature. Elle s’est faite elle-même et, par ce travail, elle s’est approprié sa personne et souhaite en rester la seule et exclusive utilisatrice :
Je dis mes principes, et je le dis à dessein : car ils ne sont pas comme ceux des autres femmes, donnés au hasard, reçus sans examen et suivis par habitude, ils sont le fruit de mes profondes réflexions, je les ai créés, et je puis dire que je suis mon ouvrage. [Laclos (1782), p. 172, L. 81].
Le fait qu’elle soit sa propre œuvre est, pour Merteuil, autant le témoignage que le fondement de sa propriété revendiquée sur elle-même : maîtresse de montrer ou de ne pas montrer ce qu’elle souhaite, maîtresse 118de ce qu’elle conserve privé ou de ce qu’elle montre publiquement ; se constituant elle-même comme un champ clos, un territoire qu’elle domine et dont elle a le droit de jouir, d’user et d’abuser comme elle l’entend.
Son corps devient alors comme une clôture autour d’un terrain propre à constituer une frontière nette entre le privé et le public, c’est là encore la dimension exclusive du rapport à soi caractéristique de la propriété que la marquise évoque pour définir sa façon de s’individualiser :
Cette utile curiosité, en servant à m’instruire, m’apprit encore à dissimuler : forcée souvent de cacher les objets de mon attention aux yeux de ceux qui m’entouraient, j’essayai de guider les miens à mon gré. [Laclos (1782), p. 172, L. 81]
La marquise utilise également le champ lexical de la propriété des choses pour parler de sa propre pensée : « je n’avais à moi que ma propre pensée, et je m’indignais qu’on put me la ravir ou me la surprendre contre ma volonté » [Laclos (1782), p. 172, L. 81]. Pour Merteuil, contrairement à Descartes, la pensée ne relève pas de l’être mais de l’avoir [McCallam (2008), p. 64]. Elle décrit sa pensée comme une chose dont elle dispose. La marquise est à la fois dans la position du dieu marionnettiste et de la marionnette. La revendication d’une propriété absolue sur soi-même conduit à cette conséquence paradoxale, nous le montrons dans la suite. Car pour se considérer comme propriétaire d’elle-même, la marquise doit également se considérer comme une chose parfaitement passive et utilisable à son gré : une chose qui aurait été désertée par toute subjectivité, toute spontanéité, sentimentale, passionnelle et morale.
II. Possession de soi,
jeu d’acteur et rationalité individuelle
Le premier point marquant dans la Lettre 81 des Liaisons dangereuses c’est qu’elle reprend en tout point le Paradoxe sur le comédien [Diderot (1773-1777)] de Diderot mais en l’appliquant à « la grande scène du monde » comme le dit la marquise.
Merteuil évoque sa formation. Cette dernière formation s’opère comme un apprentissage du travail d’actrice. Dans sa quête d’affirmation 119d’elle-même comme individu indépendant et propriétaire de soi, Merteuil se présente comme s’efforçant d’assujettir, à l’opposé de la thèse défendue par Hume notamment, son affectivité à sa raison et d’apprendre à contrefaire ses attitudes pour parvenir à ses fins6. L’évocation de la marquise est alors fort proche de la théorie de l’acteur de Diderot7. Car contrairement à ceux qui considèrent que le bon comédien doit jouer d’âme, Diderot pense qu’il doit, au contraire, avoir plus de jugement que de sentiment. De la même manière la marquise montre comment, en approfondissant son savoir et par l’exercice, elle est parvenue à une parfaite maîtrise de ses attitudes. Cela la conduit à un évidement subjectif proche de ce que décrit Diderot dans le Paradoxe sur le comédien.
Au-delà d’une évocation moraliste de l’acteur hypocrite, Laclos semble viser aussi des considérations plus profondément anthropologiques dans la perspective d’un La Rochefoucauld qui explique que tout comportement, y compris celui qui est apparemment le plus vertueux, est toujours, bien qu’inconsciemment, le masque de l’amour-propre. Sauf que, dans le cas de la marquise, il s’agit d’une attitude calculée et délibérée, une structure normale et conscientisée de son comportement. Toutes ses postures et ses attitudes sont l’effet d’un calcul et elle le revendique. Elle utilise sciemment le masque de théâtre comme un instrument pour faire triompher son intérêt qui est à la fois le plus conscient et le plus caché. Elle a donc conscience d’être un individu dans une sorte de marché érotique où elle doit capitaliser les victoires.
Cette perspective est liée à une critique profonde présente chez Rousseau notamment qui associe le développement du théâtre avec la mondanité sociale. Selon le Genevois, le développement du théâtre accompagne le progrès des sciences, des arts et du luxe que les Philosophes des Lumières comme Diderot ou Voltaire relient au progrès. Il semble que si Rousseau est cité trois fois dans les Liaisons dangereuses, cela n’est 120pas un hasard car il constitue bien pour Laclos une référence incontournable8. La société des masques est une société de l’intrigue. Cette société est rendue possible par le raffinement de l’esprit d’une part et d’autre part par l’oisiveté que seule la division du travail autorise : que certains travaillent au profit d’un petit nombre d’inactifs. Ainsi, Rousseau critique, dans la Lettre à d’Alembert, l’introduction du théâtre à Genève notamment parce qu’il craint que les mœurs des acteurs qui font profession d’imiter n’importe qui pour la gloire ne s’étende à toute la société. Or, il a bien montré dans le Premier discours (Discours sur les sciences et les arts, 1751) et le Second discours (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755) que le développement économique (notamment par l’approfondissement de la séparation des métiers) et les arts sont intrinsèquement liés. Si la critique du théâtre remonte au moins à Platon, Rousseau est le premier à l’associer à une forme socio-économique déterminée. De la même manière, Laclos décrit une classe nobiliaire désœuvrée tout occupée à des affaires sentimentales, à des intrigues diverses. Il ne s’agit pas, pour autant, d’une critique de la part de l’auteur des Liaisons mais de la description d’un univers au sein duquel les conditions d’apparition de l’hypocrisie, élevée au rang d’art dramatique, est possible.
La reprise des thèses Diderot dans le Paradoxe sur le comédien9 appliquées à la vraie vie sociale est, dans ce cadre, très importante dans l’évocation autobiographique que propose Merteuil. Il s’agit, pour l’agent rationnel, de savoir orienter complètement son comportement en fonction des exigences rationnelles dictées par le besoin de conserver et de promouvoir son intérêt le plus étroit. Ainsi, Diderot décrit le comédien comme un être agissant de sang-froid, sans passion ni sentiment, mais suivant sa connaissance de l’homme, sa réflexion et son travail mimétique :
Le point important, sur lequel nous avons des opinions tout à fait opposées (…) ce sont les qualités premières d’un grand comédien. Moi, je lui veux beaucoup de jugement ; il me faut dans cet homme un spectateur froid et tranquille ; j’en exige, par conséquent, de la pénétration et nulle sensibilité, 121l’art de tout imiter, ou, ce qui revient au même, une égale aptitude à toutes sortes de caractères et de rôles. [Diderot (1773-1777), p. 127-128]
Diderot oppose donc les acteurs qui jouent d’âme et ceux qui jouent de réflexion et sont assujettis à la seule connaissance de leurs rôles10. Il faut donc que le bon acteur travaille d’abord à anéantir sa sensibilité11 :
Ce qui me confirme dans mon opinion, c’est l’inégalité des acteurs qui jouent d’âme. Ne vous attendez de leur part à aucune unité ; leur jeu est alternativement fort et faible, chaud et froid, plat et sublime. Ils manqueront demain l’endroit où ils auront excellé aujourd’hui ; en revanche, ils excelleront dans celui qu’ils auront manqué la veille. [Diderot (1773-1777), p. 128]
Merteuil, dans la Lettre 81 des Liaisons dangereuses, reprend exactement les mêmes idées au sujet de son comportement en public mais en les appliquant à « la grande scène du monde » et notamment aux femmes dans leur commerce avec les hommes. Elle conseille donc à Valmont de la distinguer des femmes à sentiment, c’est-à-dire celles dont le principe d’action est affectif, car elle agit selon des principes réflexifs :
Gardez vos conseils et vos craintes pour ces femmes à délire, et qui se disent à sentiment ; dont l’imagination exaltée ferait croire que la nature a placé leurs sens dans leur tête ; qui, n’ayant jamais réfléchi, confondent sans cesse l’amour et l’amant. [Laclos (1782), p. 171, L. 81]
Cette posture de Merteuil est révélatrice de la pensée de l’époque que nous esquissions en introduction. Elle marque une opposition morale très nette entre le sentimentalisme moral (théorie des sentiments moraux présente chez Rousseau notamment) et le rationalisme moral (théorie de l’agent rationnel présente chez Hobbes mais aussi, de manière plus contemporaine, chez d’Holbach). La marquise rappelle comment elle a appris à ne plus suivre son sentiment pour imiter froidement les comportements que les situations sociales requéraient d’elle en élevant le 122théâtre au rang d’art social : « Ce travail sur moi-même avait fixé mon attention sur l’expression des figures et le caractère des physionomies » [Laclos (1782), p. 172, L. 81]. Elle décrit très bien ce travail d’imitation qui ressemble en tout point à celui que Diderot exige du comédien sur la scène. La marquise suit des principes issus de sa réflexion, elle ne suit pas ses sentiments :
Mais moi, qu’ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées ? Quand m’avez-vous vu m’écarter des règles que je me suis prescrites, et manquer à mes principes ? [Laclos (1782), p. 172, L. 81].
De la même manière, Diderot décrit le comédien idéal comme celui qui joue en se fondant sur la réflexion :
Au lieu que le comédien qui jouera de réflexion, d’étude de la nature humaine, d’imitation constante d’après quelque modèle idéal, d’imagination, de mémoire, sera un, le même à toutes les représentations, toujours également parfait : tout a été mesuré, combiné, appris, ordonné dans sa tête ; il n’y a dans sa déclamation ni monotonie, ni dissonance. [Diderot (1773-1777), p. 128].
L’exercice du comédien est un exercice de duplication qui est aussi, d’une certaine manière, un exercice de duplicité. C’est ce que Diderot affirme au sujet de la Clairon : « Dans ce moment elle est double : la petite Clairon et la grande Agrippine » [Diderot (1773-1777), p. 130]. Ce travail devient duplicité au plus haut point lorsqu’il en est fait usage sur le « grand théâtre du monde » à l’instar de Merteuil cette fois actrice non sur les planches mais dans sa vie même : « je commençai à déployer sur le grand théâtre les talents que je m’étais donnés » [Laclos (1782), p. 173, L. 81]. Mais s’il s’agit de faire des vertus publiques avec des vices privés, se posent les questions de la confiance entre les agents et de la coordination des intérêts dans de telles conditions.
123III. L’échec de la coordination des intérêts
Se pose pour Laclos le problème de la coordination des agents qui essaieraient de faire passer des vices privés pour des vertus publiques. La situation de Merteuil en témoigne avec la plus parfaite évidence dans la mesure où elle prétend, précisément en se faisant actrice, pouvoir articuler ses prétentions moralement égoïstes avec la vertu publique, du moins en apparence.
Le dispositif de formation de soi, décrit par la marquise de Merteuil, est orienté vers deux fins complémentaires : coordonner son intérêt à celui des autres et faire valoir son intérêt au sein de la société humaine où chaque individu distinct doit, par des moyens propres, faire valoir sa personne et triompher [Laclos (1782), p. 176-177, L. 81]. La marquise de Merteuil utilise les méthodes du théâtre : la simulation plus encore que la dissimulation, en vue de parvenir à des fins qui visent la recherche de son propre intérêt : « Au lieu de rechercher les vains applaudissements du Théâtre, je résolus d’employer à mon bonheur ce que tant d’autres sacrifiaient à la vanité » [Laclos (1782), p. 175, L. 81]. Tout est calcul prudentiel, y compris l’amant devient l’objet d’un calcul où la jouissance aujourd’hui peut avoir un coût demain : « imprudentes, qui, dans leur amant actuel, ne savent pas voir leur ennemi futur » [Laclos (1782), p. 175, L. 81]. Tout l’enjeu du jeu d’actrice déployé par la marquise est la conservation de son étiquette, de sa réputation. Le dispositif de calcul parvient à s’accomplir par un dispositif de dissimulation opposé à la sincérité en principe nécessaire aux échanges au sein d’une société marchande. Le dispositif vise à cacher le caractère égoïste des préférences afin de rendre les choix de l’agent compatibles avec les attentes des autres : « N’étant emportée par aucune passion, je ne fis que ce que je jugeais nécessaire et je mesurai avec prudence les doses de mon étourderie » [Laclos (1782), p. 175, L. 81]. Le calcul rationnel qui permet une telle dissimulation est donc bien le vecteur par lequel les vices privés sont rendus compatibles avec les vertus publiques : « je commençais à déployer sur le grand théâtre les talents que je m’étais donnés. Mon premier soin fut d’acquérir le renom d’invincible » [Laclos (1782), p. 176, L. 81).
124Pour ce faire, Madame de Merteuil insiste sur la libido sciendi, l’apprentissage et la connaissance, c’est-à-dire à la fois la connaissance des hommes qui lui dit les buts qu’il convient de poursuivre (ou de feindre de poursuivre) et qui lui dit les moyens de décision rationnelle qu’elle peut engager pour s’assurer que ses décisions auront le maximum d’efficacité sociale. La libido sciendi prend alors le relais de la libido tout court : « ma tête seule fermentait ; je ne désirais pas de jouir, je voulais savoir ; le désir de m’instruire m’en suggéra les moyens » [Laclos (1782), p. 173, L. 81]. La marquise n’agit que par les ressorts du raisonnement, jamais par ceux du sentiment.
Il est donc légitime de se demander si Laclos n’a pas voulu faire de la littérature une sorte de laboratoire lui permettant de comprendre comment les libertins peuvent parvenir à composer leurs intérêts vicieux et égoïstes avec ceux des autres, en particulier quand ce sont des femmes veuves comme Madame de Merteuil qui ne peuvent donc absolument pas se déclarer publiquement. Il aurait alors cherché à savoir si les vices privés sont bien compatibles avec les vertus publiques. Et l’expérimentation littéraire de Laclos donne un résultat. Elle montre, sans aucun moralisme, que la coordination des intérêts personnels animés par le vice et l’intérêt égoïste est vouée à l’échec notamment dans le cas de la marquise de Merteuil. La marquise finit, en effet, par échouer dans sa volonté de savoir, à anticiper le danger que Valmont, à qui elle a donné tous ses secrets, peut représenter dans la mesure où il est aussi vicieux qu’elle et risque de la trahir pour ne pas être lui-même trahi, il risque de l’attaquer par avance pour éviter les attaques venant d’elle. On retrouve une situation proche de l’état de nature décrit plus d’un siècle avant par Hobbes : on préfère anticiper la trahison plutôt que d’être soi-même trahi et c’est la guerre de tous contre tous à travers l’échec de la coordination des intérêts, cela ne dément pas, en soi, la thèse de Mandeville mais constitue une dénonciation de son caractère non-systématique12. 125Il est d’ailleurs significatif que la relation entre Valmont et Merteuil se dise explicitement comme belliqueuse : « Hé bien ! La guerre » [Laclos (1782), p. 344, L. 153] répond-t-elle au vicomte lorsqu’il lui demande de choisir entre une paix à ses conditions ou un conflit ouvert.
Peut-être y’aurait-il, en creux, dans le résultat pessimiste que donne l’expérimentation romanesque de Laclos, l’éloge d’une vertu qui n’est pas étrangère à l’économie politique naissante : l’éloge de la confiance, venant substituer à l’économie de la rivalité vicieuse, celle de la concurrence honnête ? Mais rien ne permet d’affirmer cela à la lecture des Liaisons. Au contraire, le seul personnage à survivre à la mort tant des froids calculateurs (Valmont et Merteuil) que des esprits échauffés par les passions morales (Tourvel), est Madame de Rosemonde, figure de la sagesse mais aussi représentante des valeurs de l’Ancien régime. Aussi faut-il se garder de jugements hâtifs qui circonscriraient dans un schéma trop simple la complexité et la finesse d’une intrigue romanesque. Laclos est peut-être plus du côté des Anciens que des Modernes de ce point de vue.
IV. La marquise dépossédée
ou la chronique d’une réification
Merteuil se croit maîtresse d’elle-même dans la mesure où elle a parfaitement conscience des moyens de l’action et des buts qu’elle poursuit. Pourtant, il y a quelque chose qu’elle ne maîtrise pas, ce sont les fondements mêmes des principes qu’elle suit : pour être parfaitement maître de soi, il ne suffit pas d’avoir conscience de la logique de sa propre action, il faut pouvoir en être l’auteur. Or Merteuil ne fait que reproduire des formes et des réalités sociales qui la précèdent et qu’elle ne fait qu’habilement mobiliser pour sa réussite personnelle. Cela conduit donc à un grand retournement : la marquise n’est pas, in fine, maîtresse d’elle-même mais elle est caparaçonnée dans des codes dont elle n’est qu’une brillante interprète.
126Ce que propose la marquise dans la transaction érotique n’est jamais sincère ni authentique mais c’est un signe dépourvu de jouissance, signe pour s(t)imuler l’échange érotique. Encore une fois, nous utilisons la notion d’échange ou de transaction d’une manière métaphorique du fait même que l’image de la transaction et du contrat traverse tout le propos de la marquise elle-même. La fin de la marquise n’est pas de jouir de ce qu’elle acquiert dans la relation, mais de jouir de la valeur qu’elle représente dans l’échange, du pouvoir que cela lui donne et de la manière dont sa personne réifiée suscite l’intérêt des autres. Elle est tout concentrée sur le jugement que la société porte sur elle, paradoxalement dépossédée d’elle-même in fine dans la mesure où ce qui compte davantage pour elle est la valeur qu’elle a plus que la valeur qu’elle ressent. Ainsi, la coquetterie que la marquise évoque n’est pas liée au plaisir d’être belle, ni même au plaisir d’être considérée telle, mais ça n’est qu’un moyen de conquérir le pouvoir dans la transaction. La valeur d’échange se substitue très clairement à la valeur d’usage, la frigidité calculatrice, à la jouissance aveugle des « femmes inconsidérées ». Loin de chercher à jouir de ses partenaires, elle cherche à s’en faire aimer et à en user pour accroître encore sa propre valeur. Il ne s’agit pas, pour elle, de ressentir l’amour mais de le feindre pour pouvoir entrer dans la transaction. Et comme elle le répète à l’envi, elle n’est jamais si sincère que quand elle ne l’est pas13, c’est-à-dire que, comme un comédien diderotien, elle ne donne jamais tant aux autres le sentiment qu’elle éprouve quelque chose que quand elle ne l’éprouve pas mais travaille à faire comme si elle l’éprouvait effectivement : « Je sentais un besoin de coquetterie qui me raccommoda avec l’amour ; non pour le ressentir à la vérité, mais pour l’inspirer et le feindre. » [Laclos (1782), p. 174, L. 81].
Mais, la marquise ne semble jamais apprécier la valeur d’usage de la relation amoureuse : elle se refuse à la ressentir, à être subjectivement liée à l’amour car ce serait prêter le flanc à une vulnérabilité de sentiment et s’assujettir à l’amant. Elle ne ressent pas l’amour mais le feint, elle ne prend pas de plaisir dans l’amour mais cherche à conserver ses amants ou à s’en débarrasser suivant le sens qu’elle décide de donner à son histoire et la valeur qu’elle estime qu’ils ont. La marquise elle-même cherche seulement l’étiquette, l’estampille que seul l’échange et la comparaison avec les autres peuvent constituer [Laclos (1782), p. 176, L. 81]. Elle se compare à 127la présidente de Tourvel, elle compare Valmont à Prévan, à Danceny… La valeur de tout relève d’une comparaison qui donne le prix aux choses et les libertins ne sont pour les uns et les autres que des choses dans un vaste jeu de transaction érotique. Ainsi, Valmont mal vu à Paris perd toute sa valeur.
La propriété de soi est donc contemporaine de l’affirmation d’un système d’échange qui réifie l’individu en le dépossédant, au bout du compte, d’une quelconque maîtrise sur les principes et la valeur de son existence. La Lettre 81 évoque donc le processus de réification qui accompagne l’« individualisme possessif » de la marquise. Cet aspect est tout à fait analogue à ce que décrit C. B. Macpherson au sujet de la philosophie hobbésienne qu’il considère, nous l’avons dit, comme origine de la théorie de la « société de marché généralisé » :
Pour Hobbes, le pouvoir naturel d’un individu ne se définit pas par ses capacités naturelles (force, prudence, etc.), mais par leur éminence ; c’est cette éminence, c’est-à-dire leur supériorité par rapport aux capacités d’autrui, qui permet à l’homme qui en est doué d’acquérir les « pouvoirs instrumentaux » (richesses, réputation, amis, etc.). C’est ainsi que le pouvoir de l’homme n’a rien d’absolu : c’est une quantité relative qui s’établit par comparaison. [Macpherson (2004), p. 68]
La propriété de soi se retourne finalement en réification de soi. En travaillant à conquérir son indépendance, sculpter une personne publique compatible avec la victoire de ses intérêts privés, elle se métamorphose, paradoxalement, en un bien aliénable sur un marché de sentiments extérieurs à elle, la marquise se trouve in fine dépossédée d’elle-même quand elle s’aperçoit, qu’au fond, le sens et la valeur de sa vie lui échappent, au contraire de la présidente de Tourvel qui, elle, meurt d’une sincérité sentimentale qui la rend vulnérable pour des raisons opposées. C’est précisément, à nouveau, ce qu’écrit Macpherson au sujet de Hobbes :
S’il fallait donner un critère unique de la société de marché généralisé, nous dirions que le travail y est une marchandise : l’énergie d’un individu et ses aptitudes lui appartiennent en propre, mais au lieu d’être considérées comme parties intégrantes de sa personne, elles sont tenues pour des biens qu’il possède et dont, par conséquent, il est libre de disposer à sa guise, notamment en les cédant à autrui contre paiement. [Macpherson (2004), p. 88].
Dans ce cadre, la valeur d’un homme dépend de l’avantage que ses prestations réifiées ont pris dans l’échange. Rien n’a de valeur absolue, toute valeur est relative et est définie au sein d’un échange organisé par 128la concurrence et la rivalité entre des individus distincts. « Le pouvoir de l’homme y est traité comme une marchandise dont le prix est déterminé par des tractations régulières » [Macpherson (2004), p. 71]14, écrit Macpherson, dans une expression qui décrit parfaitement le cas de la marquise de Merteuil. « C’est qu’en s’objectivant », écrit G. Lukacs au sujet du travailleur qui vend sa force de travail, « et en devenant marchandise, une fonction de l’homme manifeste avec une vigueur extrême le caractère déshumanisé et déshumanisant de la relation marchande15. » [Lukacs (1922), p. 120].
Nous voyons dans le texte de Laclos se déployer l’affirmation de la liberté personnelle, par la revendication exclusive d’une possession de soi qui permet à la marquise de dessiner autour d’elle la clôture qui constitue son individualité propre finalement retournée en son contraire : une réification totale.
Il est, pour conclure, intéressant de rapprocher notre lecture du texte de Laclos de la célèbre analyse que Marx fait de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dans La question juive :
La liberté est le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Les limites dans lesquelles chacun peut se mouvoir sans préjudice pour autrui sont fixées par la loi, comme les limites entre deux champs le sont par le piquet d’une clôture (…). Le droit humain de la liberté n’est pas fondé sur l’union de l’homme avec l’homme, mais au contraire sur la séparation de l’homme d’avec l’homme. C’est le droit de cette séparation, le droit de l’individu borné enfermé en lui-même. L’application pratique du droit de l’homme à la liberté, c’est le droit de l’homme à la propriété privée. [Marx (1843), p. 367].
Il faut noter que la période de rédaction des Liaisons (1782) est aussi une période d’affirmation de la propriété privée. Le juriste Pothier publie le Traité du domaine de propriété en 1771 alors que les physiocrates, au nom de la propriété, défendent des politiques publiques favorables à la mise en clôture des champs et à la libéralisation du commerce des blés.
129Conclusion
Le personnage de la marquise de Merteuil prend, dans ce cadre, un sens nouveau. Chez elle, le démiurge maître et créateur de lui-même (et donc propriétaire de sa personne) cohabite avec l’image d’un soi vidé de son contenu affectif, réifié par la logique de la transaction amoureuse gérée sans être vécue, jouée sans être sentie. Toutes les déterminations de la propriété et de la société d’échange sont là. Madame de Merteuil devient alors l’image de cette liberté de l’homme insociable qui est paradoxale parce qu’elle passe par un étouffement du soi et par sa soumission aux règles de l’échange. Aussi et paradoxalement, dans la propriété de soi, la liberté du propriétaire libre de disposer de lui-même cohabite avec la figure de la personne réifiée et soumise à des structures qu’elle n’a pas faites.
130Références bibliographiques
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Lukacs, G. [1922], Histoire et conscience de classe, K. Axelos & J. Bois (trad.), Éditions de Minuit, Paris, 1960.
Macpherson, C. B. [2004], La théorie politique de l’individualisme possessif de Hobbes à Locke, trad. M. Fuchs, Gallimard, Paris.
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Versini, L. [1968], Laclos et la tradition, Klincksieck, Paris.
1 Je remercie les deux rapporteurs qui ont évalué cette contribution et dont les remarques m’ont permis d’en améliorer, d’en corriger ou d’en préciser certains points. Toute erreur ou approximation résiduelles n’en restent pas moins de ma seule responsabilité.
2 Nous nous référerons aux lettres de l’ouvrage de la façon suivante : L. suivi du numéro de la lettre.
3 « Le droit de nature (…) est la liberté que chacun a d’user de sa propre puissance, comme il le veut lui-même pour la préservation de sa propre nature, autrement dit de sa propre vie et, par conséquent, de faire, selon son jugement et sa raison propres, tout ce qu’il concevra être le meilleur moyen adapté à cette fin. » [Hobbes (1651), p. 229]
4 Pierre Dockès utilise même, au sujet de Hobbes, l’expression qui ne verra le jour qu’en 1838 avec Cournot d’individus « maximisateurs de leur intérêt » [Dockès (2005), (2014)].
5 « Ces liens réciproquement donnés et reçus, pour parler le jargon de l’amour, vous seul pouvez, à votre choix, les resserrer ou les rompre » [Laclos (1782), p. 170, L. 81].
6 On peut également faire une lecture féministe de ces passages. Cette interprétation n’est évidemment pas incompatible avec celle que nous proposons, mais il nous semble important de la suggérer [Lugan-Dardigna (2014)] (en particulier le chapitre nuancé « Merteuil, une libertine féministe ? »).
7 Ce texte a été écrit entre 1773 et 1777 mais a été publié à titre posthume. Les thèses de Diderot étaient certainement bien connues néanmoins d’autant qu’il a écrit d’autres traités (notamment Les Entretiens sur le Fils spirituel) sur le théâtre mais moins centrés sur l’acteur que sur le genre théâtral (et notamment sur un genre émergeant : le drame). Il n’est néanmoins pas absurde de considérer que Laclos fait référence aux thèses de Diderot que nous allons citer, sous la plume de la marquise.
8 René Pomeau, dans sa préface, souligne à l’envi le rousseauisme de Laclos. Voir aussi [Versini (1968)]. Il consacre toute la fin de son livre à rapprocher les deux auteurs.
9 Dans ce texte, Diderot défend la thèse selon laquelle le comédien ne doit pas jouer de cœur mais de raison. Autrement dit, il milite pour un jeu froid, détaché et maîtrisé plutôt que pour un jeu incarné.
10 « Je cherchai même dans les moralistes les plus sévères ce qu’ils exigeaient de nous, et je m’assurai ainsi de ce qu’on pouvait faire, de ce qu’on devait penser et de ce qu’il fallait paraître. » [Laclos (1782), p. 174, L. 81]
11 « Je sentais un besoin de coquetterie qui me raccommoda avec l’amour ; non pour le ressentir à la vérité, mais pour l’inspirer et le feindre. En vain, m’avait-on dit et avais-je lu qu’on ne pouvait feindre ce sentiment ; je voyais pourtant que, pour y parvenir, il suffisait de joindre à l’esprit d’un auteur le talent d’un comédien. » [Laclos (1782), p. 174, L. 81]
12 Ainsi Merteuil et Valmont ont vécu en paix tant qu’ils l’ont pu mais dès leur espoir menacé par la crainte de la trahison, ils considèrent légitime l’un et l’autre d’entrer en guerre exactement comme le décrit la première loi naturelle de Hobbes : « C’est un précepte et une règle générale de la raison que chacun doit s’efforcer à la paix aussi longtemps qu’il a l’espoir de l’atteindre, et, quand il ne peut l’atteindre, qu’il peut chercher et utiliser tous les secours et les avantages de la guerre » [Hobbes (1651), p. 231]. Dockès évoque l’échec de la « coordination décentralisée » dans le Léviathan : « Certes (l’homme) est loin d’être parfaitement rationnel, mais (…) c’est un calculateur stratégique (tenant compte des réactions des autres qu’il sait tenir compte des siennes) et cette caractéristique, dans les conditions de l’état de nature, conduit à la guerre généralisée (…) Dans les hypothèses de l’état de nature (…) la coordination décentralisée échoue et la pire des situations se réalise » [Dockès (2008), p. 63-64].
13 « Et jamais il ne me jugea plus enfant que dans les moments où je le jouais avec plus d’audace » [Laclos (1782), p. 174, L. 81].
14 « L’honneur accordé à un homme est donc la mesure de sa valeur réelle par opposition à celle qu’il s’accorde lui-même. Mais cette valeur réelle est déterminée par ce que les autres accepteraient de donner pour pouvoir utiliser sa puissance » (Macpherson, 2004, p. 72).
15 « Le travailleur doit nécessairement s’apparaître à lui-même comme le “propriétaire” de sa force de travail considérée comme marchandise. Sa position spécifique réside en ce que cette force de travail est sa seule propriété. Ce qui, dans son destin, est typique pour la structure de toute société, c’est qu’en s’objectivant et en devenant marchandise, une fonction de l’homme manifeste avec une vigueur extrême le caractère déshumanisé et déshumanisant de la relation marchande. »
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-06350-6
- EAN : 9782406063506
- ISSN : 2495-991X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06350-6.p.0113
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 13/12/2016
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Individualisme, propriété de soi, réification, intérêt privé, Choderlos de Laclos