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Classiques Garnier

Une mise en scène de l’individualisme possessif ? La figure de la marquise de Merteuil dans Les Liaisons dangereuses de Laclos

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
    2016 – 2, n° 2
    . varia
  • Auteur : Crétois (Pierre)
  • Résumé : Dans Les Liaisons dangereuses, Choderlos de Laclos dans une lettre de la marquise de Merteuil au vicomte de Valmont, dessine une liberté individualiste façonnée par l’appropriation de soi. Cette liberté réunit toutes les conditions d’un échec et d’un retournement : c’est une réification. C’est aussi la représentation critique de l’individu rationnel. La perspective qui s’en dégage met en évidence certains traits et limites de l’individualité moderne et de la nature des relations d’échange.
  • Pages : 113 à 130
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
  • Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN : 9782406063506
  • ISBN : 978-2-406-06350-6
  • ISSN : 2495-991X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06350-6.p.0113
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 13/12/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Individualisme, propriété de soi, réification, intérêt privé, Choderlos de Laclos
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Une mise en scène
de lindividualisme possessif ?

La figure de la marquise de Merteuil
dans Les Liaisons dangereuses de Laclos1

Pierre Crétois

Laboratoire Sophiapol

Université Paris Ouest – Nanterre – La Défense

Introduction

Nous nous proposons de nous arrêter sur la Lettre 81 des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos [Laclos (1782)]2. Il sagit de lextrait dun roman épistolaire qui témoigne de la grandeur et de la décadence de deux libertins : la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont. Cette lettre écrite par madame de Merteuil à Valmont est autobiographique. Il nous est apparu quy étaient exprimés, à létat naissant, certains paradoxes de lindividualité moderne, élément dune totalité sociale atomisée.

La modernité est, en effet, profondément façonnée par un anti-aristotélisme qui conduit les théoriciens à poser à lorigine et au fondement de la société marchande lexistence dindividus non-sociables, animés par des intérêts individuels (sans être purement égoïstes) puissants et dirigés 114par une rationalité instrumentale [Macpherson (2004)]. Certaines transformations de lanthropologie, bien décrites notamment par Hirschman [Hirschman (1977), (1982)], se sont amorcées au xviie siècle dans le pessimisme des jansénistes ou la pensée dun La Rochefoucauld [La Rochefoucauld (1665), p. 209] pour qui toute action, y compris la plus altruiste en apparence, est lexpression de lamour-propre. Elle se développera au début du xviiie siècle notamment sous la plume dun Mandeville pour qui les vices privés peuvent être le fondement du bien public (« Publick benefits ») selon une logique de la coordination spontanée des intérêts [Mandeville (1714)].

On sait que lon ne peut pas généraliser cette anthropologie pessimiste qui rend toute vertu et toute complexité humaine suspectes, ni considérer naïvement que tous les penseurs politiques et économiques du xviie et xviiie siècles y adhéraient. On sait très bien, au contraire, que les philosophes des Lumières écossaises : Hume, Ferguson et Smith, notamment, donnent certes une place très importante à lutilité pour comprendre le lien social, mais mettent aussi en évidence linfluence daffects non-utilitaires dans la constitution des sociétés notamment, chez Ferguson, lattachement (filial, amical et plus généralement grégaire…) ou, chez Smith, les sentiments moraux comme la sympathie qui viennent modérer lâpreté au gain et complexifier la nature de lintérêt individuel [Ferguson (1767) ; Smith (1759)].

À linverse, dautres philosophes comme Hobbes tendent à défendre une conception réductionniste de lintérêt. Si ce dernier montre que les fins humaines sont multiples : du désir de jouir au désir de gloire en passant par le désir de pouvoir, il affirme aussi que ces fins spécifiques se rapportent toutes à un seul et unique but : la préservation de soi3. Il ny a donc quun seul intérêt et plusieurs voies plus ou moins rationnelles de latteindre. Le modèle de lindividu calculateur doté avant tout dune rationalité instrumentale tel que Hobbes nous la légué4, dont lintérêt est réductible à une conception relativement simple de la préservation de 115soi, nous aidera à comprendre et à structurer une lecture de la posture de la marquise de Merteuil, personnage principal de lœuvre de Laclos. Elle apparaît en effet adopter une conception hobbésienne de lintérêt – ce qui nest pas le cas de tous les personnages des Liaisons dangereuses, notamment de la présidente de Tourvel qui place la sensibilité morale au cœur de ses préoccupations.

Nous nous attacherons à montrer comment dans la Lettre 81, lettre autobiographique écrite par la marquise de Merteuil au vicomte de Valmont, se dessinent les contours dune liberté individualiste façonnée par la propriété de soi dont on perçoit déjà, au centre de louvrage que la lettre occupe, quils réunissent toutes les conditions de léchec et du retournement en leur contraire : la réification. Dun point de vue méthodologique, nous attirons lattention sur le fait que le caractère romanesque et fictif de lœuvre de Laclos à laquelle nous faisons référence, pour nêtre pas une description des relations réelles des individus de son temps, révèle néanmoins lusage dun lexique spécifique. Cest ce vocabulaire que nous nous proposons détudier, de mettre en évidence et de considérer comme révélateur du système didées qui émerge en cette période.

I. La marquise dans les habits
du propriétaire de soi

La lettre est une réponse aux mises en garde de Valmont à propos du danger encouru par la marquise, laquelle fait lobjet dun pari de Prévan, autre libertin redoutable qui sest vanté publiquement de la séduire. Cest alors quintervient cette Lettre 81 au cours de laquelle la marquise explique à Valmont qui elle est, quelle nest pas femme à se soumettre ou à se jeter dans les bras dun homme.

La marquise prétend se libérer et manifester sa liberté en revendiquant une propriété sur elle-même. Cette attitude peut être rapprochée de ce que Macpherson écrit au sujet de ce quil appelle l« individualisme possessif » au xviie siècle. L« individualisme possessif » est une anthropologie non-aristotélicienne qui cherche à reconstituer les bases 116théoriques de la société à partir dindividus indépendants les uns des autres, libres, égaux et propriétaires deux-mêmes :

Lindividu, pense-t-on, nest libre que dans la mesure où il est propriétaire de sa personne et de ses capacités. Or, lessence de lhomme, cest dêtre libre, indépendant de la volonté dautrui, et cette liberté est fonction de ce quil possède. Dans cette perspective, la société se réduit à un ensemble dindividus libres et égaux, liés les uns aux autres en tant que propriétaires de leurs capacités et de ce que lexercice de celles-ci leur a permis dacquérir, bref à des rapports déchange entre propriétaires. [Macpherson (2004), p. 19].

Cette grille danalyse convient très bien au personnage de la marquise. La Lettre 81 montre comment elle se libère en revendiquant et en conquérant une propriété sur elle-même.

Cette propriété de soi est dabord une protection contre les interférences quautrui pourrait opposer à ses choix. Plus précisément, ce contre quoi la marquise de Merteuil cherche à se prémunir nest pas, en tant que telle, de linteraction avec les autres mais le fait que, dans cette interaction, elle puisse devoir se soumettre aux autres, être dépendante, avoir une volonté serve. Par exemple, en voyant sa propriété sur elle-même grevée dune dette.

Lors même que la société dAncien régime était fondée sur des relations multiples de fidélité, dhonneur et de dépendances personnelles dont Valmont garde quelques reliquats5, la marquise, au contraire, tente de bannir toute relation de dépendance personnelle, tout sentiment de redevabilité ou dinféodation. Cest la raison pour laquelle, elle essaie déchapper au pacte que Valmont essaie dobtenir delle. Cest dailleurs là-dessus que souvre la Lettre 81 :

Savez-vous Vicomte, pourquoi je ne me suis jamais remariée ? Ce nest assurément pas faute davoir trouvé assez de partis avantageux ; cest uniquement pour que personne nait le droit de trouver à redire à mes actions. Ce nest pas que jai craint de ne pouvoir plus faire mes volontés, car jaurais bien toujours fini par là ; mais cest quil maurait gêné que quelquun eût eu seulement le droit de sen plaindre (…). Et voilà que vous mécrivez la lettre la plus maritale quil soit possible de voir ! » [Laclos (1782), p. 342, L. 152].

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La marquise revendique sa non-assimilation au système au sein duquel les autres évoluent. Voici dailleurs ce quelle écrit à Valmont pour revendiquer cette rupture : « navez-vous pas dû en conclure que, née pour venger mon sexe et maîtriser le vôtre, javais su me créer des moyens inconnus jusquà moi ? » Ces déclarations de la marquise peuvent conduire à interpréter sa position comme étant le signe dune émancipation féminine, certes, mais le type de justification quelle mobilise est, assurément, également révélateur dune certaine conception de lindividu en général.

La marquise souhaite surtout garder la main sur lobjet de la transaction érotique, cest-à-dire elle-même. Si, à travers cette contribution, lusage du terme « transaction » est métaphorique du fait même que la marquise ne se vend pas réellement. Il correspond néanmoins étroitement au lexique utilisé. La marquise parle delle-même comme dune sorte de marchandise. Or lusage du vocabulaire de la propriétarisation et de la marchandisation de soi, y compris concernant les plans les plus intimes de la vie comme la relation amoureuse, nest pas anodin en cette période du plein épanouissement des lois du commerce sous limpulsion des mercantilistes puis des physiocrates.

En construisant une clôture autour delle, la marquise se met en position de délibérer ses projets pour en garantir lefficacité et se refuser à lhomme si elle le souhaite pour conserver pouvoir et domination au sein dune société de rivalité et de concurrence. Cette revendication dune propriété sur elle-même traduit le besoin dindépendance et dopacité de celui qui sefforce de rendre compatibles ses vices avec la vertu publique.

La marquise a donc, dans son rapport à elle-même, quelque chose du démiurge, à la fois créateur et créature. Elle sest faite elle-même et, par ce travail, elle sest approprié sa personne et souhaite en rester la seule et exclusive utilisatrice :

Je dis mes principes, et je le dis à dessein : car ils ne sont pas comme ceux des autres femmes, donnés au hasard, reçus sans examen et suivis par habitude, ils sont le fruit de mes profondes réflexions, je les ai créés, et je puis dire que je suis mon ouvrage. [Laclos (1782), p. 172, L. 81].

Le fait quelle soit sa propre œuvre est, pour Merteuil, autant le témoignage que le fondement de sa propriété revendiquée sur elle-même : maîtresse de montrer ou de ne pas montrer ce quelle souhaite, maîtresse 118de ce quelle conserve privé ou de ce quelle montre publiquement ; se constituant elle-même comme un champ clos, un territoire quelle domine et dont elle a le droit de jouir, duser et dabuser comme elle lentend.

Son corps devient alors comme une clôture autour dun terrain propre à constituer une frontière nette entre le privé et le public, cest là encore la dimension exclusive du rapport à soi caractéristique de la propriété que la marquise évoque pour définir sa façon de sindividualiser :

Cette utile curiosité, en servant à minstruire, mapprit encore à dissimuler : forcée souvent de cacher les objets de mon attention aux yeux de ceux qui mentouraient, jessayai de guider les miens à mon gré. [Laclos (1782), p. 172, L. 81]

La marquise utilise également le champ lexical de la propriété des choses pour parler de sa propre pensée : « je navais à moi que ma propre pensée, et je mindignais quon put me la ravir ou me la surprendre contre ma volonté » [Laclos (1782), p. 172, L. 81]. Pour Merteuil, contrairement à Descartes, la pensée ne relève pas de lêtre mais de lavoir [McCallam (2008), p. 64]. Elle décrit sa pensée comme une chose dont elle dispose. La marquise est à la fois dans la position du dieu marionnettiste et de la marionnette. La revendication dune propriété absolue sur soi-même conduit à cette conséquence paradoxale, nous le montrons dans la suite. Car pour se considérer comme propriétaire delle-même, la marquise doit également se considérer comme une chose parfaitement passive et utilisable à son gré : une chose qui aurait été désertée par toute subjectivité, toute spontanéité, sentimentale, passionnelle et morale.

II. Possession de soi,
jeu dacteur et rationalité individuelle

Le premier point marquant dans la Lettre 81 des Liaisons dangereuses cest quelle reprend en tout point le Paradoxe sur le comédien [Diderot (1773-1777)] de Diderot mais en lappliquant à « la grande scène du monde » comme le dit la marquise.

Merteuil évoque sa formation. Cette dernière formation sopère comme un apprentissage du travail dactrice. Dans sa quête daffirmation 119delle-même comme individu indépendant et propriétaire de soi, Merteuil se présente comme sefforçant dassujettir, à lopposé de la thèse défendue par Hume notamment, son affectivité à sa raison et dapprendre à contrefaire ses attitudes pour parvenir à ses fins6. Lévocation de la marquise est alors fort proche de la théorie de lacteur de Diderot7. Car contrairement à ceux qui considèrent que le bon comédien doit jouer dâme, Diderot pense quil doit, au contraire, avoir plus de jugement que de sentiment. De la même manière la marquise montre comment, en approfondissant son savoir et par lexercice, elle est parvenue à une parfaite maîtrise de ses attitudes. Cela la conduit à un évidement subjectif proche de ce que décrit Diderot dans le Paradoxe sur le comédien.

Au-delà dune évocation moraliste de lacteur hypocrite, Laclos semble viser aussi des considérations plus profondément anthropologiques dans la perspective dun La Rochefoucauld qui explique que tout comportement, y compris celui qui est apparemment le plus vertueux, est toujours, bien quinconsciemment, le masque de lamour-propre. Sauf que, dans le cas de la marquise, il sagit dune attitude calculée et délibérée, une structure normale et conscientisée de son comportement. Toutes ses postures et ses attitudes sont leffet dun calcul et elle le revendique. Elle utilise sciemment le masque de théâtre comme un instrument pour faire triompher son intérêt qui est à la fois le plus conscient et le plus caché. Elle a donc conscience dêtre un individu dans une sorte de marché érotique où elle doit capitaliser les victoires.

Cette perspective est liée à une critique profonde présente chez Rousseau notamment qui associe le développement du théâtre avec la mondanité sociale. Selon le Genevois, le développement du théâtre accompagne le progrès des sciences, des arts et du luxe que les Philosophes des Lumières comme Diderot ou Voltaire relient au progrès. Il semble que si Rousseau est cité trois fois dans les Liaisons dangereuses, cela nest 120pas un hasard car il constitue bien pour Laclos une référence incontournable8. La société des masques est une société de lintrigue. Cette société est rendue possible par le raffinement de lesprit dune part et dautre part par loisiveté que seule la division du travail autorise : que certains travaillent au profit dun petit nombre dinactifs. Ainsi, Rousseau critique, dans la Lettre à dAlembert, lintroduction du théâtre à Genève notamment parce quil craint que les mœurs des acteurs qui font profession dimiter nimporte qui pour la gloire ne sétende à toute la société. Or, il a bien montré dans le Premier discours (Discours sur les sciences et les arts, 1751) et le Second discours (Discours sur lorigine et les fondements de linégalité parmi les hommes, 1755) que le développement économique (notamment par lapprofondissement de la séparation des métiers) et les arts sont intrinsèquement liés. Si la critique du théâtre remonte au moins à Platon, Rousseau est le premier à lassocier à une forme socio-économique déterminée. De la même manière, Laclos décrit une classe nobiliaire désœuvrée tout occupée à des affaires sentimentales, à des intrigues diverses. Il ne sagit pas, pour autant, dune critique de la part de lauteur des Liaisons mais de la description dun univers au sein duquel les conditions dapparition de lhypocrisie, élevée au rang dart dramatique, est possible.

La reprise des thèses Diderot dans le Paradoxe sur le comédien9 appliquées à la vraie vie sociale est, dans ce cadre, très importante dans lévocation autobiographique que propose Merteuil. Il sagit, pour lagent rationnel, de savoir orienter complètement son comportement en fonction des exigences rationnelles dictées par le besoin de conserver et de promouvoir son intérêt le plus étroit. Ainsi, Diderot décrit le comédien comme un être agissant de sang-froid, sans passion ni sentiment, mais suivant sa connaissance de lhomme, sa réflexion et son travail mimétique :

Le point important, sur lequel nous avons des opinions tout à fait opposées (…) ce sont les qualités premières dun grand comédien. Moi, je lui veux beaucoup de jugement ; il me faut dans cet homme un spectateur froid et tranquille ; jen exige, par conséquent, de la pénétration et nulle sensibilité, 121lart de tout imiter, ou, ce qui revient au même, une égale aptitude à toutes sortes de caractères et de rôles. [Diderot (1773-1777), p. 127-128]

Diderot oppose donc les acteurs qui jouent dâme et ceux qui jouent de réflexion et sont assujettis à la seule connaissance de leurs rôles10. Il faut donc que le bon acteur travaille dabord à anéantir sa sensibilité11 :

Ce qui me confirme dans mon opinion, cest linégalité des acteurs qui jouent dâme. Ne vous attendez de leur part à aucune unité ; leur jeu est alternativement fort et faible, chaud et froid, plat et sublime. Ils manqueront demain lendroit où ils auront excellé aujourdhui ; en revanche, ils excelleront dans celui quils auront manqué la veille. [Diderot (1773-1777), p. 128]

Merteuil, dans la Lettre 81 des Liaisons dangereuses, reprend exactement les mêmes idées au sujet de son comportement en public mais en les appliquant à « la grande scène du monde » et notamment aux femmes dans leur commerce avec les hommes. Elle conseille donc à Valmont de la distinguer des femmes à sentiment, cest-à-dire celles dont le principe daction est affectif, car elle agit selon des principes réflexifs :

Gardez vos conseils et vos craintes pour ces femmes à délire, et qui se disent à sentiment ; dont limagination exaltée ferait croire que la nature a placé leurs sens dans leur tête ; qui, nayant jamais réfléchi, confondent sans cesse lamour et lamant. [Laclos (1782), p. 171, L. 81]

Cette posture de Merteuil est révélatrice de la pensée de lépoque que nous esquissions en introduction. Elle marque une opposition morale très nette entre le sentimentalisme moral (théorie des sentiments moraux présente chez Rousseau notamment) et le rationalisme moral (théorie de lagent rationnel présente chez Hobbes mais aussi, de manière plus contemporaine, chez dHolbach). La marquise rappelle comment elle a appris à ne plus suivre son sentiment pour imiter froidement les comportements que les situations sociales requéraient delle en élevant le 122théâtre au rang dart social : « Ce travail sur moi-même avait fixé mon attention sur lexpression des figures et le caractère des physionomies » [Laclos (1782), p. 172, L. 81]. Elle décrit très bien ce travail dimitation qui ressemble en tout point à celui que Diderot exige du comédien sur la scène. La marquise suit des principes issus de sa réflexion, elle ne suit pas ses sentiments :

Mais moi, quai-je de commun avec ces femmes inconsidérées ? Quand mavez-vous vu mécarter des règles que je me suis prescrites, et manquer à mes principes ? [Laclos (1782), p. 172, L. 81].

De la même manière, Diderot décrit le comédien idéal comme celui qui joue en se fondant sur la réflexion :

Au lieu que le comédien qui jouera de réflexion, détude de la nature humaine, dimitation constante daprès quelque modèle idéal, dimagination, de mémoire, sera un, le même à toutes les représentations, toujours également parfait : tout a été mesuré, combiné, appris, ordonné dans sa tête ; il ny a dans sa déclamation ni monotonie, ni dissonance. [Diderot (1773-1777), p. 128].

Lexercice du comédien est un exercice de duplication qui est aussi, dune certaine manière, un exercice de duplicité. Cest ce que Diderot affirme au sujet de la Clairon : « Dans ce moment elle est double : la petite Clairon et la grande Agrippine » [Diderot (1773-1777), p. 130]. Ce travail devient duplicité au plus haut point lorsquil en est fait usage sur le « grand théâtre du monde » à linstar de Merteuil cette fois actrice non sur les planches mais dans sa vie même : « je commençai à déployer sur le grand théâtre les talents que je métais donnés » [Laclos (1782), p. 173, L. 81]. Mais sil sagit de faire des vertus publiques avec des vices privés, se posent les questions de la confiance entre les agents et de la coordination des intérêts dans de telles conditions.

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III. Léchec de la coordination des intérêts

Se pose pour Laclos le problème de la coordination des agents qui essaieraient de faire passer des vices privés pour des vertus publiques. La situation de Merteuil en témoigne avec la plus parfaite évidence dans la mesure où elle prétend, précisément en se faisant actrice, pouvoir articuler ses prétentions moralement égoïstes avec la vertu publique, du moins en apparence.

Le dispositif de formation de soi, décrit par la marquise de Merteuil, est orienté vers deux fins complémentaires : coordonner son intérêt à celui des autres et faire valoir son intérêt au sein de la société humaine où chaque individu distinct doit, par des moyens propres, faire valoir sa personne et triompher [Laclos (1782), p. 176-177, L. 81]. La marquise de Merteuil utilise les méthodes du théâtre : la simulation plus encore que la dissimulation, en vue de parvenir à des fins qui visent la recherche de son propre intérêt : « Au lieu de rechercher les vains applaudissements du Théâtre, je résolus demployer à mon bonheur ce que tant dautres sacrifiaient à la vanité » [Laclos (1782), p. 175, L. 81]. Tout est calcul prudentiel, y compris lamant devient lobjet dun calcul où la jouissance aujourdhui peut avoir un coût demain : « imprudentes, qui, dans leur amant actuel, ne savent pas voir leur ennemi futur » [Laclos (1782), p. 175, L. 81]. Tout lenjeu du jeu dactrice déployé par la marquise est la conservation de son étiquette, de sa réputation. Le dispositif de calcul parvient à saccomplir par un dispositif de dissimulation opposé à la sincérité en principe nécessaire aux échanges au sein dune société marchande. Le dispositif vise à cacher le caractère égoïste des préférences afin de rendre les choix de lagent compatibles avec les attentes des autres : « Nétant emportée par aucune passion, je ne fis que ce que je jugeais nécessaire et je mesurai avec prudence les doses de mon étourderie » [Laclos (1782), p. 175, L. 81]. Le calcul rationnel qui permet une telle dissimulation est donc bien le vecteur par lequel les vices privés sont rendus compatibles avec les vertus publiques : « je commençais à déployer sur le grand théâtre les talents que je métais donnés. Mon premier soin fut dacquérir le renom dinvincible » [Laclos (1782), p. 176, L. 81).

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Pour ce faire, Madame de Merteuil insiste sur la libido sciendi, lapprentissage et la connaissance, cest-à-dire à la fois la connaissance des hommes qui lui dit les buts quil convient de poursuivre (ou de feindre de poursuivre) et qui lui dit les moyens de décision rationnelle quelle peut engager pour sassurer que ses décisions auront le maximum defficacité sociale. La libido sciendi prend alors le relais de la libido tout court : « ma tête seule fermentait ; je ne désirais pas de jouir, je voulais savoir ; le désir de minstruire men suggéra les moyens » [Laclos (1782), p. 173, L. 81]. La marquise nagit que par les ressorts du raisonnement, jamais par ceux du sentiment.

Il est donc légitime de se demander si Laclos na pas voulu faire de la littérature une sorte de laboratoire lui permettant de comprendre comment les libertins peuvent parvenir à composer leurs intérêts vicieux et égoïstes avec ceux des autres, en particulier quand ce sont des femmes veuves comme Madame de Merteuil qui ne peuvent donc absolument pas se déclarer publiquement. Il aurait alors cherché à savoir si les vices privés sont bien compatibles avec les vertus publiques. Et lexpérimentation littéraire de Laclos donne un résultat. Elle montre, sans aucun moralisme, que la coordination des intérêts personnels animés par le vice et lintérêt égoïste est vouée à léchec notamment dans le cas de la marquise de Merteuil. La marquise finit, en effet, par échouer dans sa volonté de savoir, à anticiper le danger que Valmont, à qui elle a donné tous ses secrets, peut représenter dans la mesure où il est aussi vicieux quelle et risque de la trahir pour ne pas être lui-même trahi, il risque de lattaquer par avance pour éviter les attaques venant delle. On retrouve une situation proche de létat de nature décrit plus dun siècle avant par Hobbes : on préfère anticiper la trahison plutôt que dêtre soi-même trahi et cest la guerre de tous contre tous à travers léchec de la coordination des intérêts, cela ne dément pas, en soi, la thèse de Mandeville mais constitue une dénonciation de son caractère non-systématique12. 125Il est dailleurs significatif que la relation entre Valmont et Merteuil se dise explicitement comme belliqueuse : « Hé bien ! La guerre » [Laclos (1782), p. 344, L. 153] répond-t-elle au vicomte lorsquil lui demande de choisir entre une paix à ses conditions ou un conflit ouvert.

Peut-être yaurait-il, en creux, dans le résultat pessimiste que donne lexpérimentation romanesque de Laclos, léloge dune vertu qui nest pas étrangère à léconomie politique naissante : léloge de la confiance, venant substituer à léconomie de la rivalité vicieuse, celle de la concurrence honnête ? Mais rien ne permet daffirmer cela à la lecture des Liaisons. Au contraire, le seul personnage à survivre à la mort tant des froids calculateurs (Valmont et Merteuil) que des esprits échauffés par les passions morales (Tourvel), est Madame de Rosemonde, figure de la sagesse mais aussi représentante des valeurs de lAncien régime. Aussi faut-il se garder de jugements hâtifs qui circonscriraient dans un schéma trop simple la complexité et la finesse dune intrigue romanesque. Laclos est peut-être plus du côté des Anciens que des Modernes de ce point de vue.

IV. La marquise dépossédée
ou la chronique dune réification

Merteuil se croit maîtresse delle-même dans la mesure où elle a parfaitement conscience des moyens de laction et des buts quelle poursuit. Pourtant, il y a quelque chose quelle ne maîtrise pas, ce sont les fondements mêmes des principes quelle suit : pour être parfaitement maître de soi, il ne suffit pas davoir conscience de la logique de sa propre action, il faut pouvoir en être lauteur. Or Merteuil ne fait que reproduire des formes et des réalités sociales qui la précèdent et quelle ne fait quhabilement mobiliser pour sa réussite personnelle. Cela conduit donc à un grand retournement : la marquise nest pas, in fine, maîtresse delle-même mais elle est caparaçonnée dans des codes dont elle nest quune brillante interprète.

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Ce que propose la marquise dans la transaction érotique nest jamais sincère ni authentique mais cest un signe dépourvu de jouissance, signe pour s(t)imuler léchange érotique. Encore une fois, nous utilisons la notion déchange ou de transaction dune manière métaphorique du fait même que limage de la transaction et du contrat traverse tout le propos de la marquise elle-même. La fin de la marquise nest pas de jouir de ce quelle acquiert dans la relation, mais de jouir de la valeur quelle représente dans léchange, du pouvoir que cela lui donne et de la manière dont sa personne réifiée suscite lintérêt des autres. Elle est tout concentrée sur le jugement que la société porte sur elle, paradoxalement dépossédée delle-même in fine dans la mesure où ce qui compte davantage pour elle est la valeur quelle a plus que la valeur quelle ressent. Ainsi, la coquetterie que la marquise évoque nest pas liée au plaisir dêtre belle, ni même au plaisir dêtre considérée telle, mais ça nest quun moyen de conquérir le pouvoir dans la transaction. La valeur déchange se substitue très clairement à la valeur dusage, la frigidité calculatrice, à la jouissance aveugle des « femmes inconsidérées ». Loin de chercher à jouir de ses partenaires, elle cherche à sen faire aimer et à en user pour accroître encore sa propre valeur. Il ne sagit pas, pour elle, de ressentir lamour mais de le feindre pour pouvoir entrer dans la transaction. Et comme elle le répète à lenvi, elle nest jamais si sincère que quand elle ne lest pas13, cest-à-dire que, comme un comédien diderotien, elle ne donne jamais tant aux autres le sentiment quelle éprouve quelque chose que quand elle ne léprouve pas mais travaille à faire comme si elle léprouvait effectivement : « Je sentais un besoin de coquetterie qui me raccommoda avec lamour ; non pour le ressentir à la vérité, mais pour linspirer et le feindre. » [Laclos (1782), p. 174, L. 81].

Mais, la marquise ne semble jamais apprécier la valeur dusage de la relation amoureuse : elle se refuse à la ressentir, à être subjectivement liée à lamour car ce serait prêter le flanc à une vulnérabilité de sentiment et sassujettir à lamant. Elle ne ressent pas lamour mais le feint, elle ne prend pas de plaisir dans lamour mais cherche à conserver ses amants ou à sen débarrasser suivant le sens quelle décide de donner à son histoire et la valeur quelle estime quils ont. La marquise elle-même cherche seulement létiquette, lestampille que seul léchange et la comparaison avec les autres peuvent constituer [Laclos (1782), p. 176, L. 81]. Elle se compare à 127la présidente de Tourvel, elle compare Valmont à Prévan, à Danceny… La valeur de tout relève dune comparaison qui donne le prix aux choses et les libertins ne sont pour les uns et les autres que des choses dans un vaste jeu de transaction érotique. Ainsi, Valmont mal vu à Paris perd toute sa valeur.

La propriété de soi est donc contemporaine de laffirmation dun système déchange qui réifie lindividu en le dépossédant, au bout du compte, dune quelconque maîtrise sur les principes et la valeur de son existence. La Lettre 81 évoque donc le processus de réification qui accompagne l« individualisme possessif » de la marquise. Cet aspect est tout à fait analogue à ce que décrit C. B. Macpherson au sujet de la philosophie hobbésienne quil considère, nous lavons dit, comme origine de la théorie de la « société de marché généralisé » :

Pour Hobbes, le pouvoir naturel dun individu ne se définit pas par ses capacités naturelles (force, prudence, etc.), mais par leur éminence ; cest cette éminence, cest-à-dire leur supériorité par rapport aux capacités dautrui, qui permet à lhomme qui en est doué dacquérir les « pouvoirs instrumentaux » (richesses, réputation, amis, etc.). Cest ainsi que le pouvoir de lhomme na rien dabsolu : cest une quantité relative qui sétablit par comparaison. [Macpherson (2004), p. 68]

La propriété de soi se retourne finalement en réification de soi. En travaillant à conquérir son indépendance, sculpter une personne publique compatible avec la victoire de ses intérêts privés, elle se métamorphose, paradoxalement, en un bien aliénable sur un marché de sentiments extérieurs à elle, la marquise se trouve in fine dépossédée delle-même quand elle saperçoit, quau fond, le sens et la valeur de sa vie lui échappent, au contraire de la présidente de Tourvel qui, elle, meurt dune sincérité sentimentale qui la rend vulnérable pour des raisons opposées. Cest précisément, à nouveau, ce quécrit Macpherson au sujet de Hobbes :

Sil fallait donner un critère unique de la société de marché généralisé, nous dirions que le travail y est une marchandise : lénergie dun individu et ses aptitudes lui appartiennent en propre, mais au lieu dêtre considérées comme parties intégrantes de sa personne, elles sont tenues pour des biens quil possède et dont, par conséquent, il est libre de disposer à sa guise, notamment en les cédant à autrui contre paiement. [Macpherson (2004), p. 88].

Dans ce cadre, la valeur dun homme dépend de lavantage que ses prestations réifiées ont pris dans léchange. Rien na de valeur absolue, toute valeur est relative et est définie au sein dun échange organisé par 128la concurrence et la rivalité entre des individus distincts. « Le pouvoir de lhomme y est traité comme une marchandise dont le prix est déterminé par des tractations régulières » [Macpherson (2004), p. 71]14, écrit Macpherson, dans une expression qui décrit parfaitement le cas de la marquise de Merteuil. « Cest quen sobjectivant », écrit G. Lukacs au sujet du travailleur qui vend sa force de travail, « et en devenant marchandise, une fonction de lhomme manifeste avec une vigueur extrême le caractère déshumanisé et déshumanisant de la relation marchande15. » [Lukacs (1922), p. 120].

Nous voyons dans le texte de Laclos se déployer laffirmation de la liberté personnelle, par la revendication exclusive dune possession de soi qui permet à la marquise de dessiner autour delle la clôture qui constitue son individualité propre finalement retournée en son contraire : une réification totale.

Il est, pour conclure, intéressant de rapprocher notre lecture du texte de Laclos de la célèbre analyse que Marx fait de la Déclaration des droits de lhomme et du citoyen dans La question juive :

La liberté est le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Les limites dans lesquelles chacun peut se mouvoir sans préjudice pour autrui sont fixées par la loi, comme les limites entre deux champs le sont par le piquet dune clôture (…). Le droit humain de la liberté nest pas fondé sur lunion de lhomme avec lhomme, mais au contraire sur la séparation de lhomme davec lhomme. Cest le droit de cette séparation, le droit de lindividu borné enfermé en lui-même. Lapplication pratique du droit de lhomme à la liberté, cest le droit de lhomme à la propriété privée. [Marx (1843), p. 367].

Il faut noter que la période de rédaction des Liaisons (1782) est aussi une période daffirmation de la propriété privée. Le juriste Pothier publie le Traité du domaine de propriété en 1771 alors que les physiocrates, au nom de la propriété, défendent des politiques publiques favorables à la mise en clôture des champs et à la libéralisation du commerce des blés.

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Conclusion

Le personnage de la marquise de Merteuil prend, dans ce cadre, un sens nouveau. Chez elle, le démiurge maître et créateur de lui-même (et donc propriétaire de sa personne) cohabite avec limage dun soi vidé de son contenu affectif, réifié par la logique de la transaction amoureuse gérée sans être vécue, jouée sans être sentie. Toutes les déterminations de la propriété et de la société déchange sont là. Madame de Merteuil devient alors limage de cette liberté de lhomme insociable qui est paradoxale parce quelle passe par un étouffement du soi et par sa soumission aux règles de léchange. Aussi et paradoxalement, dans la propriété de soi, la liberté du propriétaire libre de disposer de lui-même cohabite avec la figure de la personne réifiée et soumise à des structures quelle na pas faites.

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Références bibliographiques

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Dockès, P. [2014], « Robinson, les conceptions de létat de nature et léconomie politique : Hobbes, Smith et quelques autres », in P. Crétois & R. Chappé (dir.), Lhomme présupposé, Presses Universitaires de Provence, Aix-en-Provence.

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Lukacs, G. [1922], Histoire et conscience de classe, K. Axelos & J. Bois (trad.), Éditions de Minuit, Paris, 1960.

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Smith, A. [1759], Théorie des sentiments moraux, PUF, Paris, 2014.

Versini, L. [1968], Laclos et la tradition, Klincksieck, Paris.

1 Je remercie les deux rapporteurs qui ont évalué cette contribution et dont les remarques mont permis den améliorer, den corriger ou den préciser certains points. Toute erreur ou approximation résiduelles nen restent pas moins de ma seule responsabilité.

2 Nous nous référerons aux lettres de louvrage de la façon suivante : L. suivi du numéro de la lettre.

3 « Le droit de nature (…) est la liberté que chacun a duser de sa propre puissance, comme il le veut lui-même pour la préservation de sa propre nature, autrement dit de sa propre vie et, par conséquent, de faire, selon son jugement et sa raison propres, tout ce quil concevra être le meilleur moyen adapté à cette fin. » [Hobbes (1651), p. 229]

4 Pierre Dockès utilise même, au sujet de Hobbes, lexpression qui ne verra le jour quen 1838 avec Cournot dindividus « maximisateurs de leur intérêt » [Dockès (2005), (2014)].

5 « Ces liens réciproquement donnés et reçus, pour parler le jargon de lamour, vous seul pouvez, à votre choix, les resserrer ou les rompre » [Laclos (1782), p. 170, L. 81].

6 On peut également faire une lecture féministe de ces passages. Cette interprétation nest évidemment pas incompatible avec celle que nous proposons, mais il nous semble important de la suggérer [Lugan-Dardigna (2014)] (en particulier le chapitre nuancé « Merteuil, une libertine féministe ? »).

7 Ce texte a été écrit entre 1773 et 1777 mais a été publié à titre posthume. Les thèses de Diderot étaient certainement bien connues néanmoins dautant quil a écrit dautres traités (notamment Les Entretiens sur le Fils spirituel) sur le théâtre mais moins centrés sur lacteur que sur le genre théâtral (et notamment sur un genre émergeant : le drame). Il nest néanmoins pas absurde de considérer que Laclos fait référence aux thèses de Diderot que nous allons citer, sous la plume de la marquise.

8 René Pomeau, dans sa préface, souligne à lenvi le rousseauisme de Laclos. Voir aussi [Versini (1968)]. Il consacre toute la fin de son livre à rapprocher les deux auteurs.

9 Dans ce texte, Diderot défend la thèse selon laquelle le comédien ne doit pas jouer de cœur mais de raison. Autrement dit, il milite pour un jeu froid, détaché et maîtrisé plutôt que pour un jeu incarné.

10 « Je cherchai même dans les moralistes les plus sévères ce quils exigeaient de nous, et je massurai ainsi de ce quon pouvait faire, de ce quon devait penser et de ce quil fallait paraître. » [Laclos (1782), p. 174, L. 81]

11 « Je sentais un besoin de coquetterie qui me raccommoda avec lamour ; non pour le ressentir à la vérité, mais pour linspirer et le feindre. En vain, mavait-on dit et avais-je lu quon ne pouvait feindre ce sentiment ; je voyais pourtant que, pour y parvenir, il suffisait de joindre à lesprit dun auteur le talent dun comédien. » [Laclos (1782), p. 174, L. 81]

12 Ainsi Merteuil et Valmont ont vécu en paix tant quils lont pu mais dès leur espoir menacé par la crainte de la trahison, ils considèrent légitime lun et lautre dentrer en guerre exactement comme le décrit la première loi naturelle de Hobbes : « Cest un précepte et une règle générale de la raison que chacun doit sefforcer à la paix aussi longtemps quil a lespoir de latteindre, et, quand il ne peut latteindre, quil peut chercher et utiliser tous les secours et les avantages de la guerre » [Hobbes (1651), p. 231]. Dockès évoque léchec de la « coordination décentralisée » dans le Léviathan : « Certes (lhomme) est loin dêtre parfaitement rationnel, mais (…) cest un calculateur stratégique (tenant compte des réactions des autres quil sait tenir compte des siennes) et cette caractéristique, dans les conditions de létat de nature, conduit à la guerre généralisée (…) Dans les hypothèses de létat de nature (…) la coordination décentralisée échoue et la pire des situations se réalise » [Dockès (2008), p. 63-64].

13 « Et jamais il ne me jugea plus enfant que dans les moments où je le jouais avec plus daudace » [Laclos (1782), p. 174, L. 81].

14 « Lhonneur accordé à un homme est donc la mesure de sa valeur réelle par opposition à celle quil saccorde lui-même. Mais cette valeur réelle est déterminée par ce que les autres accepteraient de donner pour pouvoir utiliser sa puissance » (Macpherson, 2004, p. 72).

15 « Le travailleur doit nécessairement sapparaître à lui-même comme le “propriétaire” de sa force de travail considérée comme marchandise. Sa position spécifique réside en ce que cette force de travail est sa seule propriété. Ce qui, dans son destin, est typique pour la structure de toute société, cest quen sobjectivant et en devenant marchandise, une fonction de lhomme manifeste avec une vigueur extrême le caractère déshumanisé et déshumanisant de la relation marchande. »