On some aspects of Goethe’s economic thought in the Second Faust
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d’histoire de la pensée économique
2016 – 2, n° 2. varia - Author: Mardellat (Patrick)
- Pages: 131 to 147
- Journal: Journal of the History of Economic Thought
De quelques aspects de la pensée économique de Goethe
dans le second Faust
Patrick Mardellat
CLERSÉ UMR 8019
Institut d’Études Politiques de Lille
Introduction
Goethe et l’économie, pourquoi la fiction littéraire ?
On peut dater l’intérêt pour les relations qu’entretenait Goethe à l’économie de l’ouvrage de Wilhelm Roscher consacré à l’histoire de la pensée économique en Allemagne paru en 1874. Il y affirme que tout ce que Goethe n’a pas pu accomplir dans sa vie pratique pour l’économie, il le déposa dans son œuvre littéraire, à l’époque même où comme ministre à la Cour de Weimar de 1772 jusqu’à son voyage en Italie en 1786, en charge des questions économiques et financières, de la construction des routes et voies navigables et de l’exploitation des mines, il devait résoudre des problèmes pratiques d’économie publique. Avant cet ouvrage, cet aspect de la vie et l’œuvre de Goethe avait été négligé. Mais depuis lors on peut parler d’une véritable passion tant littéraire que théorique, en Allemagne du moins, pour l’intérêt que Goethe portait à l’économie. Le dernier témoignage nous en est fourni par l’exposition consacrée à Goethe et l’argent. Le poète et l’économie moderne qui s’est tenue dans la Maison Goethe à Francfort du 14 septembre au 30 décembre 2012. Entre ces deux dates les interprétations de la représentation que Goethe se faisait de l’économie et de son ministère de l’économie et des finances sont 132allées bon train, avec de nombreux retournements, certains trouvant dans les écrits de Goethe une appréciation positive voire une anticipation de l’évolution vers le capitalisme moderne, d’autres au contraire y décelant une critique sévère des transformations de l’économie dont il a été témoin1. La dernière crise monétaire et financière dans laquelle se trouve plongée l’Europe a relancé l’intérêt pour les vues de Goethe sur l’économie, en particulier pour la fameuse scène de la création du papier-monnaie au début du premier acte du second Faust, que certains n’ont pas manqué d’interpréter comme une critique de la monnaie de crédit et de l’économie d’endettement. À cet égard on ne peut pas manquer de mentionner l’ouvrage que Hans Christoph Binswanger a consacré à ce sujet (1985), en raison non seulement des vues pénétrantes qu’il défend mais aussi de l’immense succès qu’il a rencontré auprès du public en Allemagne.
La remarque de Roscher indique clairement que Goethe n’a pas fait œuvre de théoricien de l’économie, mais que son intérêt pour les questions économiques et les doctrines économiques se retrouve en divers endroits de son œuvre littéraire, dans certains romans, le Wilhelm Meister, dans certains poèmes, et surtout dans son théâtre avec le Faust. Goethe n’avait pas seulement un savoir pratique de l’économie en tant que ministre et conseiller du duc Carl-August, il avait aussi des connaissances théoriques. Son intérêt pour la lecture d’ouvrages d’économie est attesté par sa correspondance, ses conversations (celles recueillies par Eckermann tout particulièrement), sa bibliothèque (Bernd Mahl parle d’une « science à la mode » dans la bibliothèque de Goethe [1982]), ses recensions, son travail d’éditeur. L’ouvrage cité de Mahl constitue la référence incontournable pour appréhender « le savoir économique de Goethe » (c’est le titre de l’étude de 650 pages qu’il a consacrée à ce thème et qui peut nous autoriser à parler d’éléments d’une pensée économique chez Goethe). Comme le remarque Bertram Schefold dans sa contribution au catalogue de l’exposition susmentionnée, de son vivant Goethe a connu cinq écoles de pensée économique qui sont venues bouleverser le savoir économique encore largement dominé par la pensée antique-médiévale 133en début de période [(2012), p. 87-91] : le caméralisme/mercantilisme, la physiocratie, le libéralisme de Smith, les prémisses de l’historisme ainsi que du socialisme, notamment en la figure de Saint-Simon. Goethe est le témoin du tournant théorique et systématique qui caractérisera l’évolution moderne des doctrines économiques, tournant qu’il jugera avec une certaine défiance et un certain scepticisme.
La forme du savoir économique de Goethe déposé dans ses écrits littéraires doit être interrogée. Alors qu’il a fait œuvre de savant dans d’autres domaines, dont la théorie des couleurs, la géologie ou la botanique, ce n’est pas le cas pour l’économie. Son intérêt pour l’économie est avéré et constant tout au long de sa longue vie. Il avait les moyens intellectuels et il comptait parmi ses amis d’authentiques économistes (en particulier Georg Sartorius, traducteur et introducteur de la pensée de Smith dans les pays de langue allemande, mais aussi Justus Möser, Johan Georg Büsch, etc.) pour développer une réflexion théorique sur l’économie. Pourquoi ne l’a-t-il fait ? On ne peut bien entendu qu’avancer des conjectures pour répondre. On peut notamment suggérer qu’en dramaturge et poète, fin connaisseur de la nature humaine et de son histoire, Goethe se méfiait des exposés théoriques et systématiques sur le sujet des affaires humaines2. Le roman, le théâtre, la poésie, le récit de voyage3, les entretiens, la correspondance siéraient mieux au sujet. La fiction, le mythe et le récit, voilà les formes d’expression que privilégie Goethe pour parler aux hommes de ce qui les concerne au premier chef, les mœurs, la moralité et la sociabilité. Sur ces questions, la neutralité axiologique ou l’abstraction ne sied pas selon Goethe.
Dans la tragédie de Faust, bien que le thème de l’économie ne soit pas central à côté de celui de l’amour, de l’éternel féminin, de la Nature et des arts, le poète a donné une expression dramatique à son malaise devant la modernité naissante : l’écriture de cette tragédie l’aura occupé de 1770 jusqu’à sa mort en 1831, longue période historique qui constitue l’arrière plan de son écriture, marquée par les grands bouleversements 134de l’entrée dans la modernité que l’on peut désigner comme le temps des révolutions : les révolutions politiques aux États-Unis et en France, la révolution économique en Grande Bretagne. Sur le plan des idées la physiocratie et la pensée de Smith en économie, le système critique de Kant et l’idéalisme allemand constituent d’authentiques révolutions dans la manière d’appréhender notre relation au monde et au présent. Pour appréhender la naissance de ces temps nouveaux, Goethe, grand connaisseur d’Homère, ne voit que le mythe pour pouvoir parler aux hommes de ce qui les attend. L’économie nouvelle, qui prospère sur la mise en circulation de l’argent et qui ne s’appelle pas encore le capitalisme, a une origine mythologique, elle est née d’un pacte avec le diable, ce qu’aucun économiste faisant théorie n’oserait dire, mis à part peut-être Marx qui vouait au Faust une admiration indéfectible4. Le capitalisme est tout droit sorti du pacte faustien. C’est une interprétation de ce pacte que je me propose ici de conduire.
I. La nouvelle économie,
fruit de l’alliance entre Faust et le diable
L’idée générale peut être présentée comme suit. Il y a deux pactes qui sont signés dans la tragédie : la première signature intervient dans la première partie entre Faust, un vieux savant à qui la science n’a apporté ni les réponses à ses questions ni la quiétude de l’âme, au point qu’il en « désire la mort » [Faust I, p. 1163 / vers 1571]5, et Méphistophélès, le 135diable qui lui propose une nouvelle vie faite de « plaisir et d’activité » [p. 1164 / vers 1629-1630] dans laquelle il sera son compagnon, son serviteur et son esclave [ibid. / vers 1646-1648]. Le pari entre les deux porte sur la satisfaction et la jouissance du présent, c’est-à-dire sur ce qui pour Goethe constituait précisément l’art de vivre (voir le beau livre que P. Hadot a consacré à l’art de vivre selon Goethe, 2008). C’est Faust qui met Méphisto au défi de lui faire apprécier l’instant présent de la vie :
faust
Si jamais, calmé, je puis m’étendre sur un lit de repos, que c’en soit fait de moi à l’instant ! Si tu peux me flatter au point que je me plaise à moi-même, si tu peux m’abuser par des jouissances, que ce soit pour moi le dernier jour ! Je t’offre ce pari !
méphistophélès
Tope !
faust
Et tope ! Si je dis à l’instant : « Reste donc ! Tu me plais tant ! » alors tu peux m’entourer de tes liens ! [p. 1165-1166 / vers 1692-1701].
Dans la dernière réplique, la traduction ne rend pas assez que Faust s’adresse à l’instant présent : « Werd’ ich zum Augenblicke sagen: Verweile doch! du bist so schön! », autrement dit, si Faust en arrive à vouloir retenir le temps du fait du sentiment de plénitude vécu dans l’instant présent (tu es si beau ou si bon), alors Méphistophélès aura remporté le pari et pourra prendre son âme à Faust. Le contenu du premier pacte est donc un pari sur la sagesse antique de savoir vivre pleinement le temps présent. Ce que Méphistophélès propose à Faust c’est la nouvelle manière de vivre, celle des modernes, une vie utilitariste faite d’activité et de plaisir, une vie qui est une fuite en avant, une fuite hors du présent, tendue qu’elle est en avant vers les promesses d’un avenir meilleur. Faust met donc Méphistophélès au défi de lui faire ressentir le sentiment de plénitude de la vie dans le présent avec les promesses de plaisirs nouveaux et d’une activité sans repos, qui sont constitutives du monde qui est en train d’émerger sous les yeux de Goethe. Dans le pari de Faust, le contentement adossé au présent devient un signal de mort pour lui, c’est donc à une activité incessante qu’il aspire ici, une aventure sans retour (à la différence d’Ulysse), une frénésie de plaisir, d’activité et de mouvement. Le contentement qui fait que l’on peut vouloir que le temps suspende 136son vol est associé au jugement « du bist so schön ! », c’est si beau, ou bien encore c’est bon, qui rappelle la scansion des jours de la Création dans le Genèse où il est dit que « Dieu vit que cela était bon6. » Apprécier le temps présent au point de vouloir y rester dans la durée suppose un jugement, fruit d’une contemplation : le pari de Faust oppose l’activité sans fin, incessante, cette fuite en avant qui caractérisera les temps modernes, les temps industriels et même les temps économiques qui nous tiennent dans les fers d’une « carapace dure comme l’acier » que Weber décrit à la fin de L’Éthique protestante (p. 251), à la contemplation et la plénitude dans la quiétude de ce que le monde nous offre pour la jouissance de nos vies. Avec la nouvelle économie qui pointe au temps de Goethe, jamais plus l’action qui est au commencement de toute chose selon la nouvelle traduction que Faust propose du commencement de l’Évangile de Jean, ne sera couronnée par le jugement réfléchissant qui acquiesce à ce qui a été accompli ; mais au contraire chaque activité projettera l’agent dans une activité nouvelle, perdant ainsi le sens même de s’affairer dans le monde. Faust remplace la phrase « au commencement était le verbe ! » par la formule du nouveau monde, la formule de la re-création du monde à laquelle son aventure va s’essayer dans le Second Faust, qui résonne dans les termes suivants : « Au commencement était l’action ! » [p. 1156 / vers 1237]. La tragédie de Faust est celle de l’utopie économique des temps modernes d’une nouvelle Création qui viendrait remplacer celle qui a été confiée aux hommes. C’est ici que le pacte avec le diable prend toute son ampleur de défi vis-à-vis de Dieu : c’est la tentation ultime que le diable propose aux hommes à travers la figure de Faust, et c’est à l’économie et à la création de la monnaie-papier, monnaie qui ne se réfère finalement qu’à elle-même, monnaie autoréférentielle à la seule confiance que les hommes portent à leurs désirs et imagination dont le revers est la défiance envers Dieu, que Goethe confie la mission d’accomplir cette prouesse technique.
137II. La création du papier-monnaie :
ruse du diable
La deuxième signature intervient tout au début du premier acte du Second Faust. Elle est d’une toute autre nature, mais on peut dire qu’elle constitue une nouvelle ruse de Méphistophélès pour relancer le premier pacte, puisqu’il a échoué dans le Premier Faust. C’est au cours de la fameuse scène de la création de la monnaie de papier, création ex nihilo d’une monnaie destinée à résoudre les problèmes de trésorerie de l’Empereur (il s’agit de l’Empereur du Saint-Empire Romain-Germanique). En effet, le Second Faust, après un bref prélude dans un riant paysage, nous situe dans le Palais impérial où l’Empereur pressé de faire la fête doit rabattre sa joie devant le tableau économique de l’Empire que lui dressent ses conseillers (le chancelier, le commandant des armées, le trésorier, le maréchal) : les mœurs dissolues règnent partout, les soldats qui ne sont plus payés désertent et se livrent au pillage, les coffres sont vides et le Trésor ne peut plus honorer ses dettes. L’impéritie de la gestion de l’Empereur a précipité son peuple dans le chaos, la ruche humaine périclite. L’Empereur s’adresse alors à Méphistophélès qui apparaît sous les traits du fou du roi, pour lui demander si lui non plus « ne connait pas aussi quelque misère ? » [p. 1255 / vers 4876], à quoi il lui répond que partout il ne voit que splendeur et richesse, et mieux que ça, fait miroiter à la cour toutes les richesses et les trésors cachés dans le sous-sol de l’Empire, qu’il suffira aux forces de l’esprit et de la nature des hommes les plus doués de faire remonter au jour [p. 1256 / vers 4896]. La ruse de Méphistophélès est d’émettre du papier monnaie avec pour contrepartie ces richesses et trésors hypothétiques cachés dans le sous-sol7 et qui constituent selon le droit romain la propriété de l’Empereur :
138méphistophélès
Le tout est tranquillement enfoui dans le sol ;
Le sol est à l’Empereur ; à lui donc les trésors ! (p. 1257 / vers 4937-4938)
Au cours de la scène de Carnaval qui suit, il est procédé à la création de la monnaie-papier, comme on l’apprend de la bouche du Trésorier dans la scène du Jardin de plaisance en réponse à l’étonnement de l’Empereur qui a oublié :
l’empereur
Je soupçonne quelque délit, quelque monstrueuse duperie ;
Qui a contrefait ici le chiffre de l’Empereur ?
Un tel crime est-il demeuré impuni ?
le trésorier
Souviens-toi ; tu l’as signé toi-même
Cette nuit. Tu représentais le grand Pan ;
Le Chancelier, s’approchant de toi avec nous, te dit :
« Donne-toi à toi-même la fête de cette grande joie ;
Rendre le peuple heureux par quelques traits de plume.”
Tu les traças nettement et, cette nuit même,
Des magiciens les ont reproduits par milliers (…) » [p. 1293 / vers 6063-6072].
Pour cette seconde scène de signature, c’est Méphisto qui a fait à l’Empereur la promesse de relancer les activités de l’Empire et de la prospérité pour son peuple, et c’est l’Empereur qui signe le pacte dont l’acte est cette « feuille grosse d’avenir / Qui a converti tout le mal en bien. » [p. 1293 / vers 6055-6056] En fait d’avenir, c’est de destin qu’il s’agit (Schicksal) : le pacte que signe l’Empereur scelle le destin de son Empire et de son peuple en le faisant passer dans l’âge économique du capitalisme, c’est-à-dire du « commerce des promesses » selon l’heureuse formule de Pierre-Noël Giraud (2001). Que la monnaie-papier ou de crédit soit d’essence diabolique ne fait ici aucun doute, lorsque le chancelier dit qu’elle convertit tout le mal en bien, Goethe par un clin d’œil nous rappelle comment Méphistophélès avait la première fois décliné son identité à Faust qui la lui demandait :
faust
(…) Eh bien ! Qui donc es-tu ?
139méphistophélès
Une partie de cette force qui veut toujours le mal, et fait toujours le bien. [Première partie, p. 1158 / vers 1335-1336].
La monnaie-papier est-elle-même partie de cette force8, c’est-à-dire de l’esprit qui toujours nie : « Je suis l’esprit qui toujours nie ; et c’est avec justice : car tout ce qui existe est digne d’être détruit, il serait donc mieux que rien ne vînt à exister. Ainsi, tout ce que vous nommez péché, destruction, bref, ce qu’on entend par mal, voilà mon élément. » [ibid. / vers 1338-1344]. La monnaie de crédit, disons la monnaie qui est spéculation sur l’avenir et sur d’hypothétiques promesses de trésors, que Méphisto situe dans les profondeurs de la Terre « jusque dans le voisinage des Enfers ! » [p. 1260 / vers 5017] est le moyen que Méphisto a inventé pour détruire le monde présent, le réduire en ruine, mais pour sur ses cendres en rebâtir un nouveau. Dans la complexe scène mythologique du carnaval au cours de laquelle est créée la monnaie-papier, c’est sous les traits de Plutus que Faust apporte sur son char le métal en ébullition devant constituer le gage de cette monnaie. Plutus, forme latinisée de Ploutos, dieu de la richesse est apparenté avec Pluton dieu des Enfers. D’ailleurs, il est le gardien du quatrième cercle des Enfers dans le Chant septième de Dante, gardien des avares et des prodigues [(1304-1321), p. 40-43]. Cette monnaie diabolique – ou peut-être vaudrait-il mieux la qualifier de démonique selon le terme qu’affectionnait tant Goethe pour désigner ces êtres de nature double ou aux effets doubles – détruit et produit à la fois, elle est proprement une force de « destruction créatrice » (plus que de création destructrice) : elle détruit l’ancien monde, celui dans lequel la jouissance de la plénitude de la vie dans le présent constituait l’art de vivre, et lui substitue le nouveau monde, dans lequel les hommes s’agitent toujours en avant d’eux-mêmes et fuient leur présent pour une promesse d’avenir meilleur, oubliant ainsi de vivre. Et c’est l’argent, sous sa forme papier de monnaie de crédit, comme les économistes le savent bien et comme Goethe le savait aussi à sa manière, qui conduit les hommes depuis leur présent sur la voie des promesses d’un avenir qu’ils ne connaissent pas, mais Goethe sait aussi et en plus que 140les hommes aiment ainsi se donner l’illusion qu’ils peuvent engendrer à dessein un avenir par leur propre activité économique, perdant par là même toute possibilité de jouir de l’instant présent.
Cette monnaie et l’économie qu’elle met en branle n’est pas celle de la raison ou de l’entendement, elle est l’œuvre d’une magie, d’un processus alchimique [Binswanger (2009), p. 11], dont les pouvoirs dépassent les pouvoirs de la pensée et de l’imagination :
faust
Les innombrables trésors qui, endormis,
Attendent dans la profondeur du sol de tes États,
Gisent inutilisés. La plus vaste pensée
Ne saurait concevoir une pareille richesse ;
L’imagination en son plus sublime essor,
S’efforce en vain d’y parvenir, (…) [p. 1295 / vers 6111-6116]
La monnaie de crédit ouvre des perspectives infinies de rendre utile ce qui gît inutilisé en s’appuyant sur une confiance infinie :
(…) Cependant, les esprits dignes de pénétrer les profondeurs éprouvent
En l’Infini une confiance infinie. [ibid. / vers 1617-1618].
L’Infini (das Grenzenlos) est insaisissable, il ne peut être possédé, il ne peut à jamais constituer la base d’une richesse dans le présent pour en jouir et dire simplement : que c’est bon ! Que ce moment dure éternellement ! Une confiance infinie est une confiance aveugle. Cette économie nouvelle qui se met en place sous les yeux de Goethe repose sur un aveuglement. Le poète seul est capable d’en dire le tragique qui le saisit, alors que l’économiste, Smith, s’émerveille de tant de prouesses et de promesses. Ce que Goethe comprend très bien, c’est que le nouveau système n’apporte pas la richesse dont on peut jouir au présent, constituant la base d’un contentement, mais n’est qu’une promesse d’enrichissement, d’accumulation, ce que signale l’absence de limite de l’infini. Non plus vivre de la richesse au présent, mais s’activer pour une promesse d’enrichissement, insaisissable puisque projetée en direction de l’infini.
141III. La négativité à l’œuvre
L’« esprit du capitalisme » et la destruction de la Création
La monnaie de papier met en branle un monde et une forme d’activité humaine qui retire au présent toute valeur. Faust est une métaphorisation de l’esprit spéculatif, de l’entrepreneur capitaliste, qui toujours veut plus. Avec la monnaie de papier et l’accélération (die Beschleunigung) Méphistophélès nous introduit au monde de l’in-tranquillité. Le monde de la Création ne suffit plus à l’homme moderne, l’homme économique, celui qui n’entreprend que pour l’accumulation spéculative dont la contrepartie n’est pourtant qu’une promesse abstraite et vide, sans référent matériel défini dans le monde, sinon une promesse d’infini. Il est « l’esprit qui toujours nie » la réalité et la plénitude du présent, le contentement que procure l’ici de ce monde. Cet esprit qui toujours nie, qu’il faut bien appeler l’esprit du capitalisme, cherche à s’échapper de l’ici et maintenant, et quoi de mieux pour cela que de le détruire. C’est au livre V du Second Faust que cet esprit négateur et destructeur se révèle avec toute sa rage, lorsqu’arrivant au pays de Baucis et Philémon, les représentants bienveillants de l’ancien monde et de l’ancienne économie, Faust avec l’appui de Méphistophélès va réduire en cendres cette « image du Paradis » sur Terre [p. 1484 / vers 11086]. Baucis et Philémon, vieux couple hospitalier, personnifient les anciennes vertus : la bienveillance, la modestie, la piété, etc. Ils habitent un lieu du monde qu’ils présentent au voyageur, une image du Paradis fait de prairie, pâturage, jardin, village et forêt en bord de mer et ils enjoignent au voyageur : « Viens donc à présent et jouis de ce spectacle » [p. 1485 / vers 11097]. Autrement dit, ils lui proposent précisément de s’arrêter, de contempler et de vivre l’instant présent pour convenir dans un jugement que c’est beau ! Soit, ce qui constitue le terme du pari de Faust pour quoi sa vie est engagée. Or, Faust veut conquérir le monde par sa colonisation pour le détruire et lui substituer un monde artificiel qu’il aura créé et pourra reconnaître comme son œuvre. La satisfaction de Faust est gâchée par ce vieux couple et son monde qui représentent la contre-utopie à son projet :
142faust
Devant les yeux, mon royaume s’étend infini ;
Derrière moi, le dépit me harcèle
En me rappelant, par des soins jaloux,
Que ma haute possession n’est pas pure,
Que l’emplacement des tilleuls, la maisonnette brune,
La petite église en ruine ne sont pas à moi.
Et, voudrais-je me reposer là,
Je frémis devant cette ombre étrangère,
Epine pour les yeux, épine pour les pieds.
Oh ! fussé-je loin d’ici ! [p. 1487 / vers 11153-11162].
Ce que Faust ne possède pas encore, c’est précisément le monde de Baucis et Philémon, alors que son propre royaume s’étend à l’infini. Cela gâche sa jouissance, lui gâte sa possession du monde [p. 1489 / vers 11242] au point qu’il souhaite s’enfuir de cet ici et maintenant, ce « maudit ici ! », Das verfluchte hier ! [ibid. / vers 11233]. Les consolations de Méphistophélès n’y font rien : « Avoue-le donc, d’ici, de ce palais, / Ton bras étreint le monde tout entier. » [ibid. / vers 11225-11226]. À cela Faust répond :
Sentir ainsi au sein de la richesse, ce qui nous manque,
C’est subir la plus cruelle des tortures. [id. / vers 11251-11252]
Méphistophélès lui rappelle alors ce pourquoi il a entrepris cette aventure :
Pourquoi te gênerais-tu donc ici ?
Ne dois-tu pas depuis longtemps coloniser ? [p. 1490 / vers 11273-11274].
Les deux compères décident donc la destruction par les flammes de ce havre de l’ancien monde que l’entreprise de Faust a déjà passablement transformé par les travaux de construction d’un canal, de quais, etc., et que depuis leur arrivée, Baucis et Philémon savaient en sursis, puisque au voyageur à qui ils proposaient de jouir du spectacle ils demandaient pour cela de se hâter « Car le soleil nous quittera bientôt… », mise en garde qu’il faut entendre de manière métaphorique, comme la crainte de sa disparition [p. 1485 / vers 11098]. La destruction se fait sous le regard et le chant de Lyncée, gardien de la tour : voir, regarder est sa fonction, voir le monde, le contempler, c’est vivre dans la plénitude du présent, mais ce qu’à ce moment il voit, c’est la destruction de ce qui a jusqu’alors toujours enchanté sa vue :
143Ce qui autrefois étonnait les regards,
L’œuvre des siècles, a disparu. [p. 1492 / vers 11336-11337].
Dans la destruction, le vieux couple et le voyageur sont morts. Sur les terres carbonisées, Faust envisage la construction d’un belvédère « Pour regarder dans l’infini. » [p. 1492 / vers 11345].
IV. Signification économique du Second Faust
Pas plus après le pacte avec Méphistophélès, qu’avant, Faust n’est en mesure de se satisfaire du présent et de l’ici ; comme vieux savant il ne parvenait pas à la totalisation du savoir, comme entrepreneur-bâtisseur il ne parvient pas à la totalisation de la possession. Il y a toujours quelque chose qui lui échappe, pour quoi il ressent un malheur, un désir de mourir comme nous l’avons vu, au point qu’il a lui-même choisi la mort comme issue de son pari. Ce que Goethe manifeste à travers la personnalité de son Faust, c’est la défiance envers Dieu, qu’il remplace par le faux dieu de l’argent, qui sous forme de papier apparaît plus faux encore. La création d’argent ex nihilo sous forme d’une dette qui est une promesse qui pourra être comblée par l’entreprise de « destruction créatrice9 », est une tentative de faire de l’argent à partir de l’argent, de multiplier l’argent sur une base purement fictive. L’acte de création de l’argent est fondateur, il renouvelle l’alliance entre Faust 144et Méphistophélès d’une certaine façon, relançant la tragédie dans sa seconde partie : la première alliance est refondée par la création de monnaie-papier, subterfuge dont l’Empereur se rend complice sous les traits de Pan – nom dont la signification est Tout – et qui selon la mythologie grecque faisait perdre la raison à l’individu par la peur qu’il inspirait, peur « panique ». L’économie moderne se trouve donc aussi placée sous le signe de la peur10. Elle est génératrice de peur, la peur de manquer, la peur de ne pas posséder la totalité, la peur que même au sein de la richesse quelque chose nous manque. Cette peur est le refus d’accorder sa confiance à la Création, peur que cette Création, ce monde, l’ici et le maintenant ne puissent nous suffire.
En recourant au mythe, Goethe parvient au sujet de l’économie chrématistique à dévoiler ce que les économistes se sont interdits de dire en empruntant les voies de l’abstraction théorique, à savoir que l’origine du désir d’accumulation d’argent, et du système économique qui repose tout entier sur ce désir, est à rechercher dans un sentiment religieux : la méfiance envers Dieu, le Créateur, et le refus de sa Création. C’est une part de l’esprit qui toujours nie qui préside aux destinées de l’économie moderne, c’est un esprit négatif et négateur, destructeur et constructiviste. Cela se manifeste sous diverses formes, comme le refus de se contenter du présent et de l’ici, l’incapacité à vivre le présent et à accueillir ce que ce monde offre sans nécessairement demander de retour. Cela se manifeste aussi par une fuite perpétuelle, fuite hors de l’ici et maintenant, fuite en avant dans l’accumulation et la spéculation, le crédit et la dette. Cela se manifeste par la destruction du monde et l’intention de lui en substituer un nouveau dont l’homme saura qu’il ne le doit à aucun autre que lui-même, sa rationalité et sa technique, et surtout pas à Dieu. Goethe ne fait pas débuter sa tragédie dans une manufacture, ce n’est pas la division du travail qu’il place à l’amorce du nouveau monde, mais avec le premier Faust c’est un pari qui déclenche le récit11, un pari sur des profits à venir pour Faust comme pour le diable. Au début du second Faust c’est une scène de création de la monnaie propre au projet 145de la modernité, la monnaie-papier, qui relance la tragédie : le « carnaval sauvage » [PM / vers 5060] est la fête du renversement de l’ordre établi, mais le véritable renversement de l’ordre établi, le renversement concret du monde, se fera à la suite de la scène du carnaval. Le désir d’accumulation de la monnaie-papier par le crédit constitue le carnaval permanent dans lequel les hommes s’agitent sans fin. Goethe à peut-être mieux compris que Smith où se situait le sanctuaire du capitalisme : non pas dans une manufacture d’épingles, mais dans une banque de crédit. La création ex nihilo de cette monnaie, soit sans référent concret autre que des promesses faites par celui dont l’élément est « tout ce que vous nommez péché, destruction, bref ce qu’on entend par mal » [p. 1158 / vers 1343-1345], précède et permet la destruction et la production. En forçant un peu, on pourrait dire que Goethe nous met ici en garde contre le délire et les rouages de l’économie monétaire de production.
146Références bibliographiques
Achermann, E. [2012], « Scheinhafter Zauber. Zu Papiergeld, Münze und Kredit bei Goethe », in V. Hierholzer, S. Richter (éd.) Goethe und das Geld. Der Dichter und die moderne Wirtschaft, p. 74-79.
Barth, K. [1947], Dogmatik im Grundriss, TVZ, Zurich, 2011.
Binswanger, H.-C. [1985], Geld und Magie. Eine ökonomische Deutung von Goethes Faust, Murmann, Hambourg, 2009.
Dante, A. [1304-1321], La Divine Comédie, trad. fr. H. Longnon, Classiques Garnier, Paris, 1999.
Giraud, P.-N. [2001], Le commerce des promesses. Petit traité sur la finance moderne, Seuil, Paris.
Goethe, J.-W. [1808, 1832], Faust – Gesamtausgabe Vol. 3, Insel Verlag, Frankfurt-Am-Main, 2007.
Goethe, J.-W. [1820]), « Sur Kant », trad. J. Lacoste, Littérature, Vol. 86, No 2, p. 116-125, 1992.
Goethe, J.-W. [1988], Théâtre complet, Gallimard, La Pléiade, Paris.
Hadot, P. [2008], N’oublie pas de vivre. Goethe et la tradition des exercices spirituels, Albin Michel, Paris.
Hierholzer, V. & Richter, S. (Hgb.) [2012], Goethe und das Geld. Der Dichter und die moderne Wirtschaft, Freies deutsches Hochstift Frankfurter Goethe-Museum, Frankfurt.
Jaeger, M. [2012], « Fausts Ökonomie – oder : Produktion der Angst », in V. Hierholzer & S. Richter (éd.) Goethe und das Geld. Der Dichter und die moderne Wirtschaft, p. 52-55.
Mahl, B. [1982], Goethes ökonomisches Wissen, Verlag Peter Lang, Frankfurt-Am-Main, Berne.
Marx, K. [1844], Économie et Philosophie (Manuscrits parisiens), trad. fr. J. Malaquais et C. Orsoni, in Œuvres Économie II, p. 1-141, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1968.
Roscher, W. [1874], Geschichte der National-Ökonomik in Deutschland, R. Oldenburg, Munich.
Rosseaux, U. [2012], « “Höchst verwickelt”. Geld zur Zeit », in V. Hierholzer & S. Richter (éd.) Goethe und das Geld. Der Dichter und die moderne Wirtschaft, p. 66-72.
Schefold, B. [2012], « Goethe und die Anschauliche Theorie », in V. Hierholzer & S. Richter (éd.) Goethe und das Geld. Der Dichter und die moderne Wirtschaft, p. 84-100.
147Weber, M. [1904-1905], L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, trad. fr. J.-P. Grossein, Gallimard, Paris, 2003.
1 Il faut voir dans ces retournements de l’interprétation des « idées économiques » de Goethe davantage l’effet des changements dans les préoccupations du temps des interprètes, qu’un approfondissement de la connaissance de l’œuvre de Goethe ; les formes d’expression littéraire laissent aussi davantage de latitudes pour des interprétations contradictoires.
2 Sa relation à la philosophie est plus nuancée, et s’il ne goûte pas tant les abstractions en philosophie, son appréciation des Critiques de Kant laisse voir un accord de fond sur certaines grandes questions telles que la connaissance de la nature et le jugement esthétique, malgré une distance sur le style et la forme de l’exposé [Goethe (1820)].
3 Cf. La passionnante lecture que Bertram Schefold propose de quelques passages où il est question d’économie dans Le Voyage en Italie, dans l’article déjà cité, qu’il interprète à la lumière du caméralisme et de l’historisme en gestation à l’époque.
4 Lorsque Marx cherche à saisir la nature de l’argent dans la section des Manuscrits de 1844 (p. 114-118) qui lui est consacré, c’est à Goethe et Shakespeare exclusivement qu’il se réfère, et non à la théorie économique de son temps. Ceci constitue en soi une indication de la puissance évocatrice de la fiction littéraire pour aborder à la fois l’origine de cet ordre nouveau fondé sur le développement de l’économie, et la puissance fétiche que les hommes attribuent à la monnaie.
5 J’utilise la traduction parue en Pléiade : la première partie de la tragédie dans la traduction de Gérard de Nerval, la seconde partie dans la traduction de Suzanne Paquelin. Je fais suivre les citations en français du vers dans la numérotation qui accompagne les éditions allemandes : je me réfère ici à l’édition des œuvres choisies d’Albrecht Schöne et Waltraud Wiethölter chez Insel (1808-1832). Lorsque la traduction française ne me paraît pas satisfaisante je propose ma propre traduction suivie de la mention [PM].
6 Luther traduit « und Gott sah, dass es gut war. »
7 De nombreuses interprétations sont proposées pour savoir quelle fût l’expérience historique qui inspira Goethe pour cette scène, entre les assignats de la Révolution française, le système de Law ou encore d’autres expériences d’introduction du papier monnaie en Suède, Autriche ou États allemands. Sur cette question voir Ulrich Rosseaux (2012) ; sur les formes de la monnaie dans les écrits de Goethe, Eric Achermann (2012).
8 On se souvient ici que Weber inversera la formule pour caractériser l’action de l’ascèse qu’il place à l’origine de l’esprit du capitalisme : « Mais, ici, l’ascèse a été la force “qui toujours veut le bien et toujours crée le mal” – le mal au sens où elle l’entendait, c’est-à-dire la possession et ses tentations. » [(1904-1905), p. 235].
9 L’expression ne convient ici que tangentiellement, car il n’y a pas à proprement parler de destruction qui crée, mais il y a une destruction de la Création, c’est-à-dire de ce qui est donné et qui nous est légué par les générations du passé, et ensuite la production d’un nouveau monde qui tourne radicalement le dos à la Création. L’alliance entre Faust et le diable se présente comme l’antonyme de l’Alliance entre Dieu et les hommes. L’alliance avec le diable se fait au seul bénéfice de ce dernier et entraîne l’homme dans sa perte en en faisant un perpétuel débiteur, là où le Dieu de l’Évangile rachète une fois pour toute les péchés de l’homme, sans solde, au prix de la crucifixion du Christ, comme le dit le théologien Karl Barth [(1947), p. 140] : « Wir haben nichts mehr zu bezahlen. Wird sind gratis, sola gratia, durch Gottes eigenes Eintreten für uns, freigesprochen. » [Nous n’avons plus rien à payer. Nous sommes libérés gratuitement, sola gratia, par la propre venue de Dieu pour nous. (PM)]. On peut ajouter qu’à la Création véritable du Ciel et de la Terre par Dieu correspond la caricature de la création ex nihilo de la monnaie-papier par Méphisto, qui n’offre rien de stable.
10 Michaël Jaeger consacre une courte étude à l’économie de la peur dans le Faust, dans le catalogue de l’exposition déjà mentionné (p. 52-55), mais il ne fait pas le lien avec le masque du dieu Pan qu’arbore l’Empereur dans la scène du Carnaval où il appose sa signature sur le papier-monnaie.
11 Je ne mentionne pas ici le pari du prologue au ciel entre le Seigneur et Méphistophélès.
- CLIL theme: 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN: 978-2-406-06350-6
- EAN: 9782406063506
- ISSN: 2495-991X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06350-6.p.0131
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-13-2016
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Bet, paper money, capitalism, Goethe, Faust