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Classiques Garnier

De quelques aspects de la pensée économique de Goethe dans le second Faust

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
    2016 – 2, n° 2
    . varia
  • Auteur : Mardellat (Patrick)
  • Résumé : Une lecture attentive du second Faust met en évidence l’intérêt de Goethe pour l’économie. L’intérêt se manifeste d’emblée avec le choix de la forme littéraire. Nous verrons ensuite l’argument économique général, puis la création de la monnaie-papier, acte fondateur du nouveau monde économique. La quatrième partie insiste sur la négativité de l’esprit faustien à l’œuvre dans le capitalisme, et la dernière partie interprète la portée critique de cette tragédie, elle fait encore sens aujourd’hui.
  • Pages : 131 à 147
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
  • Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN : 9782406063506
  • ISBN : 978-2-406-06350-6
  • ISSN : 2495-991X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06350-6.p.0131
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 13/12/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Pari, papier-monnaie, capitalisme, Goethe, Faust
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De quelques aspects de la pensée économique de Goethe
dans le second Faust

Patrick Mardellat

CLERSÉ UMR 8019

Institut dÉtudes Politiques de Lille

Introduction

Goethe et léconomie, pourquoi la fiction littéraire ?

On peut dater lintérêt pour les relations quentretenait Goethe à léconomie de louvrage de Wilhelm Roscher consacré à lhistoire de la pensée économique en Allemagne paru en 1874. Il y affirme que tout ce que Goethe na pas pu accomplir dans sa vie pratique pour léconomie, il le déposa dans son œuvre littéraire, à lépoque même où comme ministre à la Cour de Weimar de 1772 jusquà son voyage en Italie en 1786, en charge des questions économiques et financières, de la construction des routes et voies navigables et de lexploitation des mines, il devait résoudre des problèmes pratiques déconomie publique. Avant cet ouvrage, cet aspect de la vie et lœuvre de Goethe avait été négligé. Mais depuis lors on peut parler dune véritable passion tant littéraire que théorique, en Allemagne du moins, pour lintérêt que Goethe portait à léconomie. Le dernier témoignage nous en est fourni par lexposition consacrée à Goethe et largent. Le poète et léconomie moderne qui sest tenue dans la Maison Goethe à Francfort du 14 septembre au 30 décembre 2012. Entre ces deux dates les interprétations de la représentation que Goethe se faisait de léconomie et de son ministère de léconomie et des finances sont 132allées bon train, avec de nombreux retournements, certains trouvant dans les écrits de Goethe une appréciation positive voire une anticipation de lévolution vers le capitalisme moderne, dautres au contraire y décelant une critique sévère des transformations de léconomie dont il a été témoin1. La dernière crise monétaire et financière dans laquelle se trouve plongée lEurope a relancé lintérêt pour les vues de Goethe sur léconomie, en particulier pour la fameuse scène de la création du papier-monnaie au début du premier acte du second Faust, que certains nont pas manqué dinterpréter comme une critique de la monnaie de crédit et de léconomie dendettement. À cet égard on ne peut pas manquer de mentionner louvrage que Hans Christoph Binswanger a consacré à ce sujet (1985), en raison non seulement des vues pénétrantes quil défend mais aussi de limmense succès quil a rencontré auprès du public en Allemagne.

La remarque de Roscher indique clairement que Goethe na pas fait œuvre de théoricien de léconomie, mais que son intérêt pour les questions économiques et les doctrines économiques se retrouve en divers endroits de son œuvre littéraire, dans certains romans, le Wilhelm Meister, dans certains poèmes, et surtout dans son théâtre avec le Faust. Goethe navait pas seulement un savoir pratique de léconomie en tant que ministre et conseiller du duc Carl-August, il avait aussi des connaissances théoriques. Son intérêt pour la lecture douvrages déconomie est attesté par sa correspondance, ses conversations (celles recueillies par Eckermann tout particulièrement), sa bibliothèque (Bernd Mahl parle dune « science à la mode » dans la bibliothèque de Goethe [1982]), ses recensions, son travail déditeur. Louvrage cité de Mahl constitue la référence incontournable pour appréhender « le savoir économique de Goethe » (cest le titre de létude de 650 pages quil a consacrée à ce thème et qui peut nous autoriser à parler déléments dune pensée économique chez Goethe). Comme le remarque Bertram Schefold dans sa contribution au catalogue de lexposition susmentionnée, de son vivant Goethe a connu cinq écoles de pensée économique qui sont venues bouleverser le savoir économique encore largement dominé par la pensée antique-médiévale 133en début de période [(2012), p. 87-91] : le caméralisme/mercantilisme, la physiocratie, le libéralisme de Smith, les prémisses de lhistorisme ainsi que du socialisme, notamment en la figure de Saint-Simon. Goethe est le témoin du tournant théorique et systématique qui caractérisera lévolution moderne des doctrines économiques, tournant quil jugera avec une certaine défiance et un certain scepticisme.

La forme du savoir économique de Goethe déposé dans ses écrits littéraires doit être interrogée. Alors quil a fait œuvre de savant dans dautres domaines, dont la théorie des couleurs, la géologie ou la botanique, ce nest pas le cas pour léconomie. Son intérêt pour léconomie est avéré et constant tout au long de sa longue vie. Il avait les moyens intellectuels et il comptait parmi ses amis dauthentiques économistes (en particulier Georg Sartorius, traducteur et introducteur de la pensée de Smith dans les pays de langue allemande, mais aussi Justus Möser, Johan Georg Büsch, etc.) pour développer une réflexion théorique sur léconomie. Pourquoi ne la-t-il fait ? On ne peut bien entendu quavancer des conjectures pour répondre. On peut notamment suggérer quen dramaturge et poète, fin connaisseur de la nature humaine et de son histoire, Goethe se méfiait des exposés théoriques et systématiques sur le sujet des affaires humaines2. Le roman, le théâtre, la poésie, le récit de voyage3, les entretiens, la correspondance siéraient mieux au sujet. La fiction, le mythe et le récit, voilà les formes dexpression que privilégie Goethe pour parler aux hommes de ce qui les concerne au premier chef, les mœurs, la moralité et la sociabilité. Sur ces questions, la neutralité axiologique ou labstraction ne sied pas selon Goethe.

Dans la tragédie de Faust, bien que le thème de léconomie ne soit pas central à côté de celui de lamour, de léternel féminin, de la Nature et des arts, le poète a donné une expression dramatique à son malaise devant la modernité naissante : lécriture de cette tragédie laura occupé de 1770 jusquà sa mort en 1831, longue période historique qui constitue larrière plan de son écriture, marquée par les grands bouleversements 134de lentrée dans la modernité que lon peut désigner comme le temps des révolutions : les révolutions politiques aux États-Unis et en France, la révolution économique en Grande Bretagne. Sur le plan des idées la physiocratie et la pensée de Smith en économie, le système critique de Kant et lidéalisme allemand constituent dauthentiques révolutions dans la manière dappréhender notre relation au monde et au présent. Pour appréhender la naissance de ces temps nouveaux, Goethe, grand connaisseur dHomère, ne voit que le mythe pour pouvoir parler aux hommes de ce qui les attend. Léconomie nouvelle, qui prospère sur la mise en circulation de largent et qui ne sappelle pas encore le capitalisme, a une origine mythologique, elle est née dun pacte avec le diable, ce quaucun économiste faisant théorie noserait dire, mis à part peut-être Marx qui vouait au Faust une admiration indéfectible4. Le capitalisme est tout droit sorti du pacte faustien. Cest une interprétation de ce pacte que je me propose ici de conduire.

I. La nouvelle économie,
fruit de lalliance entre Faust et le diable

Lidée générale peut être présentée comme suit. Il y a deux pactes qui sont signés dans la tragédie : la première signature intervient dans la première partie entre Faust, un vieux savant à qui la science na apporté ni les réponses à ses questions ni la quiétude de lâme, au point quil en « désire la mort » [Faust I, p. 1163 / vers 1571]5, et Méphistophélès, le 135diable qui lui propose une nouvelle vie faite de « plaisir et dactivité » [p. 1164 / vers 1629-1630] dans laquelle il sera son compagnon, son serviteur et son esclave [ibid. / vers 1646-1648]. Le pari entre les deux porte sur la satisfaction et la jouissance du présent, cest-à-dire sur ce qui pour Goethe constituait précisément lart de vivre (voir le beau livre que P. Hadot a consacré à lart de vivre selon Goethe, 2008). Cest Faust qui met Méphisto au défi de lui faire apprécier linstant présent de la vie :

faust

Si jamais, calmé, je puis métendre sur un lit de repos, que cen soit fait de moi à linstant ! Si tu peux me flatter au point que je me plaise à moi-même, si tu peux mabuser par des jouissances, que ce soit pour moi le dernier jour ! Je toffre ce pari ! 

méphistophélès

Tope !

faust

Et tope ! Si je dis à linstant : « Reste donc ! Tu me plais tant ! » alors tu peux mentourer de tes liens ! [p. 1165-1166 / vers 1692-1701].

Dans la dernière réplique, la traduction ne rend pas assez que Faust sadresse à linstant présent : « Werd ich zum Augenblicke sagen: Verweile doch! du bist so schön! », autrement dit, si Faust en arrive à vouloir retenir le temps du fait du sentiment de plénitude vécu dans linstant présent (tu es si beau ou si bon), alors Méphistophélès aura remporté le pari et pourra prendre son âme à Faust. Le contenu du premier pacte est donc un pari sur la sagesse antique de savoir vivre pleinement le temps présent. Ce que Méphistophélès propose à Faust cest la nouvelle manière de vivre, celle des modernes, une vie utilitariste faite dactivité et de plaisir, une vie qui est une fuite en avant, une fuite hors du présent, tendue quelle est en avant vers les promesses dun avenir meilleur. Faust met donc Méphistophélès au défi de lui faire ressentir le sentiment de plénitude de la vie dans le présent avec les promesses de plaisirs nouveaux et dune activité sans repos, qui sont constitutives du monde qui est en train démerger sous les yeux de Goethe. Dans le pari de Faust, le contentement adossé au présent devient un signal de mort pour lui, cest donc à une activité incessante quil aspire ici, une aventure sans retour (à la différence dUlysse), une frénésie de plaisir, dactivité et de mouvement. Le contentement qui fait que lon peut vouloir que le temps suspende 136son vol est associé au jugement « du bist so schön ! », cest si beau, ou bien encore cest bon, qui rappelle la scansion des jours de la Création dans le Genèse où il est dit que « Dieu vit que cela était bon6. » Apprécier le temps présent au point de vouloir y rester dans la durée suppose un jugement, fruit dune contemplation : le pari de Faust oppose lactivité sans fin, incessante, cette fuite en avant qui caractérisera les temps modernes, les temps industriels et même les temps économiques qui nous tiennent dans les fers dune « carapace dure comme lacier » que Weber décrit à la fin de LÉthique protestante (p. 251), à la contemplation et la plénitude dans la quiétude de ce que le monde nous offre pour la jouissance de nos vies. Avec la nouvelle économie qui pointe au temps de Goethe, jamais plus laction qui est au commencement de toute chose selon la nouvelle traduction que Faust propose du commencement de lÉvangile de Jean, ne sera couronnée par le jugement réfléchissant qui acquiesce à ce qui a été accompli ; mais au contraire chaque activité projettera lagent dans une activité nouvelle, perdant ainsi le sens même de saffairer dans le monde. Faust remplace la phrase « au commencement était le verbe ! » par la formule du nouveau monde, la formule de la re-création du monde à laquelle son aventure va sessayer dans le Second Faust, qui résonne dans les termes suivants : « Au commencement était laction ! » [p. 1156 / vers 1237]. La tragédie de Faust est celle de lutopie économique des temps modernes dune nouvelle Création qui viendrait remplacer celle qui a été confiée aux hommes. Cest ici que le pacte avec le diable prend toute son ampleur de défi vis-à-vis de Dieu : cest la tentation ultime que le diable propose aux hommes à travers la figure de Faust, et cest à léconomie et à la création de la monnaie-papier, monnaie qui ne se réfère finalement quà elle-même, monnaie autoréférentielle à la seule confiance que les hommes portent à leurs désirs et imagination dont le revers est la défiance envers Dieu, que Goethe confie la mission daccomplir cette prouesse technique.

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II. La création du papier-monnaie :
ruse du diable

La deuxième signature intervient tout au début du premier acte du Second Faust. Elle est dune toute autre nature, mais on peut dire quelle constitue une nouvelle ruse de Méphistophélès pour relancer le premier pacte, puisquil a échoué dans le Premier Faust. Cest au cours de la fameuse scène de la création de la monnaie de papier, création ex nihilo dune monnaie destinée à résoudre les problèmes de trésorerie de lEmpereur (il sagit de lEmpereur du Saint-Empire Romain-Germanique). En effet, le Second Faust, après un bref prélude dans un riant paysage, nous situe dans le Palais impérial où lEmpereur pressé de faire la fête doit rabattre sa joie devant le tableau économique de lEmpire que lui dressent ses conseillers (le chancelier, le commandant des armées, le trésorier, le maréchal) : les mœurs dissolues règnent partout, les soldats qui ne sont plus payés désertent et se livrent au pillage, les coffres sont vides et le Trésor ne peut plus honorer ses dettes. Limpéritie de la gestion de lEmpereur a précipité son peuple dans le chaos, la ruche humaine périclite. LEmpereur sadresse alors à Méphistophélès qui apparaît sous les traits du fou du roi, pour lui demander si lui non plus « ne connait pas aussi quelque misère ? » [p. 1255 / vers 4876], à quoi il lui répond que partout il ne voit que splendeur et richesse, et mieux que ça, fait miroiter à la cour toutes les richesses et les trésors cachés dans le sous-sol de lEmpire, quil suffira aux forces de lesprit et de la nature des hommes les plus doués de faire remonter au jour [p. 1256 / vers 4896]. La ruse de Méphistophélès est démettre du papier monnaie avec pour contrepartie ces richesses et trésors hypothétiques cachés dans le sous-sol7 et qui constituent selon le droit romain la propriété de lEmpereur :

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méphistophélès

Le tout est tranquillement enfoui dans le sol ;

Le sol est à lEmpereur ; à lui donc les trésors ! (p. 1257 / vers 4937-4938)

Au cours de la scène de Carnaval qui suit, il est procédé à la création de la monnaie-papier, comme on lapprend de la bouche du Trésorier dans la scène du Jardin de plaisance en réponse à létonnement de lEmpereur qui a oublié :

lempereur

Je soupçonne quelque délit, quelque monstrueuse duperie ;

Qui a contrefait ici le chiffre de lEmpereur ?

Un tel crime est-il demeuré impuni ?

le trésorier

Souviens-toi ; tu las signé toi-même

Cette nuit. Tu représentais le grand Pan ;

Le Chancelier, sapprochant de toi avec nous, te dit :

« Donne-toi à toi-même la fête de cette grande joie ;

Rendre le peuple heureux par quelques traits de plume.”

Tu les traças nettement et, cette nuit même,

Des magiciens les ont reproduits par milliers (…) » [p. 1293 / vers 6063-6072].

Pour cette seconde scène de signature, cest Méphisto qui a fait à lEmpereur la promesse de relancer les activités de lEmpire et de la prospérité pour son peuple, et cest lEmpereur qui signe le pacte dont lacte est cette « feuille grosse davenir / Qui a converti tout le mal en bien. » [p. 1293 / vers 6055-6056] En fait davenir, cest de destin quil sagit (Schicksal) : le pacte que signe lEmpereur scelle le destin de son Empire et de son peuple en le faisant passer dans lâge économique du capitalisme, cest-à-dire du « commerce des promesses » selon lheureuse formule de Pierre-Noël Giraud (2001). Que la monnaie-papier ou de crédit soit dessence diabolique ne fait ici aucun doute, lorsque le chancelier dit quelle convertit tout le mal en bien, Goethe par un clin dœil nous rappelle comment Méphistophélès avait la première fois décliné son identité à Faust qui la lui demandait :

faust

(…) Eh bien ! Qui donc es-tu ?

139

méphistophélès

Une partie de cette force qui veut toujours le mal, et fait toujours le bien. [Première partie, p. 1158 / vers 1335-1336].

La monnaie-papier est-elle-même partie de cette force8, cest-à-dire de lesprit qui toujours nie : « Je suis lesprit qui toujours nie ; et cest avec justice : car tout ce qui existe est digne dêtre détruit, il serait donc mieux que rien ne vînt à exister. Ainsi, tout ce que vous nommez péché, destruction, bref, ce quon entend par mal, voilà mon élément. » [ibid. / vers 1338-1344]. La monnaie de crédit, disons la monnaie qui est spéculation sur lavenir et sur dhypothétiques promesses de trésors, que Méphisto situe dans les profondeurs de la Terre « jusque dans le voisinage des Enfers ! » [p. 1260 / vers 5017] est le moyen que Méphisto a inventé pour détruire le monde présent, le réduire en ruine, mais pour sur ses cendres en rebâtir un nouveau. Dans la complexe scène mythologique du carnaval au cours de laquelle est créée la monnaie-papier, cest sous les traits de Plutus que Faust apporte sur son char le métal en ébullition devant constituer le gage de cette monnaie. Plutus, forme latinisée de Ploutos, dieu de la richesse est apparenté avec Pluton dieu des Enfers. Dailleurs, il est le gardien du quatrième cercle des Enfers dans le Chant septième de Dante, gardien des avares et des prodigues [(1304-1321), p. 40-43]. Cette monnaie diabolique – ou peut-être vaudrait-il mieux la qualifier de démonique selon le terme quaffectionnait tant Goethe pour désigner ces êtres de nature double ou aux effets doubles – détruit et produit à la fois, elle est proprement une force de « destruction créatrice » (plus que de création destructrice) : elle détruit lancien monde, celui dans lequel la jouissance de la plénitude de la vie dans le présent constituait lart de vivre, et lui substitue le nouveau monde, dans lequel les hommes sagitent toujours en avant deux-mêmes et fuient leur présent pour une promesse davenir meilleur, oubliant ainsi de vivre. Et cest largent, sous sa forme papier de monnaie de crédit, comme les économistes le savent bien et comme Goethe le savait aussi à sa manière, qui conduit les hommes depuis leur présent sur la voie des promesses dun avenir quils ne connaissent pas, mais Goethe sait aussi et en plus que 140les hommes aiment ainsi se donner lillusion quils peuvent engendrer à dessein un avenir par leur propre activité économique, perdant par là même toute possibilité de jouir de linstant présent.

Cette monnaie et léconomie quelle met en branle nest pas celle de la raison ou de lentendement, elle est lœuvre dune magie, dun processus alchimique [Binswanger (2009), p. 11], dont les pouvoirs dépassent les pouvoirs de la pensée et de limagination :

faust

Les innombrables trésors qui, endormis,

Attendent dans la profondeur du sol de tes États,

Gisent inutilisés. La plus vaste pensée

Ne saurait concevoir une pareille richesse ;

Limagination en son plus sublime essor,

Sefforce en vain dy parvenir, (…) [p. 1295 / vers 6111-6116]

La monnaie de crédit ouvre des perspectives infinies de rendre utile ce qui gît inutilisé en sappuyant sur une confiance infinie :

(…) Cependant, les esprits dignes de pénétrer les profondeurs éprouvent

En lInfini une confiance infinie. [ibid. / vers 1617-1618].

LInfini (das Grenzenlos) est insaisissable, il ne peut être possédé, il ne peut à jamais constituer la base dune richesse dans le présent pour en jouir et dire simplement : que cest bon ! Que ce moment dure éternellement ! Une confiance infinie est une confiance aveugle. Cette économie nouvelle qui se met en place sous les yeux de Goethe repose sur un aveuglement. Le poète seul est capable den dire le tragique qui le saisit, alors que léconomiste, Smith, sémerveille de tant de prouesses et de promesses. Ce que Goethe comprend très bien, cest que le nouveau système napporte pas la richesse dont on peut jouir au présent, constituant la base dun contentement, mais nest quune promesse denrichissement, daccumulation, ce que signale labsence de limite de linfini. Non plus vivre de la richesse au présent, mais sactiver pour une promesse denrichissement, insaisissable puisque projetée en direction de linfini.

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III. La négativité à lœuvre

L« esprit du capitalisme » et la destruction de la Création

La monnaie de papier met en branle un monde et une forme dactivité humaine qui retire au présent toute valeur. Faust est une métaphorisation de lesprit spéculatif, de lentrepreneur capitaliste, qui toujours veut plus. Avec la monnaie de papier et laccélération (die Beschleunigung) Méphistophélès nous introduit au monde de lin-tranquillité. Le monde de la Création ne suffit plus à lhomme moderne, lhomme économique, celui qui nentreprend que pour laccumulation spéculative dont la contrepartie nest pourtant quune promesse abstraite et vide, sans référent matériel défini dans le monde, sinon une promesse dinfini. Il est « lesprit qui toujours nie » la réalité et la plénitude du présent, le contentement que procure lici de ce monde. Cet esprit qui toujours nie, quil faut bien appeler lesprit du capitalisme, cherche à séchapper de lici et maintenant, et quoi de mieux pour cela que de le détruire. Cest au livre V du Second Faust que cet esprit négateur et destructeur se révèle avec toute sa rage, lorsquarrivant au pays de Baucis et Philémon, les représentants bienveillants de lancien monde et de lancienne économie, Faust avec lappui de Méphistophélès va réduire en cendres cette « image du Paradis » sur Terre [p. 1484 / vers 11086]. Baucis et Philémon, vieux couple hospitalier, personnifient les anciennes vertus : la bienveillance, la modestie, la piété, etc. Ils habitent un lieu du monde quils présentent au voyageur, une image du Paradis fait de prairie, pâturage, jardin, village et forêt en bord de mer et ils enjoignent au voyageur : « Viens donc à présent et jouis de ce spectacle » [p. 1485 / vers 11097]. Autrement dit, ils lui proposent précisément de sarrêter, de contempler et de vivre linstant présent pour convenir dans un jugement que cest beau ! Soit, ce qui constitue le terme du pari de Faust pour quoi sa vie est engagée. Or, Faust veut conquérir le monde par sa colonisation pour le détruire et lui substituer un monde artificiel quil aura créé et pourra reconnaître comme son œuvre. La satisfaction de Faust est gâchée par ce vieux couple et son monde qui représentent la contre-utopie à son projet :

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faust

Devant les yeux, mon royaume sétend infini ;

Derrière moi, le dépit me harcèle

En me rappelant, par des soins jaloux,

Que ma haute possession nest pas pure,

Que lemplacement des tilleuls, la maisonnette brune,

La petite église en ruine ne sont pas à moi.

Et, voudrais-je me reposer là,

Je frémis devant cette ombre étrangère,

Epine pour les yeux, épine pour les pieds.

Oh ! fussé-je loin dici ! [p. 1487 / vers 11153-11162].

Ce que Faust ne possède pas encore, cest précisément le monde de Baucis et Philémon, alors que son propre royaume sétend à linfini. Cela gâche sa jouissance, lui gâte sa possession du monde [p. 1489 / vers 11242] au point quil souhaite senfuir de cet ici et maintenant, ce « maudit ici ! », Das verfluchte hier ! [ibid. / vers 11233]. Les consolations de Méphistophélès ny font rien : « Avoue-le donc, dici, de ce palais, / Ton bras étreint le monde tout entier. » [ibid. / vers 11225-11226]. À cela Faust répond :

Sentir ainsi au sein de la richesse, ce qui nous manque,

Cest subir la plus cruelle des tortures. [id. / vers 11251-11252]

Méphistophélès lui rappelle alors ce pourquoi il a entrepris cette aventure :

Pourquoi te gênerais-tu donc ici ?

Ne dois-tu pas depuis longtemps coloniser ? [p. 1490 / vers 11273-11274].

Les deux compères décident donc la destruction par les flammes de ce havre de lancien monde que lentreprise de Faust a déjà passablement transformé par les travaux de construction dun canal, de quais, etc., et que depuis leur arrivée, Baucis et Philémon savaient en sursis, puisque au voyageur à qui ils proposaient de jouir du spectacle ils demandaient pour cela de se hâter « Car le soleil nous quittera bientôt… », mise en garde quil faut entendre de manière métaphorique, comme la crainte de sa disparition [p. 1485 / vers 11098]. La destruction se fait sous le regard et le chant de Lyncée, gardien de la tour : voir, regarder est sa fonction, voir le monde, le contempler, cest vivre dans la plénitude du présent, mais ce quà ce moment il voit, cest la destruction de ce qui a jusqualors toujours enchanté sa vue :

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Ce qui autrefois étonnait les regards,

Lœuvre des siècles, a disparu. [p. 1492 / vers 11336-11337].

Dans la destruction, le vieux couple et le voyageur sont morts. Sur les terres carbonisées, Faust envisage la construction dun belvédère « Pour regarder dans linfini. » [p. 1492 / vers 11345].

IV. Signification économique du Second Faust

Pas plus après le pacte avec Méphistophélès, quavant, Faust nest en mesure de se satisfaire du présent et de lici ; comme vieux savant il ne parvenait pas à la totalisation du savoir, comme entrepreneur-bâtisseur il ne parvient pas à la totalisation de la possession. Il y a toujours quelque chose qui lui échappe, pour quoi il ressent un malheur, un désir de mourir comme nous lavons vu, au point quil a lui-même choisi la mort comme issue de son pari. Ce que Goethe manifeste à travers la personnalité de son Faust, cest la défiance envers Dieu, quil remplace par le faux dieu de largent, qui sous forme de papier apparaît plus faux encore. La création dargent ex nihilo sous forme dune dette qui est une promesse qui pourra être comblée par lentreprise de « destruction créatrice9 », est une tentative de faire de largent à partir de largent, de multiplier largent sur une base purement fictive. Lacte de création de largent est fondateur, il renouvelle lalliance entre Faust 144et Méphistophélès dune certaine façon, relançant la tragédie dans sa seconde partie : la première alliance est refondée par la création de monnaie-papier, subterfuge dont lEmpereur se rend complice sous les traits de Pan – nom dont la signification est Tout – et qui selon la mythologie grecque faisait perdre la raison à lindividu par la peur quil inspirait, peur « panique ». Léconomie moderne se trouve donc aussi placée sous le signe de la peur10. Elle est génératrice de peur, la peur de manquer, la peur de ne pas posséder la totalité, la peur que même au sein de la richesse quelque chose nous manque. Cette peur est le refus daccorder sa confiance à la Création, peur que cette Création, ce monde, lici et le maintenant ne puissent nous suffire.

En recourant au mythe, Goethe parvient au sujet de léconomie chrématistique à dévoiler ce que les économistes se sont interdits de dire en empruntant les voies de labstraction théorique, à savoir que lorigine du désir daccumulation dargent, et du système économique qui repose tout entier sur ce désir, est à rechercher dans un sentiment religieux : la méfiance envers Dieu, le Créateur, et le refus de sa Création. Cest une part de lesprit qui toujours nie qui préside aux destinées de léconomie moderne, cest un esprit négatif et négateur, destructeur et constructiviste. Cela se manifeste sous diverses formes, comme le refus de se contenter du présent et de lici, lincapacité à vivre le présent et à accueillir ce que ce monde offre sans nécessairement demander de retour. Cela se manifeste aussi par une fuite perpétuelle, fuite hors de lici et maintenant, fuite en avant dans laccumulation et la spéculation, le crédit et la dette. Cela se manifeste par la destruction du monde et lintention de lui en substituer un nouveau dont lhomme saura quil ne le doit à aucun autre que lui-même, sa rationalité et sa technique, et surtout pas à Dieu. Goethe ne fait pas débuter sa tragédie dans une manufacture, ce nest pas la division du travail quil place à lamorce du nouveau monde, mais avec le premier Faust cest un pari qui déclenche le récit11, un pari sur des profits à venir pour Faust comme pour le diable. Au début du second Faust cest une scène de création de la monnaie propre au projet 145de la modernité, la monnaie-papier, qui relance la tragédie : le « carnaval sauvage » [PM / vers 5060] est la fête du renversement de lordre établi, mais le véritable renversement de lordre établi, le renversement concret du monde, se fera à la suite de la scène du carnaval. Le désir daccumulation de la monnaie-papier par le crédit constitue le carnaval permanent dans lequel les hommes sagitent sans fin. Goethe à peut-être mieux compris que Smith où se situait le sanctuaire du capitalisme : non pas dans une manufacture dépingles, mais dans une banque de crédit. La création ex nihilo de cette monnaie, soit sans référent concret autre que des promesses faites par celui dont lélément est « tout ce que vous nommez péché, destruction, bref ce quon entend par mal » [p. 1158 / vers 1343-1345], précède et permet la destruction et la production. En forçant un peu, on pourrait dire que Goethe nous met ici en garde contre le délire et les rouages de léconomie monétaire de production.

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Références bibliographiques

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Jaeger, M. [2012], « Fausts Ökonomie – oder : Produktion der Angst », in V. Hierholzer & S. Richter (éd.) Goethe und das Geld. Der Dichter und die moderne Wirtschaft, p. 52-55.

Mahl, B. [1982], Goethes ökonomisches Wissen, Verlag Peter Lang, Frankfurt-Am-Main, Berne.

Marx, K. [1844], Économie et Philosophie (Manuscrits parisiens), trad. fr. J. Malaquais et C. Orsoni, in Œuvres Économie II, p. 1-141, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1968.

Roscher, W. [1874], Geschichte der National-Ökonomik in Deutschland, R. Oldenburg, Munich.

Rosseaux, U. [2012], « “Höchst verwickelt”. Geld zur Zeit », in V. Hierholzer & S. Richter (éd.) Goethe und das Geld. Der Dichter und die moderne Wirtschaft, p. 66-72.

Schefold, B. [2012], « Goethe und die Anschauliche Theorie », in V. Hierholzer & S. Richter (éd.) Goethe und das Geld. Der Dichter und die moderne Wirtschaft, p. 84-100.

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Weber, M. [1904-1905], Léthique protestante et lesprit du capitalisme, trad. fr. J.-P. Grossein, Gallimard, Paris, 2003.

1 Il faut voir dans ces retournements de linterprétation des « idées économiques » de Goethe davantage leffet des changements dans les préoccupations du temps des interprètes, quun approfondissement de la connaissance de lœuvre de Goethe ; les formes dexpression littéraire laissent aussi davantage de latitudes pour des interprétations contradictoires.

2 Sa relation à la philosophie est plus nuancée, et sil ne goûte pas tant les abstractions en philosophie, son appréciation des Critiques de Kant laisse voir un accord de fond sur certaines grandes questions telles que la connaissance de la nature et le jugement esthétique, malgré une distance sur le style et la forme de lexposé [Goethe (1820)].

3 Cf. La passionnante lecture que Bertram Schefold propose de quelques passages où il est question déconomie dans Le Voyage en Italie, dans larticle déjà cité, quil interprète à la lumière du caméralisme et de lhistorisme en gestation à lépoque.

4 Lorsque Marx cherche à saisir la nature de largent dans la section des Manuscrits de 1844 (p. 114-118) qui lui est consacré, cest à Goethe et Shakespeare exclusivement quil se réfère, et non à la théorie économique de son temps. Ceci constitue en soi une indication de la puissance évocatrice de la fiction littéraire pour aborder à la fois lorigine de cet ordre nouveau fondé sur le développement de léconomie, et la puissance fétiche que les hommes attribuent à la monnaie.

5 Jutilise la traduction parue en Pléiade : la première partie de la tragédie dans la traduction de Gérard de Nerval, la seconde partie dans la traduction de Suzanne Paquelin. Je fais suivre les citations en français du vers dans la numérotation qui accompagne les éditions allemandes : je me réfère ici à lédition des œuvres choisies dAlbrecht Schöne et Waltraud Wiethölter chez Insel (1808-1832). Lorsque la traduction française ne me paraît pas satisfaisante je propose ma propre traduction suivie de la mention [PM].

6 Luther traduit « und Gott sah, dass es gut war. »

7 De nombreuses interprétations sont proposées pour savoir quelle fût lexpérience historique qui inspira Goethe pour cette scène, entre les assignats de la Révolution française, le système de Law ou encore dautres expériences dintroduction du papier monnaie en Suède, Autriche ou États allemands. Sur cette question voir Ulrich Rosseaux (2012) ; sur les formes de la monnaie dans les écrits de Goethe, Eric Achermann (2012).

8 On se souvient ici que Weber inversera la formule pour caractériser laction de lascèse quil place à lorigine de lesprit du capitalisme : « Mais, ici, lascèse a été la force “qui toujours veut le bien et toujours crée le mal” – le mal au sens où elle lentendait, cest-à-dire la possession et ses tentations. » [(1904-1905), p. 235].

9 Lexpression ne convient ici que tangentiellement, car il ny a pas à proprement parler de destruction qui crée, mais il y a une destruction de la Création, cest-à-dire de ce qui est donné et qui nous est légué par les générations du passé, et ensuite la production dun nouveau monde qui tourne radicalement le dos à la Création. Lalliance entre Faust et le diable se présente comme lantonyme de lAlliance entre Dieu et les hommes. Lalliance avec le diable se fait au seul bénéfice de ce dernier et entraîne lhomme dans sa perte en en faisant un perpétuel débiteur, là où le Dieu de lÉvangile rachète une fois pour toute les péchés de lhomme, sans solde, au prix de la crucifixion du Christ, comme le dit le théologien Karl Barth [(1947), p. 140] : « Wir haben nichts mehr zu bezahlen. Wird sind gratis, sola gratia, durch Gottes eigenes Eintreten für uns, freigesprochen. » [Nous navons plus rien à payer. Nous sommes libérés gratuitement, sola gratia, par la propre venue de Dieu pour nous. (PM)]. On peut ajouter quà la Création véritable du Ciel et de la Terre par Dieu correspond la caricature de la création ex nihilo de la monnaie-papier par Méphisto, qui noffre rien de stable.

10 Michaël Jaeger consacre une courte étude à léconomie de la peur dans le Faust, dans le catalogue de lexposition déjà mentionné (p. 52-55), mais il ne fait pas le lien avec le masque du dieu Pan quarbore lEmpereur dans la scène du Carnaval où il appose sa signature sur le papier-monnaie.

11 Je ne mentionne pas ici le pari du prologue au ciel entre le Seigneur et Méphistophélès.