Luxe et consommation dans la physiocratie Quesnay, Mirabeau et Baudeau
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
2016 – 1, n° 1. varia - Auteur : Albertone (Manuela)
- Pages : 129 à 151
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
Luxe et consommation
dans la physiocratie
Quesnay, Mirabeau et Baudeau
Manuela Albertone
Università degli Studi di Torino
Dans le cadre des discussions sur le luxe au xviiie siècle, la physiocratie représente un tournant décisif en matière de théorie économique. L’attention à la dimension sociale, qui caractérise la réflexion économique française, marque le groupe de Quesnay. L’analyse physiocratique entraîne des critiques de la société traditionnelle des « ordres », dont les implications politiques vont même au-delà des intentions des auteurs qui les avancent.
Dans cette perspective notre analyse vise à mettre en évidence comment luxe et consommation représentent deux idées-clé pour saisir l’interaction entre théorie économique et projet politique et social, qui caractérise la physiocratie. Dans le cadre de la réflexion sur la notion de luxe au moment où augmentent les biens de consommation et où apparaissent de nouvelles élites dans l’Europe du dix-huitième siècle, la Physiocratie apporte une contribution essentielle à la théorie économique : elle précise le concept, distinguant luxe positif et luxe négatif, et faisant le lien entre luxe et consommation. Dans les limites de ces pages, notre analyse met en valeur trois auteurs représentatifs de la réflexion physiocratique et des spécificités qui marquèrent la physionomie d’un groupe qualifié trop souvent de secte par les contemporains : Quesnay, le chef et le théoricien du groupe, Mirabeau et Baudeau, deux auteurs qui abordèrent ces thèmes avant même leur adhésion à la physiocratie. Ces trois auteurs mettent en valeur que les concepts de luxe et consommation aident à saisir ce qu’est la physiocratie et l’originalité de ses théoriciens.
130I. Luxe et consommation dans la « nouvelle science
de l’économie politique »
Après la réévaluation du luxe opérée au cours de la première moitié du siècle, liée aux pratiques mercantilistes, et associée aux noms de Mandeville, de Melon, de Montesquieu, de Voltaire, de Hume, on assiste, à partir de 1750, à une progressive distinction entre luxe positif et luxe négatif. Différentes stratégies économiques et politiques se dégagent, passant d’une optique centrée sur la puissance de l’État au souci du bien-être de la nation et de ses membres. Il était question d’opposition entre la condamnation morale du luxe et son appréciation comme facteur de richesse, désormais on confronte le rôle du luxe, en rapport à la liberté économique, et les réformes inspirées par les Lumières. Des changements dans la vie matérielle sont évidents, le luxe désormais implique des projets économiques et suggère des stratégies politiques différentes.
Par rapport à la réflexion britannique, et écossaise en particulier, de Shaftesbury à Hutcheson et à Hume – des auteurs qui partagent une même approche, attentifs à la dimension sociale du luxe, en rapport à leur réflexion sur les passions, et conscients de la croissance d’une classe moyenne britannique – le débat en France s’articule différemment. L’opposition entre individualisme économique et société des « corps » occasionne de fortes résistances aux arguments favorables au commerce dans une nation où prime l’agriculture. L’opinion courante voit dans le luxe l’expression de l’assujettissement de l’intérêt public à l’intérêt particulier. Ceci amène les partisans du luxe, pour tenir tête aux critiques, à souligner la nette distinction entre les aspects positifs et les aspects négatifs du luxe. Issue de positions différentes mais exprimant un commun rejet de toute attitude moraliste, la science du commerce élaborée par le groupe de Vincent de Gournay et la physiocratie de François Quesnay, soulignent au cours des années 1750-1760 le lien économie-politique en faisant du luxe un enjeu de la politique de réforme.
Dans le cadre de l’opposition au groupe de financiers réunis autour de madame de Pompadour, la campagne de traduction des économistes étrangers orchestrée par le cercle de Gournay, fait de la distinction entre les effets positifs et négatifs du luxe un enjeu au cœur d’une stratégie 131politique précise visant à attaquer les richesses des financiers. La notion de consommation productive entre dans la réflexion sur le luxe. Tout en gardant Mandeville, Melon, Hume et Montesquieu comme points de référence, les collaborateurs du groupe de Gournay, de Forbonnais à Plumard de Dangeul, développent, tout en gardant les traits spécifiques de leurs approches, des positions qui révèlent leur engagement politique. Il importe de tenir un rôle dans la dynamique du pouvoir, par une action qui vise à maintenir la hiérarchie traditionnelle menacée par les nouvelles richesses mais qui, en fait, mine des éléments fondateurs de l’Ancien Régime.
Au dehors de ces cercles, ces argumentations sont véhiculées dans l’opinion publique française par l’Encyclopédie. Saint Lambert dans l’article « Luxe » emprunte ses thèses à Forbonnais, qui impute aux défauts de la politique les implications négatives du luxe, tout en le considérant comme l’une des activités qui alimentent la prospérité [Encyclopédie (1765), T. IX, p. 764-771]. Les nombreuses allusions à l’« esprit de communauté » et à l’« esprit patriotique », qui font du luxe un élément de cohésion nationale, visent à dénoncer les monopoles commerciaux, les richesses bâties à travers les rentes de la dette publique et le désordre social : « Quand les richesses sont acquises sans travail ou par des abus, les nouveaux riches se donnent promptement la jouissance d’une fortune rapide » [Encyclopédie (1765), T. IX, p. 767]. Saint Lambert partage aussi les critiques contre la concentration des richesses dans la capitale, en leur opposant l’idée d’un luxe générateur d’« aisance » qui jaillit d’une économie florissante, un « luxe de bienséance » et « de commodité », source de la croissance de la population. Il défend Colbert, « qu’on a trop accusé d’avoir voulu faire des François une nation seulement commerçante » [Encyclopédie (1765), T. IX, p. 769]. Cette évaluation positive du luxe, qui sous-entend la restauration de l’ordre et de l’équilibre social, exprime une volonté de changement :
qu’il n’y ait plus de privilèges exclusifs pour certaines manufactures et certains genres de commerce ; que la finance soit moins lucrative ; que les charges soient moins entassées sur les mêmes têtes (…) et sans attaquer le luxe en lui-même, sans même trop gêner les riches, vous verrez insensiblement les richesses se diviser et augmenter. [Encyclopédie (1765), T. IX, p. 771]
Dès 1756-1757 l’Encyclopédie offrait à ses lecteurs une approche différente du luxe avec les articles « Grains » et « Fermiers » de Quesnay, 132qui présentaient les premières énonciations de la nouvelle science de l’économie. La différenciation entre luxe et commerce est soulignée dans l’article « Fermiers » : les dépenses en biens de luxe provoquent uniquement un mouvement en argent, sans croissance de la richesse et la concentration de riches dans Paris entraîne une mauvaise répartition d’hommes et de richesses [Quesnay, F. (2005), T. I, p. 156]. Quesnay estimait que les manufactures textiles de luxe, dans un pays qui n’a « ni la soie ni les laines convenables pour fabriquer les belles étoffes et les draps fins » gênaient soit l’économie nationale soit le commerce international et occasionnaient des politiques protectionnistes, qui poussaient à la contrebande, au détriment de l’agriculture, l’activité essentielle de l’économie française. Les manufactures ont engendré un « luxe désordonné » au détriment de la consommation intérieure et d’une aisance accrue :
La consommation qui se fait par les sujets est la source des revenus du souverain : et la vente du superflu à l’étranger augmente les richesses des sujets. La prospérité de l’État dépend du concours de ces deux avantages : mais la consommation entretenue par le luxe est trop bornée ; elle ne peut se soutenir que par l’opulence. [Quesnay, F. (2005), T. I, p. 161-162]1
Dans la première énonciation des Maximes du gouvernement économique, qui figurent en annexe de l’article, Quesnay affirme : « Dans le commerce réciproque, les nations qui vendent les marchandises les plus nécessaires ou les plus utiles, ont l’avantage sur celles qui vendent les marchandises de luxe » [Quesnay, F. (2005), T. I, p. 203].
Dès la théorisation du processus économique contenue dans le Tableau économique (1758), l’analyse de la notion du luxe élaborée par les auteurs 133physiocratiques représente un tournant décisif aux fortes implications politiques. Le groupe réuni autour de Quesnay parvient à redéfinir les fondements de la société et à miner l’ordre traditionnel, même quand les arguments socio-économiques sont exposés dans le cadre d’une société d’« ordres ». Conformément aux catégories physiocratiques de dépense et d’épargne, le luxe est envisagé pour permettre des investissements productifs et le rôle improductif, bien que nécessaire, des classes stériles est souligné. Ainsi conçu, le luxe reçoit une définition uniquement économique. À l’intérieur d’un modèle de croissance économique équilibrée, le luxe est considéré comme une catégorie économique qui évoque la conduite rationnelle des acteurs économiques. C’est une pure dépense à l’intérieur d’un système de formation, de circulation et de distribution de la richesse. Cette approche implique l’affaiblissement des hiérarchies traditionnelles et de celle des privilégiés, elle met en évidence les effets positifs d’une diffusion des capacités d’achat et le rôle central joué par l’impôt. Le thème du luxe est relié à la consommation, une catégorie économique non marginale dans la théorie physiocratique.
Ce lien luxe-consommation dans la physiocratie permet de reconsidérer l’interaction du propriétaire foncier avec les autres groupes de la classe agricole, composée de consommateurs responsables. Les auteurs physiocratiques opposent au populationnisme un plan de croissance de l’aisance populaire, qui noue consommation populaire et revenu foncier. En opposition aux positions mercantilistes, on mettait en cause le rôle du luxe comme moteur de la société. Par ces positions les physiocrates visent à attaquer à la fois les intérêts marchands et les politiques protectionnistes et à opposer le rôle central des campagnes à la prépondérance des villes.
Dans une optique constamment attentive au lien entre intérêt individuel et intérêt général, la physiocratie oppose au luxe, (symbole de l’appartenance à un corps privilégié), l’aspiration individuelle à un accroissement généralisé du niveau de vie. Les critiques physiocratiques du luxe, qui conjuguent morale, économie et politique, se révèlent ainsi complexes et à plusieurs facettes. Elles amènent aussi les auteurs les plus significatifs du groupe des économistes, en accord avec leurs différentes approches, à esquisser autour du sujet des projets articulés de changements économiques et sociaux. Les thèmes du luxe et de la consommation se placent donc au cœur des réformes réclamées par les physiocrates et 134qui impliquent une notion de consommation productive. La notion de consommation dite productive joue un rôle remarquable dans le procès de formation de la richesse ; elle sert d’antidote pour pallier un marché altéré axé sur les biens de luxe ; la consommation, l’expression d’une économie naturelle centrée sur l’agriculture est opposée au luxe, jugé comme le produit d’une économie artificielle. Dans cette perspective, l’importance économique et politique d’une consommation équilibrée est la réplique de la physiocratie à l’idéal républicain classique d’une frugalité à la spartiate et à la mise en action de lois somptuaires, et ceci au nom du principe de la liberté personnelle et économique.
Les auteurs physiocratiques donnent de multiples contributions à la définition des notions de luxe et de consommation en accord avec leurs élaborations personnelles de la nouvelle science économique, ce qui permet même de mieux suivre l’évolution de leurs pensées, surtout quand leurs positions sur le luxe et la consommation se précisent après leur adhésion à la physiocratie.
II. François Quesnay et l’élaboration théorique
des catégories économiques
de luxe et de consommation
D’après Quesnay la production de biens de luxe, pour une élite riche, gêne l’agriculture et la diffusion des biens nécessaires au peuple. La montée de la pauvreté et le gaspillage des ressources naturelles nuisent à l’économie ; la main-d’œuvre des campagnes et des villes est exploitée pour entretenir les classes privilégiées et improductives à travers une politique économique de bas salaires et de bas prix du grain visant à favoriser les exportations des produits manufacturés. Par contre, l’accomplissement de l’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques détermine l’accroissement du niveau de vie de toute la nation.
Par rapport au modèle britannique, Quesnay vise à déplacer le cœur de la consommation des villes vers les campagnes ; le bon prix des grains entraîne une hausse des salaires, donc une demande accrue de biens soit de la part des propriétaires soit de la part des fermiers et des paysans :
135Qu’on ne diminue pas l’aisance des dernières classes de citoyens ; car elles ne pourraient pas assez contribuer à la consommation des denrées qui ne peuvent être consommées que dans le pays, ce qui ferait diminuer la reproduction et le revenu de la nation. [Quesnay, F. (2005), T. I, p. 156]1
La critique du luxe n’implique donc pas une attaque contre la consommation, mais contre les dépenses des biens qui détournent des achats des produits dans les campagnes, où est l’âme de la production et de la richesse. En prolongeant la polémique menée sur les pages des Éphémérides du citoyen contre les Principes et observations œconomiques de Forbonnais, Quesnay publie en octobre 1767 la Lettre de M. Alpha sur le langage de la science économique, où il distingue entre le « commerce », qui englobe la production et la consommation, et la « profession du négociant, qui achète pour revendre » : « par commerce elle entend l’échange qui se fait entre le vendeur de première main et l’acheteur consommateur » [Quesnay, F. (2005), T. II, p. 1117]. Dans le même article il énonce l’idée du rapport entre la valeur de la marchandise et la quantité de subsistance consommée par les travailleurs [Quesnay, F. (2005), T. II, p. 1124].
Dans l’article Hommes écrit pour l’Encyclopédie – qui ne fut pas publié – la consommation, conçue comme catégorie économique abstraite et étroitement en rapport avec la production des biens agricoles, est jugée un élément essentiel du processus productif, source de la richesse. La réflexion sur la consommation est développée dans le cadre du rôle joué par la demande dans le processus productif :
Tout homme qui participe aux richesses d’un Roïaume, et qui n’[y] contribue en aucune manière, est inutile à l’État. Cependant, dira-t-on, tout homme est profitable à l’État par sa consommation. Oui, lorsqu’il restitue cette consommation par ses travaux, ou par son utilité, en contribuant directement ou indirectement à la production de ce qu’il consomme ou de ce qu’il s’approprie, car s’il ne rend pas à la masse des richesses la valeur de ce qu’il en retranche, il faut nécessairement qu’elle diminue ; mais s’il paie ce qu’il consomme, ne le restitue-t-il pas par sa dépense ? Non, s’il ne la gagne pas, car s’il ne paie qu’avec le bien qu’il en a en propriété, il rapporte tout au plus à la masse des richesses ce qui en est tombé à sa possession, mais il ne sert point par lui-même à la reproduction de ce qu’il consomme. [Quesnay, F. (2005), T. I, p. 307]2
136Le rejet de toute intervention de l’État implique aussi le refus des lois somptuaires, le luxe des riches étant une forme de dépense soit directe soit indirecte, qui doit en toutes circonstances servir à soutenir l’agriculture1, comme en témoignent les propriétaires qui emploient les domestiques en les détournant du processus de production de la richesse, mais en en faisant des consommateurs. L’imposition fiscale donne lieu en tout cas à une redistribution, qui contient les excès du luxe et favorise l’équilibre social. C’est la réponse « aux abus et aux désordres qui élèvent les uns à des fortunes destructives, et qui jettent les autres dans la misère et dans l’impuissance » [Quesnay, F. (2005), T. I, p. 315]. D’après les physiocrates, qui précisent le lien entre population et consommation, le progrès de l’aisance du peuple est jugé un facteur économique plus décisif que l’accroissement de la population ; en conséquence la hausse des salaires n’est pas réputée l’effet mais plutôt la cause de l’augmentation de la richesse nationale, comme on le lit dans la XXVIe Maxime :
Qu’on soit moins attentif à l’augmentation de la population qu’à l’accroissement des revenus ; car plus d’aisance que procurent de grands revenus, est préférable à plus de besoins pressants de subsistance qu’exige une population qui excède les revenus ; et il y a plus de ressources pour les besoins de l’État quand le peuple est dans l’aisance, et aussi plus de moyens pour faire prospérer l’agriculture. [Quesnay, F. (2005), T. I, p. 571]
Par la distinction entre luxe de décoration et luxe de subsistance, contenue dans l’Extrait des œconomies royales de M. de Sully, Quesnay modifie radicalement les termes du débat sur le luxe : « Que l’on ne provoque point le luxe de décoration, parce qu’il ne se soutient qu’au préjudice du luxe de subsistance, qui entretient le débit et le bon prix des denrées du cru, et la reproduction des revenus de la nation » [Quesnay, F. (2005), T. I, p. 429]. Insérée dans la troisième rédaction du Tableau économique, cette même idée est reformulée dans la XXIIe Maxime, que Du Pont de Nemours inclut dans la Physiocratie [Quesnay, F. (2005), T. I, p. 571], en la plaçant ainsi au cœur de l’exposition de la théorie physiocratique2. À côté de leur valeur théorique, les critiques faites au luxe qui détourne les 137ressources dues à l’agriculture représentent aussi des attaques directes adressées aux intérêts marchands. En tant que tel, le thème du luxe est un instrument utilisé par les physiocrates pour influencer la politique économique de la monarchie française, comme en témoigne la controverse avec Forbonnais et Butel-Dumont [Veron Duverger de Forbonnais, F. (1767), T. I, p. 236-237]1.
III. Le marquis de Mirabeau
Luxe et consommation entre morale et économie
La distinction entre luxe de décoration et luxe de subsistance est développée aussi dans l’Explication du tableau économique, que le succès de L’Ami des hommes fit circuler avec les principes de la nouvelle école. Les explications d’un équilibre économique nécessaire esquissées dans le Tableau prouvent que les dépenses de la classe stérile ne doivent pas entraver les investissements dans l’agriculture. Seul le surplus peut être dépensé en biens superflus. Dans une perspective qui impose le réemploi du produit net en entier, ces mêmes biens ne sont pas à proprement parler une forme de luxe2 : « Une taxe sur les Domestiques et les chevaux qui consomment les grains, les fourrages et les autres denrées de la classe productive » est jugée nuisible et contraire aux principes de la liberté individuelle et de la non-ingérence de l’État dans la vie économique [Riquetti de Mirabeau, V. (1760-1762), T. VI, p. 88].
Avant sa rencontre avec Quesnay, dans les trois premières parties de L’Ami des hommes, qui crée sa réputation comme auteur, le marquis de Mirabeau a déjà abordé le sujet du luxe dans une perspective qui 138est encore foncièrement moraliste et qui exprime son appartenance à la société d’« ordres ». Dans ces réflexions le luxe ne doit pas bouleverser les équilibres traditionnels [Riquetti de Mirabeau, V. (1758-1760), T. II, p. 121-168], même si, en accord avec Cantillon1 – auquel il emprunte beaucoup – Mirabeau place les dépenses du propriétaire foncier, qui produit « en sa vie plus de bien à sa famille, à ses voisins, aux pauvres, à l’État, enfin dans sa patrie, que les plus beaux esprits n’en ont imaginé », au cœur de l’économie [Riquetti de Mirabeau, V. (1758-1760), T. I, p. 80]. Dans la deuxième partie, tout un chapitre, « Du Luxe » vise à réfuter les arguments favorables au luxe de Melon et de Hume [Riquetti de Mirabeau, V. (1760-1762), T. II, p. 241-244] ; il donne une définition analytique du luxe, considéré comme « le déplacement dans l’extérieur de la dépense » [Riquetti de Mirabeau, V. (1760-1762), T. II, p. 222] en fixant la distinction entre luxe et dépense, « le luxe n’est pas dans la chose, il est dans l’abus » [Riquetti de Mirabeau, V. (1760-1762), T. II, p. 200]. Mirabeau ne développe pas encore une réflexion économique élaborée, car son souci prioritaire demeure la conservation des distinctions sociales et des formes de subordination. Dans une société d’« ordres », où « tout est à sa place » [Riquetti de Mirabeau, V. (1760), T. II, p. 201], le luxe n’est pas néfaste quand il est l’expression de la « puissance » et non de la « richesse ».
Le but essentiel de Mirabeau, c’est la défense de la noblesse de province contre la noblesse de cour, en accord avec l’engagement patriotique du marquis et avec son souci de l’agriculture, qui le poussent à dénoncer la « dispersion des terres en parcs, jardins, etc. » [Riquetti de Mirabeau, V. (1758-1760), T. I, p. 74-75]2. Les critiques de la corruption de la haute noblesse, qui ne réclament pas de lois somptuaires, mais des consommations équilibrées et centrées sur les campagnes, représentent une des contributions majeures de Mirabeau à l’« économie morale de la prospérité », qui caractérise la physiocratie.
139Dès les débuts de sa collaboration avec Quesnay en 1757, les arguments théoriques des critiques de Mirabeau au luxe s’accentuent. La quatrième partie de L’Ami des hommes englobe les « Questions intéressantes sur la population, l’agriculture et le commerce » de Quesnay, où le luxe est désormais traité en termes économiques, étant mis en rapport avec les richesses de la nation, et le luxe de décoration jugé désordonné et destructif [Quesnay, F. (2005), T. I, p. 384-385].
Dans la Philosophie rurale, où il est parfois difficile d’apprécier les différences entre le marquis et le Docteur, leur collaboration aboutit à une formulation complète et articulée du rôle du luxe : « un superflu de dépense préjudiciable à la reproduction des richesses d’une Nation », nuisible quand il entraîne une réduction des investissements agricoles [Riquetti de Mirabeau, V. & Quesnay, F. (1763), T. I, p. 209]. Les positions des deux auteurs ne sont pas très différentes, c’est plutôt le choix des arguments qui distingue la réflexion de Mirabeau, qui garde tout au long sa de vie un point de vue moralisateur1. Dans une perspective qui rejette la frugalité, qui respecte les hiérarchies sociales et légitime un luxe qui convient aux différentes conditions, la question est traitée dans le chapitre où sont analysés les rapports entre les dépenses et l’industrie : « le luxe (…) qui suit la gradation des conditions et des fortunes régulières des Citoyens n’est pas un luxe nuisible. Ce n’est pas même un luxe » [Riquetti de Mirabeau, V. & Quesnay, F. (1763), T. III, p. 26].
Deux tableaux, l’un sur les altérations du modèle économique dans le cas où un cinquième des dépenses en biens de luxe fait augmenter la part de la classe stérile, et l’autre sur la hausse du produit net, dans le cas d’une économie de la même quotité de luxe de décoration, visent à démontrer en termes quantitatifs comme la nation « augmenteroit son revenu à raison de son épargne à la classe stérile, et de son surcroît de dépense à la classe productive » [Riquetti de Mirabeau, V. & Quesnay, F. (1763), T. III, p. 36-40, 49, 50-52].
L’exemple d’un rendement différent si l’on considère les investissements pour la culture d’un champ d’artichauts ou pour l’entretien d’allées et jardins relève des critiques aux signes d’ostentation déjà formulées dans L’Ami des hommes [Riquetti de Mirabeau, V. & Quesnay, F. (1763), T. III, p. 43-44]. En accord avec le rejet de la notion d’épargne, « le luxe et la 140frugalité sont père et mère de la pauvreté dans un Royaume agricole » [Riquetti de Mirabeau, V. & Quesnay, F. (1763), T. III, p. 41], une dépense superflue est légitime, ses bornes ne doivent en aucun cas être fixées par des lois somptuaires, mais par un impôt unique territorial. Ainsi le luxe « loin d’être nuisible à l’industrie, l’animera, la perpétuera, et lui servira d’aiguillon, ainsi que de lustre à la société » [Riquetti de Mirabeau, V. & Quesnay, F. (1763), T. III, p. 59].
Ces réflexions sur le rôle central de l’impôt et sa fonction redistributive, insérées dans le dixième chapitre, « Rapport des Dépenses avec l’industrie », visent à placer le luxe dans un cadre de croissance économique équilibrée. Alors « les mêmes dépenses de décoration néanmoins y subsisteront, et même avec plus d’abondance et d’égalité ; mais elles ne seront plus que l’emploi d’un superflu renaissant, dont la base et la durée seront bien établies, par une fructueuse circulation entretenue par les dépenses de subsistance, et par le libre jeu du commerce » [Riquetti de Mirabeau, V. & Quesnay, F. (1763), T. III, p. 59]. Le luxe de décoration était partagé par toutes les classes et entraîne une épargne sur les « denrées du crû » au préjudice de la reproduction de la richesse en entier. On retrouve dans ces mêmes argumentations, en accord avec le lien établi entre le développement de la production et l’accroissement du nombre des consommateurs, une forte attention à une diffusion étendue de l’aisance dans les campagnes, tout en maintenant le rôle central du propriétaire foncier.
Mirabeau reprend ces mêmes idées en 1767 dans les Élémens de la philosophie rurale, où il attribue les conséquences négatives du luxe qui alimente les fortunes des particuliers au désordre de l’administration. Au contraire, le luxe bien entendu concerne les dépenses des consommateurs d’une nation agricole, qui incluent aussi les classes stériles, mais qui touchent la classe productive par le biais du commerce, intérieur et extérieur [Riquetti de Mirabeau, V. (1767), p. 247].
L’intérêt de Mirabeau pour la consommation populaire persiste – comme le démontre le Mémoire pour concourir au prix annoncé et proposé par la très-louable Société d’Agriculture de Berne, pour l’année 1759 – soit en lien avec le modèle du noble propriétaire responsable, soit avec l’analyse économique physiocratique, élaborée en collaboration avec Quesnay : « il ne faut que procurer une juste aisance aux cultivateurs, les aimer et les honorer, comme ils méritent de l’être » [Riqueti de Mirabeau, V. (1760-1762), p. 182].
141Dans le contexte de la société d’« ordres » et d’une théorie économique qui exige le réemploi de tout le revenu national, l’attention à l’amélioration des conditions matérielles de vie eut de fortes implications, au-delà des formulations et des intentions de ses théoriciens, car elle encourageait l’élargissement de la participation populaire au marché des biens de consommation1. Pour illustrer le rapport entre la surabondance de la production et des consommateurs, la Philosophie rurale évoquait les « nouvelles Colonies qui ont fait naître du bled en abondance dans des pays déserts » [Riquetti de Mirabeau, V. & Quesnay, F. (1763), T. III, p. 83]2, et dont les physiocrates souhaitent l’indépendance dès les premières phases du conflit avec la Grande Bretagne.
Dans la théorie physiocratique la consommation joue donc un rôle bien défini dans le processus de reproduction agricole. Mirabeau en donne plusieurs définitions vu son souci de la clarté du langage. Dans Les économiques, publiées entre 1769 et 1771, il distingue « dépense de décoration » et « dépense de consommation », considérée comme « débouché » naturel du processus économique3. Tout en légitimant une structure sociale qui ne met pas en question les inégalités, il encourage la recherche de stabilité grâce à la diffusion d’un niveau moyen de prospérité : « La science économique veut apprendre aux sociétés à se rendre permanentes et prospères. Il n’étoit donc pas question de présenter le commencement ni la fin d’une société ; c’étoit l’état mitoyen, tel qu’une société put se perpétuer sans décroître, et dans un état permanent de force et de vigueur » [Riquetti de Mirabeau, V. (1769-1771), T. III, p. 153].
La focalisation sur la dimension sociale, qui caractérise l’auteur de L’Ami des Hommes par rapport aux autres adeptes de la physiocratie, 142implique aussi pour le marquis une réflexion sur la valeur économique des changements dans la vie matérielle des classes populaires et la diffusion de nouvelles habitudes alimentaires, avec la conviction que la prospérité de la nation demeure dans l’« aisance du peuple », comme il l’énonce dans la Réponse aux objections contre le Mémoire sur les États provinciaux :
« N’est-ce pas par la consommation et la reproduction que les hommes perpétuent et augmentent les richesses ? Si le paysan qui a bon aliment, bon vêtement, l’arrangement de son petit ménage, quelques bestiaux, n’est pas plus profitable à l’État par sa consommation et par son activité à soutenir une aisance qu’il craint de perdre, que ne seroit un paysan découragé et réduit à vivre misérablement ? (…) Un paysan qui se nourrit de pain de froment, qui a plus de valeur vénale que les autres grains, ne contribue-t-il pas par sa consommation à l’augmentation de la production de cette denrée (…) ? » [Riquetti de Mirabeau, V. (1760-1762), T. IV, p. 258-259].
Dans cette perspective est aussi reconnu le rôle joué par la consommation des villes, qui doit de toute façon coopérer à la prospérité des campagnes : « les dépenses des riches dans les villes ne soutiennent-elles pas l’industrie, les talents, tous les différens genres de professions lucratives qui entretiennent la population, et la consommation des productions des biens-fonds ? Les villes bien peuplées ne soutiennent-elles pas les campagnes par la consommation, comme les campagnes bien gouvernées soutiennent les villes par la culture ? » [Riquetti de Mirabeau, V. (1760-1762), T. IV, p. 323].
La valeur de la consommation conçue comme catégorie économique demeure centrale dans la pensée de Mirabeau jusqu’à ses dernières œuvres. C’est l’expression d’une pensée qu’habitent constamment rigueur de la théorie et souci moral. En 1780 dans Les devoirs, écrit fortement marqué par la dimension morale, il met en évidence comment « les salariés quelconques par les dépenses du revenu, qui, par le concours de leurs travaux, accélèrent la distribution, animent la consommation, et par là même sollicitent la production »[Riquetti de Mirabeau, V. (1780), p. 77].
143IV. L’abbé Baudeau
Luxe et consommation entre besoins et désirs
L’évolution d’une pensée, partie d’une approche moraliste du luxe pour aboutir à un discours économique, est aussi le fait de l’abbé Baudeau, qui avait déjà abordé la question avant son adhésion à la physiocratie, dans son article, « De l’esprit agricole », publié en 1765 dans les Éphémérides du citoyen. L’exaltation de l’esprit agricole d’Henri IV et de Sully, qui marque une phase heureuse de l’histoire de la France, avant son glissement dans l’esprit urbicole, n’est pas encore formulée en termes économiques. Sparte est présentée comme un modèle de vertu, vertu que la France a perdue par son penchant pour le luxe : « vous voyez naître le luxe qui fonde les Villes, qui les agrandit, qui les multiplie, la fausse opulence qui les fait briller d’un éclat imposteur » [Baudeau, N. (1765a), p. 40-50]1. En accord avec son traditionalisme social, auquel il demeura toujours fidèle, Baudeau dénonce les effets d’une richesse qui confond les groupes sociaux : « On commença dès lors à voir chaque jour des légions de Parvenus acquérir tout-à-coup l’opulence, et même la noblesse, sans avoir passé par aucun des états intermédiaires utiles à la société. Le luxe porté jusqu’à son comble, dépeupla les Campagnes » [Baudeau, N. (1765a), p. 62-63]. Dans un autre article, « Des Sciences et des Arts », il traite encore de la question du luxe en accentuant ses fortes implications morales et sociales, même s’il ne récuse pas l’idée de progrès et l’aspiration à la « richesse ou l’aisance, du moins une honnête médiocrité », que le développement des sciences et des arts peut assurer [Baudeau, N. (1765b), p. 244].
La volonté de Baudeau d’associer luxe et consommation, en reliant les deux notions au rôle central de l’impôt, se vérifie dans une série d’articles, publiés dans les Éphémérides du citoyen dans la première moitié du 1766 – avant donc la profession manifeste de ses positions physiocratiques, dans les derniers mois du 1766. Elles témoignent déjà de son affinité avec la physiocratie.
En janvier 1766 il attaque les apologistes d’un luxe conçu comme source de dépenses, en leur opposant l’image d’un consommateur 144« coopérateur réel au bien Public par de vrais travaux » [Baudeau, N. (1766b), p. 131]. Les critiques contre l’accumulation des richesses dans la capitale s’accompagnent d’une distinction entre luxe effréné et luxe modéré. La notion de luxe modéré correspond à la consommation « qui donne de l’activité à l’Agriculture, à l’Industrie, au Commerce » et qui s’exprime à travers « l’aisance de tous les Citoyens utiles, qui met le très grand nombre à portée de se livrer au luxe modéré » [Baudeau, N. (1766b), p. 135-136]1. La focalisation sur la diffusion des biens de consommation va de pair avec la célébration d’un niveau social médiocre : « La médiocrité qui remplit le vœu de la raison et de la nature, est amie de l’équité, des mœurs et du patriotisme », et elle correspond à une classe moyenne émergente de cultivateurs, de manufacturiers et de négociants [Baudeau, N. (1766c), p. 39]. Baudeau n’adopte pas encore la classification physiocratique des classes, mais le rôle de l’imposition fiscale pour opérer les réformes, en dégrevant les impôts sur les consommations, de façon à « détruire la Classe qui n’opère point, et à transporter la qualité de consommateurs à ceux qui travaillent » [Baudeau, N. (1766b), p. 138], était déjà esquissé.
L’approche sensualiste de Baudeau en rapport aux besoins – qu’on retrouve aussi formulée dans la réflexion du premier Quesnay – classés en « besoins de nécessité première, ou de très grande utilité ; besoins d’agrément et d’aisance ; besoins de luxe et de frivolité » [Baudeau, N. (1766d), p. 87], insiste sur les liens entre luxe et commerce, une position originale dans le groupe de Quesnay. Baudeau établit la distinction entre besoins et désirs, et fait du désir le moteur du commerce. Dans cette perspective, la diffusion de produits, qui étaient devenus des biens de consommation, l’amène à la légitimation économique des colonies. Il en vient à traiter d’une question sur laquelle, au vu de l’improductivité en termes physiocratiques du travail des esclaves, les positions anticoloniales des différents auteurs physiocratiques restent nuancées, partagées entre abolition des colonies ou réforme de l’administration coloniale : « Il devroit être inutile de prouver la nécessité des Colonies (…) Comment 145voulez-vous que le Peuple François puisse désormais se passer de sucre, de café, de chocolat ? » [Baudeau, N. (1766a), p. 38]1.
Ce n’est pas un hasard si Baudeau publie en 1767 son premier écrit physiocratique précisément sur le thème du luxe, Principes de la science morale et politique sur le luxe et les lois somptuaires, attestation ultérieure de l’importance du sujet soit dans le modèle économique du groupe soit dans la pensée de Baudeau, qui trouve dans le paradigme physiocratique la systématisation de ses idées. L’œuvre paraît sous forme de deux articles dans les Éphémérides du citoyen : « Du luxe et des lois somptuaires » et « Du faste public et privé » ; elle présente une contribution essentielle à la définition physiocratique de la notion de luxe, en établissant la distinction entre luxe et faste.
En accord avec les règles de l’« ordre social » et avec la nécessité d’une explication rigoureuse des principes physiocratiques, le sujet est abordé à partir des notions de dépenses et de revenu national. C’est aux propriétaires que revient la liberté, au moment où ils perçoivent leur portion du produit net, de l’employer, avec l’obligation de la consommer : « Dépenser, est donc toujours consommer immédiatement ou médiatement, une portion des frais annuels qui forment le seul revenu national » [Baudeau, N. (1767a), p. 180, 187]. Le produit net inclut « la portion disponible » et la partie destinée aux « avances annuelles ». Loin de réduire les dépenses agricoles, on doit au contraire augmenter la production et destiner aux dépenses productives une partie de la portion disponible du produit net. De ces arguments découle une définition rigoureuse du luxe : « Nous appellons Luxe, l’interversion de l’ordre naturel, essentiel, des dépenses nationales, qui augmente la masse des dépenses non productives, au préjudice de celles qui servent à la production » [Baudeau, N. (1767a), p. 202-203]. Contre le luxe considéré comme bouleversement de l’ordre naturel, il ne faut pas toutefois de lois somptuaires. La liberté de commerce est l’ennemi le plus puissant du luxe, qui s’alimente « de faux systèmes », bâtis sur la prépondérance de la balance commerciale et de l’argent [Baudeau N. (1767a), p. 203-216]. Face à des dépenses qui ne nuisent pas à l’agriculture, on ne peut pas proprement parler de luxe ; Baudeau distingue luxe et faste, pour légitimer la liberté d’une dépense signe d’une richesse liée à la propriété. « Par le mot de faste nous entendons une grande dépense apparente », 146écrit Baudeau en fixant la distinction entre « faste de consommation et faste de décoration » [Baudeau, N. (1767b), p. 90-91]. Par faste on désigne la grandeur et la magnificence des dépenses ; par luxe l’excès, c’est-à-dire une dépense qui détourne les capitaux des investissements productifs. Dans le compte-rendu du Traité de la circulation et du crédit d’Isaac de Pinto, publié dans les Éphémérides du citoyen en 1771, Baudeau dénonce l’absence dans cet ouvrage de la distinction physiocratique entre luxe et faste :
Faste signifie une grande dépense, en bâtiments, parures, meubles, bijoux, festins, commodités, amusements et autres semblables somptuosités stériles, c’est-à-dire, qui ne tendent point à faire naître et recueillir les productions de la nature. Luxe signifie une dépense excessive de ce genre. [Éphémérides du citoyen (1771), p. 82]
La même année, dans la Première introduction à la philosophie économique, écrit publié anonymement, Baudeau rédige son premier traité physiocratique, « un ouvrage élémentaire » avec les classifications et les énonciations des principes des économistes. Le paragraphe intitulé « Prospérité apparente de l’art stérile, causée par le luxe » donne une définition rigoureuse de la notion de luxe :
Luxe veut dire excès de dépenses stériles. Qui dit excès suppose une règle, une mesure. Or il en est une physique, essentielle, évidente, et la voici : « Tout ce qui est nécessaire à l’entretien des avances souveraines de l’État, à celui des avances foncières de tout héritage, à celui des avances primitives ou annuelles de toute exploitation productive, n’est pas disponible, c’est-à-dire, ne peut ni ne doit être consacré par qui que ce soit avec jouissances purement stériles ; il a son emploi marqué, son usage indispensable. Le détourner de sa destination, c’est excéder la mesure du revenu disponible ». Telle est la véritable définition du luxe. [Baudeau, N. (1767c), p. 82]
Baudeau acquiert ainsi la réputation d’être un spécialiste physiocratique de la question du luxe. Le compte-rendu paru dans les Éphémérides du citoyen de la Théorie du luxe de Butel-Dumont – la critique la plus marquante des idées physiocratiques sur le luxe – dénonce la confusion entre luxe et arts, qui conduit l’auteur à une évaluation positive du luxe, et renvoie à l’article de Baudeau et à sa distinction entre luxe et faste. L’article souligne aussi la précision lexicale des notions physiocratiques, qui correspondent à la définition de luxe, comme « somptuosité 147excessive », donnée par le dictionnaire de l’Académie française et le dictionnaire de Trévoux. L’idée physiocratique d’excès y ajoute en plus une valeur économique absente dans les dictionnaires de la langue, ce que l’auteur synthétise dans l’idée de la partie du revenu qui n’est pas destinée à un investissement productif [Éphémérides du citoyen (1770), T. IX p. 181-206)]1. Dans ce cadre, l’opposition entre les positions de Baudeau et celles de Butel-Dumont est révélatrice non seulement du contraste entre partisans et détracteurs du luxe, mais aussi de deux approches différentes de la question. Les arguments de Butel-Dumont en faveur du luxe découlent de considérations de psychologie sociale sur la nature du luxe, séparé de la notion d’excès et d’ostentation et lié à l’idée du désir de jouissance et du superflu2. En évoquant Baudeau, le compte-rendu vise au contraire à mobiliser les catégories universelles de la théorie économique et les arguments abstraits de la physiocratie, pour rejeter les prétendus avantages du luxe en mettant en évidence ses conséquences négatives dans le processus de formation de la richesse.
Conclusion
Par leurs différentes approches les trois auteurs physiocratiques que nous avons analysés permettent donc de saisir le rôle joué par les notions de luxe et de consommation dans la théorie physiocratique, au moment où elle s’élabore. Cette perspective nous aide à mettre en évidence l’intérêt pour la distribution du revenu dans la théorie des économistes, alors qu’est surtout mis l’accent sur leur analyse originale du processus de production des richesses3. Même si le groupe de Quesnay partage les mêmes principes, la forte perspective morale de Mirabeau ainsi que l’approche sensualiste de Baudeau ont contribué à marquer par leurs spécificités toute l’importance d’une amélioration généralisée des conditions matérielles de vie dans un modèle de croissance économique : 148la diffusion de produits, qui de biens de luxe se transforment en biens de consommation, joue en faveur du développement d’une aisance partagée.
La valeur et le rôle joué dans les dernières phases de l’Ancien Régime par la pensée et les projets de réformes des physiocrates représentent aujourd’hui une question toujours en débat1. Dans cette perspective la réflexion des économistes sur la nature et la valeur des notions de luxe et de consommation peut favoriser la compréhension des implications de leurs idées, qui visent à attaquer les privilèges et à favoriser de nouveaux acteurs sociaux. Les conséquences politiques pour la France éclatèrent quelques années après.
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1 Le Mercier de la Rivière, qui donna en 1767 la synthèse de la nouvelle science de l’économie avec L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, systématisa le rôle central de la consommation dans la physiocratie, en reprenant le concept de Quesnay formulé dans l’article « Grains » : « Quand nous disons que la consommation est la mesure proportionnelle de la reproduction, il faut entendre une consommation qui tourne au profit de ceux dont les travaux et les dépenses font renaître les productions (…) Il y a donc dans la consommation, un ordre essentiel, un ordre nécessaire (…) si les travaux de cette classe industrieuse n’étoient utiles qu’aux premiers propriétaires des productions, ces mêmes travaux cesseroient d’avoir lieu, et la majeure partie des productions devenant inutile, leur culture seroit également abandonnée » [Le Mercier de La Rivière, P.-P.-F. (1767), chap. xxxii, « Effets et contrecoups des impôts établis par les cultivateurs personnellement », T. II, p. 138-139].
1 Cf. aussi l’Extrait des œconomies royales de M. de Sully [Quesnay, F. (2005), T. I, p. 428].
2 La même idée est développée dans les Questions intéressantes sur la population, l’agriculture et le commerce [Quesnay, F. (2005), T. I, p. 347].
1 Cf. Vaggi (2002).
2 En 1766 Turgot traita le sujet du luxe par rapport aux investissements dans les Réflexions sur la formation et la distribution des richesses (§ LXXX-LXXXI, XCIX). Sur la notion économique de luxe, des physiocrates à Turgot et à Smith, jusqu’à Jean-Baptiste Say, cf. Rétat (1994).
1 Sur cette querelle, qu’on ne peut pas aborder dans ces pages, cf. Albertone & Carnino (2014).
2 Dans la sixième partie de L’Ami des hommes cette idée est développée dans la section, « Tableau économique. Considéré dans les conditions nécessaires au libre jeu de la machine de prospérité » [Riquetti de Mirabeau, V. (1758-1760), T. III, p. 187]. Le chapitre suivant, « Excès du luxe », est contenu dans la section « Tableau économique. Considéré dans ses déprédations privées » [Ibid., p. 193-202].
1 Cantillon, qui utilisa la notion de luxe envisagé comme consommation de biens coûteux, qui étaient nuisibles uniquement si importés, ne traita pas en détail la question, mais se concentra plutôt sur ses effets sur l’augmentation de la masse monétaire [Cantillon, R. (1755)].
2 Les critiques adressées à l’utilisation improductive des terres aménagées en parcs et jardins représentent un thème habituel dans les attaques contre le luxe, qu’on retrouve aussi dans l’abbé Coyer et ses querelles contre les financiers contenues dans la Noblesse commerçante [Coyer, G-F. (1756), p. 6-67].
1 Sur la collaboration entre Mirabeau et Quesnay, cf. le Dossier « Luxe » [Quesnay, F. (2005), T. I, p. 717-750].
1 Dans ce cadre la réflexion sur physiocratie et consommation peut offrir de nouvelles contributions à l’historiographie actuelle sur l’accroissement des consommations et la formation d’une classe moyenne, bornée jusqu’à présent à l’étude des classes urbaines britanniques, et sur le rôle joué par la révolution des consommations, et donc par l’économie, aux origines de la Révolution française [cf. Maza (1997) ; Jones (1991) ; Cheney (2010)].
2 Dans les Lettres sur la restauration de l’ordre légal Mirabeau met en évidence la prospérité des colonies britanniques et la multiplicité des législations et des formes de gouvernement, empruntant à Franklin les calculs sur le doublement de la population tous les vingt-cinq ans, ce qui n’arrive pas dans les colonies françaises [Riquetti de Mirabeau, V. (1769), T. II, p. 15-16].
3 « Qui est-ce qui fait le débouché et la bonne vente ? C’est le grand nombre d’hommes consommateurs (…) Tous les hommes ont besoin de consommer, leur consommation dépend de leurs moyens, et leurs moyens de la dépense des revenus » [Riquetti de Mirabeau, V. (1769-1771), T. II, p. 115-116].
1 Sur Baudeau, cf. Clément (2008).
1 L’attention à l’amélioration des conditions matérielles des classes populaires en rapport à la liberté du commerce des grains et à la lutte contre les monopoles et les intérêts corporatifs, « afin qu’il y ait par-tout la plus grande abondance possible » et pour « enrichir à la fois tous les ordres de l’État, depuis le Monarque jusqu’au dernier de ses sujets » demeure un point central des arguments physiocratiques de Baudeau, [Baudeau, N. (1768), T. III, p. 164, 201].
1 Cf. Tarrade (1972), Clément (2009), Dorigny (2009) ; Steiner & Oudin-Bastide (2015).
1 Cf. Butel-Dumont (1771).
2 Cf. Kwass (2003).
3 G. Vaggi a mis en discussion au niveau de la théorie économique les arguments physiocratiques en rapport à la distribution [Vaggi, G. (1985)].
1 Cf. Albertone (2004).
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-06124-3
- EAN : 9782406061243
- ISSN : 2495-8670
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06124-3.p.0129
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 14/07/2016
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Physiocratie, luxe, consommation, Quesnay, marquis de Mirabeau, Baudeau