Calcul et morale. Coûts de l’esclavage et valeur de l’émancipation (xviiie-xixe siècle) Caroline Oudin Bastide and Philippe Steiner
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d’histoire de la pensée économique
2016 – 1, n° 1. varia - Author: Herland (Michel)
- Pages: 221 to 227
- Journal: Journal of the History of Economic Thought
Calcul et morale. Coûts de l’esclavage et valeur de l’émancipation (xviiie-xixe siècle), Caroline Oudin-Bastide et Philippe Steiner, Albin Michel, 2015, 301 p.
L’esclavage n’est utile ni au maître ni à l’esclave ; à l’esclave parce qu’il ne peut rien faire par vertu ; au maître parce qu’il contracte avec ses esclaves toutes sortes de vices et de mauvaises habitudes contraires aux lois de la société.
Jaucourt, L. chevalier de (1755)1.
Les « formations discursives » concernant la légitimité du régime esclavagiste, en France, avant l’abolition de 1848, constituent un exemple particulièrement probant de l’approche archéologique initiée par Michel Foucault. Ce dernier, dans un article rédigé en réponse à une interrogation du Cercle d’Épistémologie, juste après la publication des Mots et les Choses (1968) mais avant L’Archéologie du savoir (1969), a donné ce qui est probablement le meilleur exposé de sa méthode. La citation qui suit est extraite de cet article. Elle prend l’exemple de la folie, qui fut l’objet de sa thèse principale soutenue en 1961, mais elle s’avère tout aussi pertinente comme grille de lecture de l’ouvrage d’Oudin-Bastide et Steiner.
Le système de positivité analysé dans Histoire de la folie ne rend pas compte exclusivement, ni même d’une façon privilégiée, de ce que les médecins ont pu dire, à cette époque, sur la maladie mentale ; il définit plutôt le différentiel, la gamme énonciative, le réseau théorique, les points de choix qui ont rendu possibles dans leur dispersion même les énoncés médicaux, les règlements institutionnels, les mesures administratives, les textes juridiques, les expressions littéraires, les formulations philosophiques. [Foucault, M. (1968)]
222Bien que les auteurs de Calcul et Morale ne fassent nulle part allusion à Foucault, la citation précédente pourrait servir à articuler leur programme de recherches sur les discours agrémentés de calculs qui ont concerné l’esclavage aux xviiie et xixe siècles.
Ces discours soulèvent en effet de multiples questions que les analyses foucaldiennes aident à poser. Et d’abord qui s’exprime ? Tous les médecins, à « l’âge classique » n’ont pas laissé des écrits sur la folie. De même les auteurs qui ont écrit à propos de l’esclavage ne sont qu’une partie des philosophes, « économistes », « administrateurs », d’un côté, ou des planteurs et de leurs partisans, de l’autre côté. Et parmi ces auteurs qui ont consacré des pages à l’esclavage, ceux qui utilisent des calculs n’en constituent qu’une sous-partie. Ils sont pourtant suffisamment nombreux pour qu’on soit autorisé à conclure qu’un discours sur l’esclavage, à l’époque étudiée par Oudin-Bastide et Steiner, devait s’appuyer sur des calculs, aussi imparfaits qu’ils fussent, pour être entièrement légitime. Tout se passe en effet comme si, à propos de cette question de l’esclavage, qu’on aurait pu croire essentiellement morale, avait émergé alors un consensus suivant lequel elle relevait en fait avant tout de l’économie politique.
Il est vrai que l’application du calcul à la résolution de problèmes économiques a commencé plus tôt avec William Petty (Verbum sapienti – 1665-1667 ; Political Arithmetick – 1671-1676) et, en France, avec Vauban (Mémoire sur le canal du Languedoc, 1690), Castel de Saint-Pierre (Mémoire sur la réparation des chemins – 1706-1714) puis à partir de 1716 avec les ingénieurs des Ponts et Chaussées. En 1756, dans l’Article « Fermiers » de l’Encyclopédie, Quesnay évalue le coût de la culture avec des bœufs ou avec des chevaux, ouvrant ainsi la voie, en quelque sorte, aux comparaisons chiffrées entre le coût du travail libre et le coût du travail servile. L’irruption du calcul, à une époque où, en l’absence de statistiques fiables autant que d’une méthode sûre, les résultats sont plus qu’incertains, est un fait incontestable mais qui n’est pas entièrement compris. Faut-il avancer l’hypothèse que l’économie politique étant la science des richesses, et les richesses étant depuis toujours l’objet de calculs, il était inévitable que l’économie politique naissante rejoignît rapidement le calcul ?
Cela ne suffit toutefois pas à expliquer que des économistes aient voulu s’intéresser spécialement à la question de l’esclavage, et par voie 223de conséquence à attaquer les esclavagistes. On ne peut pas ne pas voir là la contagion de l’esprit des Lumières dont les physiocrates, en particulier, étaient les représentants. Il paraît difficile en effet de croire qu’ils abordèrent cette question avec toute la neutralité exigée du savant. L’esclavage faisait scandale dès le xviiie siècle dans les couches les plus éclairées de la population ; c’est pourquoi il est apparu nécessaire à cette époque de démontrer qu’il était contraire à l’ordre naturel ; quitte à ne pas se montrer trop regardant sur les moyens. A contrario, Le Mercier de la Rivière qui, comme Intendant des Antilles, avait une connaissance directe de la question, estime tout simplement « impossible » la suppression de l’esclavage dans les îles [Le Mercier de la Rivière, P.-P. (1762)]1.
Prenant acte du présupposé des calculs anti-esclavagistes – qui a pour pendant le présupposé inverse des esclavagistes – Oudin-Bastide et Steiner refusent « de trancher la question de la profitabilité relative du travail servile et du travail libre » (p. 26). Ils mentionnent simplement, sans les endosser, les calculs de Fogel et Engerman établissant que la rentabilité des plantations esclavagistes dans le Mississipi, au xixe siècle, était supérieure à celle de l’industrie américaine. On peut admettre cette prudence. Les nombreux exemples de calcul cités dans leur ouvrage confirment combien les données sont incertaines. On aurait aimé néanmoins que nos auteurs nous éclairent davantage sur les modalités des calculs.
Ainsi en est-il dès le premier chapitre du livre qui reprend (p. 42) le calcul du coût annuel d’un esclave dans les îles à sucre effectué par Dupont de Nemours dans l’article intitulé « Observations importantes sur l’esclavage des Nègres » [Éphémérides du citoyen, 1771, t. VI]2. Le total auquel parvient Dupont, (420 livres par esclave et par an) est obtenu en additionnant les items suivants : l’intérêt du capital immobilisé, le coût de remplacement du capital, l’entretien (nourriture, habillement), le coût d’encadrement (commandeur) et le coût de la sécurité (protection contre les agressions extérieures). L’auteur rapproche ensuite ce résultat du coût d’un travailleur libre en Europe (ce qui n’est d’ailleurs pas la meilleure base de comparaison) qu’il évalue à seulement 30 livres, démontrant ainsi la supériorité économique du travailleur libre avec 224d’autant plus de facilité qu’il estime sa productivité au double de celle de l’esclave. Tous les chiffres retenus par Dupont sont évidemment sujets à caution, mais que faut-il penser de sa méthode de calcul ? Le coût de remplacement du capital de 120 livres correspond à l’amortissement sur dix ans du prix d’achat de l’esclave (fixé à 1 200 livres). Quant à l’intérêt du capital immobilisé, il représente bien, comme le signalent justement Oudin-Bastide et Steiner, un coût d’opportunité. Mais ce dernier ne devrait pas entrer dans le calcul du coût effectif de l’esclave. Or nos deux auteurs, curieusement, semblent reprendre à leur compte ce mode de calcul, puisque, après avoir noté qu’un tel « redoublement du coût en capital que les calculateurs postérieurs oublient souvent, peut sembler à première vue surprenant », ils détaillent la méthode de Dupont sans autrement la critiquer.
En réalité, si le coût d’opportunité ne doit pas être confondu avec un coût effectif, il peut servir à juger de la pertinence d’un emploi du capital (l’acquisition d’un esclave, par exemple) par rapport à un autre (le placement de ce même capital à intérêt). On aurait pu souligner, à cet égard, que loin de conduire à la condamnation de l’esclavage en termes économiques, les calculs fournis par Dupont lui-même pouvaient servir, d’une certaine manière, à le justifier. En effet, un autre article consacré à l’esclavage dans les Éphémérides du citoyen la même année et qui, à défaut d’être signé par Dupont1, a été publié par lui, étudie la rentabilité d’un capital investi dans la traite négrière (plus précisément le commerce triangulaire). Le calcul aboutit à un taux de rendement global de 9,5 %, soit à peu près l’équivalent du chiffre retenu par Dupont pour son taux d’opportunité (10 %). Dès lors, et même si le capital dont il s’agit ici est celui des armateurs et non des planteurs, ce dernier calcul apparaît plutôt favorable au maintien de l’esclavage qu’à sa disparition.
Quoi qu’il en soit, le travail d’Oudin-Bastide et Steiner met clairement en évidence un certain nombre de débats qui se sont noués autour de la question de l’esclavage et qui nous intéressent encore aujourd’hui. Ainsi la thèse de l’harmonie naturelle des intérêts, encore défendue par les tenants de l’idéologie néolibérale, était-elle loin de séduire tous les auteurs que l’on range aujourd’hui parmi les fondateurs du libéralisme économique. Pour s’en tenir à la France (puisque c’est le cadre retenu par nos auteurs), Turgot, Condorcet et Say se montrent à cet égard les plus 225lucides. On ne se privera pas du plaisir de reprendre ici le passage suivant de Say cité dans Calcul et Morale (p. 230), tant il demeure d’actualité (même s’il faudrait en changer quelques termes) :
Le système protectionniste et fiscal mis en place pour soutenir la production et le commerce avec les Antilles enrichit les commerçants et les colons au détriment des consommateurs qui paient le sucre plus cher que ce qu’il coûterait s’il était acheté aux producteurs étrangers. [Say, J-B. (1828-1830), T. I, p. 253]
Une autre question est celle de la forme de la courbe d’offre de travail. Oudin-Bastide et Steiner font référence au concept braudelien de « civilisation matérielle » pour éclairer la position de toux ceux, colons ou non, qui se représentaient l’offre de travail des futurs affranchis par une courbe en cloche. On peut ici reprendre à nouveau Say (cité p. 166), pour qui « l’homme libre a souvent peu de besoins pour le présent et peu de prévoyance pour l’avenir, et il ne regarde pas comme nécessaire de travailler au-delà de ce que réclament cette prévoyance et ce besoin, [tandis que] l’esclave travaille pour un besoin illimité : la cupidité de son maître » [Say, J.-B. (1803), p. 216]. On ajoutera que l’exemple des ouvriers parisiens qui pratiquaient fréquemment la « Saint-Lundi » voire la « Saint-Jeudi », poussait plutôt au pessimisme, à ce sujet, qu’à l’optimisme d’un Schoelcher (p. 163) : « Affranchi, le Nègre ne tombera ni dans l’oisiveté ni dans la barbarie : en contact permanent avec la civilisation, il sera vite sollicité par des besoins qui le rendent laborieux » [Schoelcher, V. (1840), p. 151]. Aujourd’hui, on ne peut que constater que les anciennes colonies à sucre de la France se montrent incapables d’affronter la concurrence internationale, mais cela ne prouve rien quant à la productivité potentielle de leurs populations puisque celles-ci demeurent à l’abri d’un système hyper-protecteur.
Même si l’on ne peut évidemment rendre compte dans le cadre d’une simple recension de toutes les richesses contenues dans le livre d’Oudin-Bastide et Steiner, on n’omettra pas de mentionner la rupture épistémologique repérée par nos deux auteurs entre les économistes et abolitionnistes qui se contentent de (vouloir) démontrer du point de vue du maître que le travail libre est supérieur au travail servile, et ceux qui se situent « dans la logique d’un calcul hyperbolique », c’est-à-dire au niveau de la société toute entière. Charles Comte est, semble-t-il, celui qui a exprimé ce point de vue avec le plus de clarté (p. 107) :
226L’esclavage est un obstacle invincible à la formation et à la cumulation des richesses, parce qu’il ravit à la classe laborieuse tout moyen de travailler avec intelligence et de faire des économies, et qu’il donne à la classe des maîtres des vices qui leur font consommer improductivement le fruit du travail de la population asservie. [Comte, C. (1827), p. 242]
On voit tout de suite la différence avec la citation de Jaucourt en exergue. Les considérations morales quoique toujours présentes, et à peu près dans les mêmes termes, sont ici intimement mêlées au raisonnement (macro)économique.
Enfin, on rendra grâce à nos deux auteurs de nous éclairer sur la fameuse citation « Périssent les colonies plutôt qu’un principe », d’en faire la généalogie de Dupont (1791) à Schoelcher (1842) en passant par Robespierre et surtout Desmoulins (p. 226-228). En remontant un peu plus loin dans le passé, on retrouverait Jaucourt et l’Encyclopédie :
On dira peut-être qu’elles seraient bientôt ruinées ces colonies, si l’on y abolissait l’esclavage des nègres. Mais quand cela serait, faut-il conclure de-là que le genre humain doit être horriblement lésé, pour nous enrichir ou fournir à notre luxe ? […] Non… Que les colonies européennes soient donc plutôt détruites, que de faire tant de malheureux ! [Jaucourt, L. chevalier de (1765)]
Michel Herland
CEREGMIA
Université des Antilles
et de la Guyane
Références bibliographiques
Cantillon, R. [1755], Essai sur la nature du commerce en général, INED, Paris, 1997.
Comte, C. [1827], Traité de législation, A. Sautelet et Cie, Paris, Vol. 4.
Dupont de Nemours [1771], « Observations importantes sur l’esclavage des Nègres », Éphémérides du citoyen, T. VI, p. 178-246.
Foucault, M. [1968], « Sur l’archéologie des sciences – Réponse au cercle d’épistémologie », Cahiers pour l’analyse, No 9, été, in Michel Foucault, Dits et écrits, I, 1954-1975, Gallimard, « Quarto », 2001, p. 748-749.
Herland, M. [2002], « Penser l’esclavage : de la morale à l’économie » in Célimène, F. & Legris, A. (dir.), L’économie de l’esclavage colonial, CNRS, « Biblis », Paris, 2012.
Jaucourt, L. chevalier de [1755], « Esclavage », L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Vol. 5, p. 934.
Jaucourt, L. chevalier de [1765], « Traite des nègres (Commerce d’Afrique) », L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Vol. 16, p. 532-533.
Le Mercier de la Rivière, P.-P. [1762], Mémoire sur la Martinique in Mémoires et textes inédits sur le gouvernement économique des Antilles, CNRS, Paris, 1978.
Say, J.-B. [1803], Traité d’économie politique, Déterville, Paris.
Say, J.-B. [1828-1830], Cours complet d’économie politique pratique, rééd. Économica, Paris, 2010, 2 Vol.
Schoelcher, V. [1840], Abolition de l’esclavage, Pagnerre, Paris.
1 Cité in Oudin-Bastide et Steiner p. 13 (les références, sans autres indications que la page, proviennent de l’ouvrage dont nous rendons compte). Nous corrigeons la citation. Jaucourt, qui avait la passion de la plume, est un contributeur essentiel quoique peu connu de l’Encyclopédie. On lui attribue près de 18 000 articles sur les quelque 72 000 que contient l’ouvrage complet.
1 Cité in Herland, M. (2002), p. 65.
2 Cantillon [(1755), chap. 11] semble néanmoins le premier à avoir esquissé une comparaison entre le coût du travail libre et du travail servile. Cf. Herland, M. (2002), p. 67.
1 Il se présente comme une lettre anonyme adressée au directeur des Éphémérides.
- CLIL theme: 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN: 978-2-406-06124-3
- EAN: 9782406061243
- ISSN: 2495-8670
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06124-3.p.0221
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 07-14-2016
- Periodicity: Biannual
- Language: French