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Classiques Garnier

Calcul et morale. Coûts de l’esclavage et valeur de l’émancipation (xviiie-xixe siècle) Caroline Oudin-Bastide et Philippe Steiner

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Calcul et morale. Coûts de lesclavage et valeur de lémancipation (xviiie-xixe siècle), Caroline Oudin-Bastide et Philippe Steiner, Albin Michel, 2015, 301 p.

Lesclavage nest utile ni au maître ni à lesclave ; à lesclave parce quil ne peut rien faire par vertu ; au maître parce quil contracte avec ses esclaves toutes sortes de vices et de mauvaises habitudes contraires aux lois de la société.

Jaucourt, L. chevalier de (1755)1.

Les « formations discursives » concernant la légitimité du régime esclavagiste, en France, avant labolition de 1848, constituent un exemple particulièrement probant de lapproche archéologique initiée par Michel Foucault. Ce dernier, dans un article rédigé en réponse à une interrogation du Cercle dÉpistémologie, juste après la publication des Mots et les Choses (1968) mais avant LArchéologie du savoir (1969), a donné ce qui est probablement le meilleur exposé de sa méthode. La citation qui suit est extraite de cet article. Elle prend lexemple de la folie, qui fut lobjet de sa thèse principale soutenue en 1961, mais elle savère tout aussi pertinente comme grille de lecture de louvrage dOudin-Bastide et Steiner.

Le système de positivité analysé dans Histoire de la folie ne rend pas compte exclusivement, ni même dune façon privilégiée, de ce que les médecins ont pu dire, à cette époque, sur la maladie mentale ; il définit plutôt le différentiel, la gamme énonciative, le réseau théorique, les points de choix qui ont rendu possibles dans leur dispersion même les énoncés médicaux, les règlements institutionnels, les mesures administratives, les textes juridiques, les expressions littéraires, les formulations philosophiques. [Foucault, M. (1968)]

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Bien que les auteurs de Calcul et Morale ne fassent nulle part allusion à Foucault, la citation précédente pourrait servir à articuler leur programme de recherches sur les discours agrémentés de calculs qui ont concerné lesclavage aux xviiie et xixe siècles.

Ces discours soulèvent en effet de multiples questions que les analyses foucaldiennes aident à poser. Et dabord qui sexprime ? Tous les médecins, à « lâge classique » nont pas laissé des écrits sur la folie. De même les auteurs qui ont écrit à propos de lesclavage ne sont quune partie des philosophes, « économistes », « administrateurs », dun côté, ou des planteurs et de leurs partisans, de lautre côté. Et parmi ces auteurs qui ont consacré des pages à lesclavage, ceux qui utilisent des calculs nen constituent quune sous-partie. Ils sont pourtant suffisamment nombreux pour quon soit autorisé à conclure quun discours sur lesclavage, à lépoque étudiée par Oudin-Bastide et Steiner, devait sappuyer sur des calculs, aussi imparfaits quils fussent, pour être entièrement légitime. Tout se passe en effet comme si, à propos de cette question de lesclavage, quon aurait pu croire essentiellement morale, avait émergé alors un consensus suivant lequel elle relevait en fait avant tout de léconomie politique.

Il est vrai que lapplication du calcul à la résolution de problèmes économiques a commencé plus tôt avec William Petty (Verbum sapienti – 1665-1667 ; Political Arithmetick – 1671-1676) et, en France, avec Vauban (Mémoire sur le canal du Languedoc, 1690), Castel de Saint-Pierre (Mémoire sur la réparation des chemins – 1706-1714) puis à partir de 1716 avec les ingénieurs des Ponts et Chaussées. En 1756, dans lArticle « Fermiers » de lEncyclopédie, Quesnay évalue le coût de la culture avec des bœufs ou avec des chevaux, ouvrant ainsi la voie, en quelque sorte, aux comparaisons chiffrées entre le coût du travail libre et le coût du travail servile. Lirruption du calcul, à une époque où, en labsence de statistiques fiables autant que dune méthode sûre, les résultats sont plus quincertains, est un fait incontestable mais qui nest pas entièrement compris. Faut-il avancer lhypothèse que léconomie politique étant la science des richesses, et les richesses étant depuis toujours lobjet de calculs, il était inévitable que léconomie politique naissante rejoignît rapidement le calcul ?

Cela ne suffit toutefois pas à expliquer que des économistes aient voulu sintéresser spécialement à la question de lesclavage, et par voie 223de conséquence à attaquer les esclavagistes. On ne peut pas ne pas voir là la contagion de lesprit des Lumières dont les physiocrates, en particulier, étaient les représentants. Il paraît difficile en effet de croire quils abordèrent cette question avec toute la neutralité exigée du savant. Lesclavage faisait scandale dès le xviiie siècle dans les couches les plus éclairées de la population ; cest pourquoi il est apparu nécessaire à cette époque de démontrer quil était contraire à lordre naturel ; quitte à ne pas se montrer trop regardant sur les moyens. A contrario, Le Mercier de la Rivière qui, comme Intendant des Antilles, avait une connaissance directe de la question, estime tout simplement « impossible » la suppression de lesclavage dans les îles [Le Mercier de la Rivière, P.-P. (1762)]1.

Prenant acte du présupposé des calculs anti-esclavagistes – qui a pour pendant le présupposé inverse des esclavagistes – Oudin-Bastide et Steiner refusent « de trancher la question de la profitabilité relative du travail servile et du travail libre » (p. 26). Ils mentionnent simplement, sans les endosser, les calculs de Fogel et Engerman établissant que la rentabilité des plantations esclavagistes dans le Mississipi, au xixe siècle, était supérieure à celle de lindustrie américaine. On peut admettre cette prudence. Les nombreux exemples de calcul cités dans leur ouvrage confirment combien les données sont incertaines. On aurait aimé néanmoins que nos auteurs nous éclairent davantage sur les modalités des calculs.

Ainsi en est-il dès le premier chapitre du livre qui reprend (p. 42) le calcul du coût annuel dun esclave dans les îles à sucre effectué par Dupont de Nemours dans larticle intitulé « Observations importantes sur lesclavage des Nègres » [Éphémérides du citoyen, 1771, t. VI]2. Le total auquel parvient Dupont, (420 livres par esclave et par an) est obtenu en additionnant les items suivants : lintérêt du capital immobilisé, le coût de remplacement du capital, lentretien (nourriture, habillement), le coût dencadrement (commandeur) et le coût de la sécurité (protection contre les agressions extérieures). Lauteur rapproche ensuite ce résultat du coût dun travailleur libre en Europe (ce qui nest dailleurs pas la meilleure base de comparaison) quil évalue à seulement 30 livres, démontrant ainsi la supériorité économique du travailleur libre avec 224dautant plus de facilité quil estime sa productivité au double de celle de lesclave. Tous les chiffres retenus par Dupont sont évidemment sujets à caution, mais que faut-il penser de sa méthode de calcul ? Le coût de remplacement du capital de 120 livres correspond à lamortissement sur dix ans du prix dachat de lesclave (fixé à 1 200 livres). Quant à lintérêt du capital immobilisé, il représente bien, comme le signalent justement Oudin-Bastide et Steiner, un coût dopportunité. Mais ce dernier ne devrait pas entrer dans le calcul du coût effectif de lesclave. Or nos deux auteurs, curieusement, semblent reprendre à leur compte ce mode de calcul, puisque, après avoir noté quun tel « redoublement du coût en capital que les calculateurs postérieurs oublient souvent, peut sembler à première vue surprenant », ils détaillent la méthode de Dupont sans autrement la critiquer.

En réalité, si le coût dopportunité ne doit pas être confondu avec un coût effectif, il peut servir à juger de la pertinence dun emploi du capital (lacquisition dun esclave, par exemple) par rapport à un autre (le placement de ce même capital à intérêt). On aurait pu souligner, à cet égard, que loin de conduire à la condamnation de lesclavage en termes économiques, les calculs fournis par Dupont lui-même pouvaient servir, dune certaine manière, à le justifier. En effet, un autre article consacré à lesclavage dans les Éphémérides du citoyen la même année et qui, à défaut dêtre signé par Dupont1, a été publié par lui, étudie la rentabilité dun capital investi dans la traite négrière (plus précisément le commerce triangulaire). Le calcul aboutit à un taux de rendement global de 9,5 %, soit à peu près léquivalent du chiffre retenu par Dupont pour son taux dopportunité (10 %). Dès lors, et même si le capital dont il sagit ici est celui des armateurs et non des planteurs, ce dernier calcul apparaît plutôt favorable au maintien de lesclavage quà sa disparition.

Quoi quil en soit, le travail dOudin-Bastide et Steiner met clairement en évidence un certain nombre de débats qui se sont noués autour de la question de lesclavage et qui nous intéressent encore aujourdhui. Ainsi la thèse de lharmonie naturelle des intérêts, encore défendue par les tenants de lidéologie néolibérale, était-elle loin de séduire tous les auteurs que lon range aujourdhui parmi les fondateurs du libéralisme économique. Pour sen tenir à la France (puisque cest le cadre retenu par nos auteurs), Turgot, Condorcet et Say se montrent à cet égard les plus 225lucides. On ne se privera pas du plaisir de reprendre ici le passage suivant de Say cité dans Calcul et Morale (p. 230), tant il demeure dactualité (même sil faudrait en changer quelques termes) :

Le système protectionniste et fiscal mis en place pour soutenir la production et le commerce avec les Antilles enrichit les commerçants et les colons au détriment des consommateurs qui paient le sucre plus cher que ce quil coûterait sil était acheté aux producteurs étrangers. [Say, J-B. (1828-1830), T. I, p. 253]

Une autre question est celle de la forme de la courbe doffre de travail. Oudin-Bastide et Steiner font référence au concept braudelien de « civilisation matérielle » pour éclairer la position de toux ceux, colons ou non, qui se représentaient loffre de travail des futurs affranchis par une courbe en cloche. On peut ici reprendre à nouveau Say (cité p. 166), pour qui « lhomme libre a souvent peu de besoins pour le présent et peu de prévoyance pour lavenir, et il ne regarde pas comme nécessaire de travailler au-delà de ce que réclament cette prévoyance et ce besoin, [tandis que] lesclave travaille pour un besoin illimité : la cupidité de son maître » [Say, J.-B. (1803), p. 216]. On ajoutera que lexemple des ouvriers parisiens qui pratiquaient fréquemment la « Saint-Lundi » voire la « Saint-Jeudi », poussait plutôt au pessimisme, à ce sujet, quà loptimisme dun Schoelcher (p. 163) : « Affranchi, le Nègre ne tombera ni dans loisiveté ni dans la barbarie : en contact permanent avec la civilisation, il sera vite sollicité par des besoins qui le rendent laborieux » [Schoelcher, V. (1840), p. 151]. Aujourdhui, on ne peut que constater que les anciennes colonies à sucre de la France se montrent incapables daffronter la concurrence internationale, mais cela ne prouve rien quant à la productivité potentielle de leurs populations puisque celles-ci demeurent à labri dun système hyper-protecteur.

Même si lon ne peut évidemment rendre compte dans le cadre dune simple recension de toutes les richesses contenues dans le livre dOudin-Bastide et Steiner, on nomettra pas de mentionner la rupture épistémologique repérée par nos deux auteurs entre les économistes et abolitionnistes qui se contentent de (vouloir) démontrer du point de vue du maître que le travail libre est supérieur au travail servile, et ceux qui se situent « dans la logique dun calcul hyperbolique », cest-à-dire au niveau de la société toute entière. Charles Comte est, semble-t-il, celui qui a exprimé ce point de vue avec le plus de clarté (p. 107) :

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Lesclavage est un obstacle invincible à la formation et à la cumulation des richesses, parce quil ravit à la classe laborieuse tout moyen de travailler avec intelligence et de faire des économies, et quil donne à la classe des maîtres des vices qui leur font consommer improductivement le fruit du travail de la population asservie. [Comte, C. (1827), p. 242]

On voit tout de suite la différence avec la citation de Jaucourt en exergue. Les considérations morales quoique toujours présentes, et à peu près dans les mêmes termes, sont ici intimement mêlées au raisonnement (macro)économique.

Enfin, on rendra grâce à nos deux auteurs de nous éclairer sur la fameuse citation « Périssent les colonies plutôt quun principe », den faire la généalogie de Dupont (1791) à Schoelcher (1842) en passant par Robespierre et surtout Desmoulins (p. 226-228). En remontant un peu plus loin dans le passé, on retrouverait Jaucourt et lEncyclopédie :

On dira peut-être quelles seraient bientôt ruinées ces colonies, si lon y abolissait lesclavage des nègres. Mais quand cela serait, faut-il conclure de-là que le genre humain doit être horriblement lésé, pour nous enrichir ou fournir à notre luxe ? [] Non… Que les colonies européennes soient donc plutôt détruites, que de faire tant de malheureux ! [Jaucourt, L. chevalier de (1765)]

Michel Herland

CEREGMIA

Université des Antilles
et de la Guyane

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Références bibliographiques

Cantillon, R. [1755], Essai sur la nature du commerce en général, INED, Paris, 1997.

Comte, C. [1827], Traité de législation, A. Sautelet et Cie, Paris, Vol. 4.

Dupont de Nemours [1771], « Observations importantes sur lesclavage des Nègres », Éphémérides du citoyen, T. VI, p. 178-246.

Foucault, M. [1968], « Sur larchéologie des sciences – Réponse au cercle dépistémologie », Cahiers pour lanalyse, No 9, été, in Michel Foucault, Dits et écrits, I, 1954-1975, Gallimard, « Quarto », 2001, p. 748-749.

Herland, M. [2002], « Penser lesclavage : de la morale à léconomie » in Célimène, F. & Legris, A. (dir.), Léconomie de lesclavage colonial, CNRS, « Biblis », Paris, 2012.

Jaucourt, L. chevalier de [1755], « Esclavage », LEncyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Vol. 5, p. 934.

Jaucourt, L. chevalier de [1765], « Traite des nègres (Commerce dAfrique) », LEncyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Vol. 16, p. 532-533.

Le Mercier de la Rivière, P.-P. [1762], Mémoire sur la Martinique in Mémoires et textes inédits sur le gouvernement économique des Antilles, CNRS, Paris, 1978.

Say, J.-B. [1803], Traité déconomie politique, Déterville, Paris.

Say, J.-B. [1828-1830], Cours complet déconomie politique pratique, rééd. Économica, Paris, 2010, 2 Vol.

Schoelcher, V. [1840], Abolition de lesclavage, Pagnerre, Paris.

1 Cité in Oudin-Bastide et Steiner p. 13 (les références, sans autres indications que la page, proviennent de louvrage dont nous rendons compte). Nous corrigeons la citation. Jaucourt, qui avait la passion de la plume, est un contributeur essentiel quoique peu connu de lEncyclopédie. On lui attribue près de 18 000 articles sur les quelque 72 000 que contient louvrage complet.

1 Cité in Herland, M. (2002), p. 65.

2 Cantillon [(1755), chap. 11] semble néanmoins le premier à avoir esquissé une comparaison entre le coût du travail libre et du travail servile. Cf. Herland, M. (2002), p. 67.

1 Il se présente comme une lettre anonyme adressée au directeur des Éphémérides.