Lamennais et Bossuet
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue Bossuet
2015, n° 6. Réceptions de Bossuet au xixe siècle - Auteur : Labouret (Guilhem)
- Pages : 51 à 70
- Revue : Revue Bossuet
LAMENNAIS ET BOSSUET
Lamennais contre Bossuet ?
« Ubi Petrus, ibi Ecclesia. » En citant saint Ambroise dans une lettre adressée au rédacteur de La Quotidienne le 17 février 18291, Lamennais s’inscrit comme un opposant au gallicanisme hérité de Bossuet. Il se défend dans cette lettre des accusations portées par l’archevêque de Paris en personne, Mgr de Quelen, qui lui reproche de « se faire hardiment le détracteur [de Louis XIV et de Bossuet] ». « Je crois, en vérité, n’avoir été ni détracteur ni hardi. J’ai dit, comme Fénelon et comme l’histoire, que Louis XIV avait substitué le despotisme à l’ancienne constitution monarchique ; et j’ai répété après le Saint-Siège que Bossuet s’était trompé sur des questions de théologie : ainsi la hardiesse, s’il y en a, appartient aux pontifes romains. »
Bossuet s’est trompé. En disant cela, Lamennais entame une critique du gallicanisme théologique qui va l’isoler de plus en plus sur la scène politique française et qui va contribuer à faire de lui un opposant majeur à Bossuet, à plus d’un siècle de distance. « Ubi Petrus, ibi Ecclesia. » Il ne cesse ainsi de répéter cette maxime de saint Ambroise, citée pour la première fois dans un violent essai polémique paru en 1826, De la religion considérée dans ses rapports avec l’ordre politique et civil2. Dans cet ouvrage, Lamennais revient sur ce qui est pour lui l’une des origines du déclin du christianisme en France : le gallicanisme.
Combien sont aveugles ou criminels ceux qui attaquent, à quelque degré que ce soit, la suprême monarchie du pontife romain […] ; ceux qui soutiennent des maximes
injurieuses à son pouvoir, ou qui, semant contre lui de schismatiques préventions, une secrète défiance, cherchent à le rendre moins vénérable et moins sacré aux yeux des chrétiens ! Hommes insensés […] ! Hommes coupables et pervers […] !
En cause essentiellement la fameuse Déclaration de 1682 :
Considérée sous un autre point de vue, et avant même d’examiner la doctrine qu’elle renferme, la déclaration de 1682 ne peut, pour employer l’expression la plus douce, qu’exciter un grand étonnement. Car que fait cette déclaration ? Elle apprend au monde entier, qu’en ce qui tient au pouvoir du pape, l’Église gallicane ne pense ni comme le pape, ni comme les autres Églises unies au pape3.
Contre le dépositaire du gallicanisme, Lamennais élabore lentement une théorie de la société qui fait de la religion chrétienne la loi fondamentale de toutes les collectivités. Le ton est vif et le texte tourne au pamphlet, un pamphlet qui vise presque personnellement l’homme fort du gallicanisme en 1826, Mgr Frayssinous. Pour justifier ses critiques, Lamennais résume l’histoire du gallicanisme en revenant au xviie siècle et commence par citer Fénelon :
« La plupart des prélats, dit [Fénelon], se précipitent d’un mouvement aveugle du côté où le roi incline : et l’on ne doit pas s’en étonner ; ils ne connaissent que le roi seul, de qui ils tiennent leur dignité, leur autorité, leurs richesses, tandis que, dans l’état présent des choses, ils pensent n’avoir rien à espérer ni rien à craindre du Siège apostolique. Ils voient toute la discipline entre les mains du roi, et on les entend répéter souvent que, même en matière de dogme, soit pour établir, soit pour condamner, il faut consulter le vent de la cour. »
En cet état de choses, un différend s’élève entre Rome et le roi, à l’occasion d’une affaire où le pape défendait […] les droits manifestes et les véritables libertés de l’Église. Les parlements échauffent la querelle, animent le monarque. Il prend la résolution de marquer, par un acte solennel, son ressentiment contre le souverain pontife, et il charge le clergé de sa vengeance. De serviles prélats se précipitent d’un mouvement aveugle du côté où le roi incline. En deux mots voilà l’histoire de la célèbre déclaration de 16824.
Ainsi Lamenais dénonce-t-il tous les gallicans, et, par là même, Louis XIV et Bossuet, qu’il suspecte dans cette affaire de n’avoir pas été exempt « d’une certaine faiblesse de cour5 ». Dans un premier
temps, prudent dans ses attaques envers Bossuet, Lamennais ne peut faire autrement que de le citer. À l’origine de la proposition de 1682 « Le concile est supérieur au pape », il y a en effet le Sermon sur l’unité de l’Église, prêché par Bossuet à l’occasion de l’ouverture de l’Assemblée générale du clergé de France en 1681, et dont Lamennais reprend quelques extraits pour mieux souligner la puissance destructice du gallicanisme envers le pape :
La puissance qu’il faut reconnaître dans le Saint-Siège est si haute et si éminente, si chère et si vénérable à tous les fidèles, qu’il n’y a rien au-dessus que toute l’Église catholique ensemble6.
Bossuet devient par cette affirmation le fossoyeur de l’Église catholique, universelle :
Contester au pape soit l’infaillibilité, soit la plénitude de la puissance ou la souveraineté vraiment monarchique, c’est contester à l’Église sa propre existence, c’est nier qu’elle soit une, universelle, perpétuelle, sainte ; c’est l’anéantir entièrement : et saint François de Sales l’a très bien vu, lorsqu’il a dit avec autant de profondeur que de justesse : Le pape et l’Église, c’est tout un7.
Lamennais oppose donc à Bossuet saint Ambroise, saint Cyprien, saint François de Sales, pour donner plus de poids à sa critique et devancer les attaques de Mgr Frayssinous.
Mais en attaquant ainsi Bossuet, Lammenais souligne aussi les contradictions de l’homme, et son habileté politique et rhétorique. Il met par exemple en évidence sa distinction entre le Saint-Siège et celui qui est assis dessus. Pour Bossuet, « l’entière et vraie solidité de la religion chrétienne réside dans le Siège apostolique », mais celui qui y est assis peut enseigner « momentanément l’erreur8 » ! Lamennais rejoint ici Fénelon qui voyait à ces positions de Bossuet des conséquences « absurdes et impies ». Le travail de Bossuet ressemble donc à une somme d’affirmations bien menées mais absurdes, suivant une argumentation habile, mais menant à l’hérésie. Ainsi Bossuet a-t-il attaqué « la doctrine professée sur l’autorité du Saint-Siège par toute l’Église catholique, la France seule
exceptée9 ». Et Lamennais de donner la liste de tous les papes qui, depuis Innocent XI en 1683 jusqu’à Benoît XIV, ont condamné la Déclaration de 1682 et surtout sa Défense par Bossuet. Ainsi de Benoît XIV :
Il est difficile de trouver un autre ouvrage aussi contraire à la doctrine professée sur l’autorité du Saint-Siège par toute l’Église catholique, la France seule exceptée ; et notre prédécesseur immédiat, Clément XII, ne s’abstint de la condamner formellement que par la double considération et des égards dus à l’auteur qui avait si bien mérité de la religion, et de la crainte trop fondée d’exciter de nouveaux troubles10.
Dans ce texte polémique de 1826, Lamennais s’en prend donc à Bossuet. Mais s’agit-il d’une réelle charge contre le seul Bossuet, sorte de bras armé de Louis XIV sur le terrain religieux ? Si l’on regarde bien l’essai De la religion considérée dans ses rapports avec l’ordre politique et civil, on constate que c’est plutôt l’utilisation faite de Bossuet par les gallicans des années 1820 que condamne Lamennais, et en particulier celle de l’évêque d’Hermopolis, Mgr Frayssinous :
Qu’on ose parler de maximes françaises lorsqu’il s’agit du point le plus important de la doctrine catholique, du fondement même de l’Église et de sa constitution divine ; qu’on s’applaudisse d’être séparé sur ce point de toutes les autres Églises unies au successeur de Pierre : qu’on représente leur obéissance comme une servitude dont on a su s’affranchir avec cette sagesse qui prévient les abus, qui concilie tous les droits et tous les devoirs ; qu’on oppose froidement Bossuet au Vicaire de Jésus-Christ, son savoir à l’autorité du Docteur de l’Église universelle, son génie aux promesses du Fils de Dieu et à ses paroles qui ne passeront point : c’est là ce qui effraie, ce qui consterne plus que les efforts de l’impiété11.
Autrement dit, ce que Lamennais dénonce, c’est moins Bossuet lui-même que l’image que le gallicanisme du xixe siècle est en train de bâtir de Bossuet : les gallicans se réclament de Bossuet, les ultramontains… de saint Pierre ! Bossuet remplace donc saint Pierre chez les gallicans, ce que confirment les ordonnances Portalis et Feutrier. Dans Des progrès de la révolution et de la guerre contre l’Église, Lamennais cite ainsi le compte rendu de l’ordonnance Feutrier dans Le Messager des Chambres du 21 juin 1828 :
Qu’est-ce que la religion de l’État ? C’est le catholicisme sans doute ; mais ce sont aussi les règles qui, de temps immémorial, ont fait loi en France : c’est la religion de Rome, on n’en peut disconvenir ; mais avec les influences et les surveillances que le pouvoir s’est toujours réservées : c’est la religion de Louis XIV et de Bossuet. […]
La critique qui suit directement le passage montre que ce qui est en cause, c’est l’utilisation du nom de Bossuet :
Nous ne connaissons point la religion de Louis XIV et de Bossuet ; nous ne connaissons que la religion de Jésus-Christ, invariable par son essence, et qu’il n’appartient à nul homme, quelle que soit sa puissance et son génie, de changer ni de modifier. Cette religion est celle de Rome, on n’en peut disconvenir : donc, ou vous l’accepterez telle que Rome la professe et l’enseigne, ou ce ne sera plus la religion de Jésus-Christ. Si c’est là ce que vous appelez la religion de Louis XIV et de Bossuet, leurs noms sont au moins inutiles ici : celui de catholique, consacré par le langage de tous les temps et de toutes les nations, suffit ; et aucun autre ne peut lui être substitué, sans une impiété scandaleuse12.
Il ne s’agit pas de minimiser les attaques de Lamennais contre Bossuet. Mais ce que déplore Lamennais, c’est surtout que le xixe siècle ait utilisé Bossuet comme soutien politique et idéologique au gallicanisme contemporain, au lieu de le considérer pour ce qu’il est. Au fond, pour Lamennais, Mgr Frayssinous et Mgr Feutrier ne valent pas mieux que Louis XIV, qui, en son temps, avait déjà su utiliser la personnalité de Bossuet, reconnu comme un excellent prédicateur. Et l’on peut voir ainsi Lamennais se réjouir de l’échec du journal La France catholique, soutenu par l’archevêque de Paris, Mgr de Quelen, et Mgr Frayssinous, et dont le sous-titre indiquait, de manière claire et nette : « Recueil de nouvelles dissertations religieuses et catholico-monarchiques sur l’état actuel des affaires de l’Église suivant les principes de Bossuet. » Autre exemple, dans une lettre de mai 1829 adressée à son amie la comtesse de Senfft, Lamennais recense les derniers ouvrages gallicans et note par exemple :
Le gallicanisme se remue avec une violence que vous pouvez difficilement vous représenter. L’abbé Affre, neveu de l’abbé Boyer, vient de publier un gros livre auquel on répondra : ce n’est guère qu’un abrégé de la Défense de Bossuet, assaisonné d’absurdités incroyables. Du reste, ce qui montre le peu de faveur
que trouvent en général les doctrines gallicanes, c’est qu’aucun libraire n’a voulu se charger du livre : l’auteur a été obligé de le faire imprimer à ses frais13.
Bossuet devient comme une marque déposée, un étendard dont se réclament les gallicans proches du pouvoir. Et ces mêmes gallicans ont tôt fait d’enfermer Lamennais dans un rôle d’opposant à Bossuet, pour le décrédibiliser.
Certes, pour Lamennais et les mennaisiens, Bossuet a eu tort, en particulier quand il « soutient que le christianisme [est] la religion spéciale des monarchies, surtout des monarchies absolues », selon les mots du baron d’Eckstein, alors que, « religion de tous les gouvernements, il n’appartient à aucun14 ». Ailleurs, la critique ad hominem se fait mordante, comme dans cette lettre de janvier 1828 à la comtesse de Senfft :
Qu’a fait cet homme [Bossuet] avec tout son génie ? Il prit la main froide du Pharaon de son temps, et il la posa sur l’Église de France. Depuis lors cette Église est fière ; elle dépendait de Rome, et maintenant elle relève des Pyramides15.
Cependant, le parcours du maître de La Chênaie indique un réel intérêt pour Bossuet, pour ses prédications, pour sa poésie. Et il tente de replacer Bossuet à sa juste place, à l’issue d’une « longue suite de siècles », confirmant « la doctrine enseignée [par l’Église] ». Il note ainsi dans une lettre d’avril 1853 : « Bossuet n’est que l’écho des théologiens, des papes et des Conciles » qui l’ont précédé16. Lamennais critique certes la Déclaration de 1682, mais il critique sans doute surtout ceux qui s’en réclament encore au xixe siècle alors que le contexte a changé, et que Louis XIV n’est plus, ceux qui « assaisonnent » Bossuet à la sauce dix-neuviémiste. Et Lamennais de dénoncer les simplifications opérées par certains. À l’occasion d’un discours prononcé par le ministre de l’Intérieur le 21 novembre 1820, lors de la pose de la première pierre du séminaire de Saint-Sulpice, il publie des Réflexions sur la nature et
l’étendue de la soumission due aux lois de l’Église en matière de discipline en guise de réaction au discours du ministre, le comte Siméon :
Après avoir fait l’éloge de la congrégation de Saint-Sulpice, M. le ministre de l’Intérieur poursuit en ces termes : « Puissent se former ici d’heureux imitateurs des Bourdaloue et des Massillon, de l’aigle de Meaux et de la colombe de Cambrai, ayant l’inflexibilité du premier sur le dogme, la tolérance et la charité du second ! […] »
Nous observerons qu’il est plus que puéril d’opposer Bossuet et Fénelon pour recommander l’inflexibilité du premier sur le dogme, la tolérance et la charité du second. Certes Bossuet n’était pas moins charitable ni moins tolérant que Fénelon pour les personnes, comme l’histoire en fait foi ; et Fénelon n’était pas moins inflexible sur le dogme que Bossuet.
Et Lamennais de rapprocher la Première épître de saint Paul à Timothée (vi, 20 : « Sois le gardien du dépôt ») et l’Épître à Tite (i, 7-8). Retrouver le vrai Bossuet : tel pourrait être alors le projet de Lamennais, prêtre et écrivain lui aussi, contre une utilisation politique de l’évêque de Meaux.
Pour une lecture de Bossuet
L’examen du catalogue de la bibliothèque de Lamennais le montre : Lamennais possède plusieurs éditions des Sermons de Bossuet, et ces ouvrages ne lui sont pas parvenus par hasard : on peut mentionner plusieurs lettres dans lesquelles il exprime son désir de se procurer des textes de Bossuet, dont les Oraisons funèbres. Il demande ces ouvrages à son frère, Jean, qui les lui envoie. Et il les lit, de nombreuses citations de Bossuet parsemant sa correspondance et son œuvre.
La lecture des Sermons de Bossuet s’inscrit dans un contexte particulier, dès 1808. Au lendemain de la Révolution, la situation du clergé de France est difficile : faible nombre de prêtres, insuffisance de leur formation, restrictions financières qui touchent tout le clergé. Cette situation sans précédent provoque des réactions, quelques années après Le Génie du christianisme. En s’appuyant sur un constat réel et sur des études sérieuses émanant même du bureau des affaires ecclésiastiques
au ministère de l’Intérieur17, Lamennais publie son premier texte en 1808 : les Réflexions sur l’état de l’Église en France pendant le xviiie siècle et sur sa situation actuelle. Dans ce texte, Lamennais s’emploie à faire le récit des déboires de l’Église, « de ses épreuves et de ses combats, depuis son origine jusqu’à nos jours18 ». Vaste programme, puisqu’il commence par les « douze pauvres pêcheurs, sans protection, sans appui, forts de leur seule faiblesse19 ». Même sans « l’embrasser dans toute son étendue », c’est un « tableau rapide des dernières persécutions de l’Église20 » que dresse Lamennais dans les cinquante premières pages de ses Réflexions sur l’état de l’Église en France, avant d’aborder, non sans pathos, la période révolutionnaire :
Oh ! qui racontera ce règne de l’homme ? Qui pourra égaler les lamentations aux calamités, et l’exécration au crime ? Qui trouvera des paroles pour nommer ce qui n’a point de nom, et des larmes pour pleurer ce qui est au-dessus de toute douleur comme de toute consolation ? Pour moi, faible historien des souffrances de l’Église, je rappellerai les faits avec simplicité ; et si quelquefois, vaincu d’horreur, j’étais tenté, à l’aspect des victimes, d’appeler sur les bourreaux les vengeances du ciel, je me souviendrai que le chrétien est disciple du Dieu qui pardonne21.
Puis le « faible historien » qu’il est achève son parcours à travers le xviiie siècle et en arrive à l’époque moderne où
chacun ne songe qu’à soi, à sa fortune, à ses plaisirs. On s’affranchit de toute gêne, de toute obligation, sous des prétextes frivoles, ou même sans prétexte ; et, chose étrange ! on affecte de mépriser les pratiques les plus saintes, dans le temps même où l’on ne fait consister la religion que dans des démonstrations extérieures. On se dit encore, on se croit peut-être disciple de Jésus-Christ ; et on rejette le fardeau de sa croix, on compose avec sa doctrine, on voudrait, en quelque sorte, s’arranger à la fois pour le temps et pour l’éternité, et acquérir la vie future sans perdre une seule jouissance de la vie présente22.
L’aboutissement de cette courte histoire de l’Église est une réflexion sur le clergé à l’aube du xixe siècle. Or la fin de l’ouvrage montre que Lamennais se fait sévère à propos du clergé moderne, incapable d’avoir su rester intègre et fidèle à sa vocation première au service des hommes :
Il m’en coûte de le dire : mais je le dirai pourtant. Plût à Dieu que le clergé du moins se fût garanti de la contagion ! plût à Dieu qu’il réclamât unanimement par son exemple contre l’affaiblissement du zèle, et que l’Église en souffrance trouvât dans tous ses ministres les consolations et les secours qu’elle a droit d’attendre d’eux ! Sans doute elle renferme encore dans son sein un grand nombre d’hommes apostoliques ; une sève de foi anime encore quelques branches de ce tronc sacré : et c’est ce qui condamnera tant de prêtres tièdes et languissants, qui ne sont, suivant l’expression de l’apôtre, ni chauds ni froids23.
Les Réflexions sur l’état de l’Église en France s’achèvent sur une série de propositions de la part du jeune Lamennais. Nous pouvons en retenir deux : réaffirmer « la nécessité des retraites et des conférences ecclésiastiques24 » et « ranimer le goût de l’étude parmi les ecclésiastiques25 ». Passé le temps du constat affligé, Lamennais ouvre donc une première piste aux problèmes du clergé. Le prêtre est au centre du programme de régénération de l’Église de France, et l’historien des Réflexions sur l’état de l’Église, une fois le tableau dressé, interpelle directement les prêtres en multipliant les injonctions :
Prêtres de Jésus-Christ, vous êtes les médecins des âmes ; et si un zèle, d’ailleurs bien louable, vous porte à consacrer tous vos instants aux saints travaux du ministère, songez que, pour être utile, ce zèle doit être éclairé. […] Reprenez le rang qui vous est dû ; ne souffrez pas que la dignité du sacerdoce éprouve entre vos mains une honteuse déchéance. […] Ne vous exposez pas à rougir de votre ignorance devant l’ignorance même, et à baisser les yeux devant la présomptueuse impiété26.
C’est à une vraie prise de conscience que doit aboutir le cri d’alarme de Lamennais, et c’est à une formation sérieuse des prêtres qu’il faut arriver : c’est au cœur de cette formation que l’on doit rencontrer la lecture de Bossuet, mais aussi celle de Fénelon ou de Massillon, comme cela est déjà d’ailleurs fait en grande partie à Saint-Sulpice, même si, reconnaît-il
non sans réalisme, « sans doute il n’est pas question de faire de chacun des élèves un Bourdaloue ou un Massillon27 ». Là semble résider l’une des clés du renouvellement du clergé en France : lire Bossuet, s’inspirer de Bossuet, mais… ne pas faire du Bossuet.
Car la tentation est grande, en effet, de faire de Bossuet une figure de l’intransigeance chrétienne et de chercher à le copier. Et alors le risque est grand de passer à côté des préoccupations du temps : peut-on encore parler à ses contemporains comme Bossuet s’adressait à la cour de Louis XIV ? Voilà l’enjeu de la réflexion de Lamennais : lire du Bossuet, s’inspirer de Bossuet, mais ne pas faire du Bossuet car l’époque ne le permet peut-être plus. Lamennais présente dans ses différents textes une tension difficile à maintenir entre le souci de s’inspirer de Bossuet et la nécessité de s’en écarter, le contexte ayant profondément changé.
Un autre texte, paru dans Le Défenseur en 1820, va dans le même sens. L’article « Sur l’état du clergé en France » donne des chiffres : le nombre des prêtres employés en France est en chute libre, le nombre des croyants aussi ! Une fois encore, le texte s’achève sur cette nécessité de former les prêtres. Le souci de Lamennais de former les prêtres à parler, argumenter et commenter les Écritures est alors réaffirmé. Lamennais, grand lecteur de saint Paul, n’écarte pas l’Esprit-Saint comme inspiration du prédicateur. Mais son travail de pédagogue et de formateur lui fait placer l’éloquence et la rhétorique au premier plan de ses textes. C’est dans la lignée de Bossuet qu’il faut se situer, référence irremplaçable, tout en prenant bien garde aux spécificités du temps : un temps où la parole chrétienne est une parole à contre-courant, minoritaire et dérangeante pour le pouvoir en place. Bossuet, par le passé, donnait des conseils de vie aux croyants et cherchait à les éclairer pour bien vivre chrétiennement. La position de Lamennais dans l’histoire est tout autre : il s’agit pour lui de faire croire en Dieu, de réveiller les consciences endormies et d’éveiller les incroyants. À partir des processus anciens de l’éloquence telle qu’elle avait pu être pratiquée au xviie siècle, il s’agit donc de construire un discours moderne et convaincant à l’usage d’un peuple abandonné par ses pasteurs, et un discours qui soit également recevable théologiquement par les autorités de l’Église. Des choix délicats s’imposent donc, car si le plagiat des grands orateurs chrétiens – tel qu’il existe trop souvent dans les sermons des curés de campagne – n’est plus possible, une nouvelle
forme d’éloquence reste à fonder. Et elle nécessite des appuis sérieux. Dans les années 1810-1820, le discours de Lamennais se place ainsi sous l’autorité de Bossuet, « qui certainement a été plus grand par son éloquence que par sa prévoyance28 ». Dans une lettre de mars 1827 au marquis de Coriolis, Lamennais fait même de Bossuet, Fénelon et Pascal les compagnons de son séjour à La Chênaie : « Je m’en vais en Bretagne pour y passer quinze ou dix-huit mois. Là, plus de vie, plus de discours : les jardins parlent peu : nulle autre société que Bossuet, Fénelon, Pascal et autres pareils misérables, vrai gibier de police correctionnelle. »
Annoncée dès les Réflexions sur l’état de l’Église, la définition mennaisienne d’un art oratoire nouveau est véritablement donnée dans la deuxième partie de l’Esquisse d’une philosophie publiée en 1840. Lamennais y fait le point sur l’histoire de l’éloquence et dessine précisément les contours de l’« art oratoire » moderne29.
La première étape d’une histoire de la prédication correspond aux grands discours, sermons et paraboles de Jésus. Lamennais reprend ici un élément essentiel du Sermon sur la prédication évangélique de Bossuet qui rappelait que c’est d’abord « la parole de Jésus-Christ qui régénère les enfants de Dieu ; c’est elle qui les absout de leurs crimes ; c’est elle qui leur prépare sur ces saints autels une viande immortelle30 ». C’est dans l’Évangile que doit être trouvée la véritable inspiration de l’orateur chrétien. Parole à visée universelle, bonne nouvelle destinée à changer la face de la terre,
cette grande prédication, qui devait renouveler le monde, continuée par les disciples du Fils de l’homme, se propagea dans l’empire romain et au-delà chez les barbares, avec une rapidité sans exemple : currit verbum, disait saint Paul, étonné lui-même de ce merveilleux mouvement. L’enseignement du dogme et des devoirs n’a pas un moment cessé depuis ; étroitement lié au culte, il constitua dès l’origine l’une des plus hautes fonctions du sacerdoce, et c’est à l’influence de cet enseignement oral qu’est principalement dû le développement intellectuel et moral des peuples chrétiens et leur civilisation supérieure31.
Depuis saint Paul, un seul et même mot d’ordre anime toute la prédication chrétienne : la charité, thème qui se maintient malgré de
grandes variétés de traitement. Cette permanence du grand thème évangélique de l’« amour sublime, immense, de Dieu et des hommes32 » permet à Lamennais de distinguer l’éloquence chrétienne véritable – celle des Pères de l’Église, « genre de pathétique plein de chaleur et de vives émotions33 » – et la parole mensongère, souvent assimilée à la théologie protestante, qui repose sur des « doctrines effrayantes » qui ont éteint « l’amour, la volonté, l’action34 ». Bossuet apparaît comme un bon exemple de cette éloquence chrétienne véritable, que Lamennais retrouve en particulier dans le Sermon sur l’ambition : « Ayons une charité infinie. Telle doit être l’ambition du chrétien35. » Les rappels historiques effectués font donc énoncer à Lamennais, dans un siècle marqué par la rigueur doctrinale, un grand principe de l’éloquence moderne : la parole du prêtre doit être avant tout une parole de paix et d’amour, qui rappelle aux riches leurs devoirs et console ceux qui souffrent. On doit donc retenir de l’histoire de l’éloquence religieuse la force d’un message de « joie sainte », plein de « magiques perspectives36 ». L’art oratoire au Grand Siècle semble lui donner raison :
ôtez la chaire chrétienne et ses enseignements, et ses protestations incessantes, qu’aurait été la société dans les temps féodaux ou sous le despotisme de Louis XIV ? ce qu’elle a été partout où le christianisme n’a point pénétré. Il la sauva d’une ruine certaine, il y déposa le germe de la civilisation future, il en prépara le développement, tel qu’on l’a vu s’opérer depuis37.
Lamennais défend ainsi le sermon et s’appuie sur la refondation du genre par Bossuet. Quel genre religieux adopter, en effet, pour lutter contre la fameuse « indifférence en matière de religion » qui sévit alors ? Le sermon se présente comme un discours structuré, bien établi, dont seule la structure est fixée par écrit. Pour Lamennais, Bossuet est un modèle d’élan prophétique et de structure cohérente, d’alliance réussie entre les « hauteurs du dogme » et les « passions qui fuient en vain dans les détours du cœur38 ». Comme l’a montré Jacques Truchet, la structure du sermon
chez Bossuet est « rigide, immuable, et rigoureusement enseignée39 ». Le sermon commence par une brève citation de l’Écriture – autrement appelée le texte – puis suit un exorde en deux temps, composé d’une introduction générale et d’un résumé des idées fortes qui seront développées, avant que n’intervienne le développement proprement dit, construit en deux ou trois points. Le cadre est à peu près le même chez Fénelon, qui travaille la péroraison en deux temps : d’abord une récapitulation, puis l’affection, moment d’action de grâces final40. On comprend que ce schéma établi depuis saint Vincent de Paul, s’il est vidé de son sens et qu’on lui applique des propos creux, tourne vite au discours sclérosé. C’est ce que dénonce Lamennais. Par ailleurs, puisqu’il s’agit d’un large développement sur une phrase extraite de l’Écriture qui n’est souvent qu’un prétexte, la durée du sermon peut vite nuire à l’objectif visé. Depuis Bossuet, durant une heure environ, le public reçoit des propos souvent graves et sévères, dictant une morale fondée sur le dogme. Qui peut encore tenir une telle durée minimale avec le même talent ?
Quant au fond du sermon, correspond-il encore aux aspirations des auditeurs, et surtout est-il juste d’insister sur une morale sévère et de brandir sans cesse la colère divine contre le pécheur ? Les sermonnaires dont dispose le clergé du xixe siècle sont pleins de ces discours sombres et rigoristes : damnation éternelle, jugement dernier, citations de l’Apocalypse… À l’exception peut-être des sermons du père Bridaine (1701-1767), pleins de chaleur humaine, les sermons semblent bien éloignés, depuis le xviie siècle, des préoccupations sociales du peuple, et font peu d’état du message d’amour du Christ. Il est loin le temps où l’évêque de Belley, Mgr Camus, osait plaindre le peuple et prendre la parole en son nom devant les états généraux de 1614 : « Hélas, le pauvre ressemble au crocodile, il a bien des yeux pour pleurer mais n’a point ici de langue pour se plaindre […]41. » Or pour Lamennais, c’est précisément ce ton qu’il faut choisir pour être entendu, comme l’enseignait le Christ lui-même :
Jésus parle aux hommes un langage qu’ils n’avaient jamais encore entendu : il ouvre devant eux comme un monde nouveau où leur pensée et leur amour se
reposeront désormais avec une joie ineffable et calme. Le Dieu qu’il annonce n’est plus le Dieu terrible du Sinaï, dont les fils d’Israël craignaient d’ouïr la voix et d’entrevoir la face ; mais le Dieu des miséricordes, le Dieu vraiment père, qui compatit et qui pardonne, qui n’efface de son cœur aucun de ses enfants, quelque coupables qu’ils soient envers lui42.
Le sermon est un genre qui sert magistralement la foi catholique. Mais peut-on appliquer au xixe siècle les recettes du xviie ?
De l’échec de la prédication
à l’invention de la poésie
Ce qui permet de mesurer l’écart entre l’efficacité des sermons de Bossuet et leurs pâles imitations au xixe siècle, c’est l’analyse que fait Lamennais des Conférences de Notre-Dame de Lacordaire. Le parallèle entre Bossuet et Lacordaire est particulièrement pertinent : dans les deux cas, on a affaire à des orateurs placés en situation institutionnelle, parlant dans des lieux du pouvoir et chargés d’histoire, le Louvre et Notre-Dame. Lamennais, qui est considéré comme un piètre orateur, reste très critique vis-à-vis de l’art oratoire religieux de ses contemporains, et même de ses proches, comme le montre sa réaction devant les conférences de Lacordaire : l’éloquence de son ancien disciple repose sur des bases contestables, joue sur de grands effets de manche, mais ne produit aucune conversion chez ses auditeurs. En 1841, il critique la restauration de l’ordre des « Frères prêcheurs » ainsi appelés « parce qu’ils doivent surtout s’appliquer à la prédication » :
En France, ce ne seront que des missionnaires sous un habit de moine. Ils feront ce que font les autres, ni plus ni moins, et c’est peu de choses. Nous avions déjà des bénédictins et des capucins. Toutes ces institutions ont été utiles autrefois, mais elles ne sont plus de notre siècle, et on ne ressuscite point le passé43.
Lamennais est à La Chênaie quand Lacordaire commence ses conférences lors du carême de l’année 1835, et tous ses correspondants
parisiens lui rapportent son attitude et les propos tenus à Notre-Dame. Dans une lettre à Eugène Boré, Lamennais remarque :
La conférence de Lacordaire a fait la même sensation [à David Richard] qu’à toi. Il m’écrit que s’il avait été disposé à se faire catholique, ce discours eût changé sa résolution. Je ne m’en étonne pas, non seulement à cause de tout ce qui manque à Lacordaire du côté de la science véritable, de la justesse et de la profondeur d’esprit, mais aussi parce qu’on a rendu impossible aujourd’hui la défense de la cause qu’il a entrepris de soutenir. On ne lui permettrait point de parler s’il disait quelque chose de raisonnable. Mais il ne cherche que des effets, et des effets on en trouve toujours avec un peu d’imagination et de facilité de parole. La chaire a d’ailleurs cet avantage, qu’on y est à l’abri de la réplique et de la réfutation. Les pauvres écrivains vivent sous des conditions plus sévères44.
Le même jour, il écrit à David Richard :
Le discours que vous avez entendu [le premier sermon de carême de Lacordaire à Notre-Dame] montre assez à quel excès de misère intellectuelle on est réduit45.
L’éloquence de Lacordaire ne sert en fait qu’à prêcher des convertis, ce qui lui retire toute force de persuasion :
Elle peut encore produire sur un auditoire favorablement disposé l’impression organique pour ainsi dire que les hommes assemblés reçoivent toujours d’une parole animée, véhémente et pleine de chaleur : mais le calme revenu, il ne reste aucune conviction durable, l’état des esprits n’a point été changé. La raison, à qui l’on a momentanément imposé silence, ramène ses questions et ses doutes. On a, pendant une heure, assisté à un spectacle entraînant ; rentré chez soi on y retrouve les affaires dont on s’inquiétait tout aussi difficiles et embrouillées qu’auparavant46.
Lacordaire persuade ceux qui croient comme lui ; Lamennais s’adresse pour sa part à ceux qui ne pensent pas comme lui : le constat est sévère, et discutable, si on le rapporte aux impressions qu’ont laissées les conférences de Lacordaire sur la grande majorité de ses auditeurs. Mais le constat de Lamennais reflète bien, de la part du prêtre breton, les insuffisances d’un art oratoire religieux n’ayant pas pris en compte les nécessités du contexte : les conférences de Lacordaire – qui, rappelons-le,
sont postérieures à sa rupture avec Lamennais – n’invitent pas à agir mais ne font qu’agiter les sentiments des auditeurs, et tout ce que leur concède l’auteur des Réflexions sur l’état de l’Église en France, c’est
un rare talent de parole, de l’imagination, de la chaleur, tout ce qui exerce une vive action sur les hommes assemblés47.
À en juger par les reproches formulés par Lamennais dans sa correspondance, le point de friction principal semble être le manque de simplicité du discours de Lacordaire. Or s’il est un élément que Lamennais cherche à développer dans son art oratoire, c’est bien la simplicité, garante selon lui de l’authenticité du discours, et sans doute plus propre à rendre le discours porteur de vérité et de morale que les tours et les détours de l’éloquence de la chaire pratiquée par Lacordaire. C’est donc en théoricien de l’éloquence religieuse qu’il réagit contre Lacordaire : de grands gestes en chaire à Notre-Dame ne permettront pas de faire prendre conscience à des peuples opprimés par leurs gouvernants que Dieu les accompagne et veut leur liberté. Ce souci de simplicité et de pauvreté du prêtre était affirmé dès 1830 dans l’article « De la séparation de l’Église et de l’État » repris dans les Mélanges politiques à la suite de De la société première et de ses lois :
Ministres de celui qui naquit dans une crèche et mourut sur une croix, remontez à votre origine, retrempez-vous volontairement dans la pauvreté, dans la souffrance, et la parole du Dieu souffrant et pauvre reprendra sur vos lèvres son efficacité première. Sans aucun autre appui que cette divine parole, descendez, comme les douze pêcheurs, au milieu des peuples, et recommencez la conquête du monde48.
Mais on peut même ici remonter au premier Bossuet, celui des années 1657-1659, avant son arrivée à Paris. On trouve dans ces sermons marqués par l’enseignement de saint Vincent de Paul un souci de simplicité, voire une condamnation de la rhétorique. Or ce premier Bossuet, celui du Panégyrique de saint Paul, semble plaire à Lamennais. En refusant cette simplicité originelle, Lacordaire adopte donc une parole nécessairement subjective, singulière, emportée, et par là même inefficace.
La parole prononcée ne convient pas dans le lieu choisi – une cathédrale. Lamennais parle de « spectacle » pour qualifier ces conférences : l’exercice de Lacordaire correspond à un jeu d’acteur, c’est-à-dire à une représentation, à une mise en scène qui n’évite pas les raccourcis, les simplifications et même les mensonges. Lacordaire a beau condamner dans ses conférences un Bossuet qu’il juge insupportable, il est aux yeux de Lamennais indéfendable : il est incapable de trouver le style oratoire qui permettrait des remises en cause profondes chez ses auditeurs. Bossuet est un adversaire mais il sait écrire et parler ; Lacordaire en devient un car il ne sait ni écrire ni parler.
La théorie de l’éloquence proposée dès les Réflexions sur l’état de l’Église en France et fondée sur Bossuet ne trouve donc pas d’application pratique chez Lamennais et ses contemporains, moins par échec personnel ou par difficulté d’être orateur, qu’en raison de ses réticences à utiliser un moyen de communication qui pouvait l’entraîner sur les mêmes pentes que Lacordaire ou que ses voisins de banc à l’Assemblée. Le discours éloquent, quelle que soit la tribune où il est prononcé, est un compromis entre une vérité défendue et les mensonges qui permettent d’y faire adhérer l’auditoire, les habiletés rhétoriques de Bossuet et les effets de manche de Lacordaire le montrent, ce que Lamennais déteste par-dessus tout. Pour reprendre l’expression de René Rémond, pour lui, « entre la vérité et l’erreur, il ne saurait y avoir de position intermédiaire49 ». Lamennais fait ainsi siens les propos de Tocqueville dans ses Souvenirs :
Le métier d’écrivain et celui d’orateur se nuisent plus qu’ils ne s’aident. Il n’y a rien qui ressemble moins à un bon discours qu’un bon chapitre. Je m’en aperçus bientôt et je vis bien que j’étais rangé parmi les parleurs corrects, ingénieux, quelquefois profonds, mais toujours froids et par conséquent sans puissance50.
Lamennais ne se résout pas à prendre la parole en public, et tous ceux qui l’ont côtoyé ont noté son peu de désir de tenir un discours devant un public dépassant le cercle restreint de ses habitués. Lors d’un dîner réunissant quelques amis, Dargaud rapporte :
[Lamennais] n’était pas orateur en public ; il l’était dans l’intimité. Ses explosions, par leur rareté même, paraissaient plus transcendantes. Il n’était pas fait pour la tribune ou pour la chaire, pour le style debout de Mirabeau ou de Bossuet […]51.
Le plus sévère est sans doute Lamartine, qui dresse de lui un portrait sans réserves dans son Cours familier de littérature publié en 1856. Comme de nombreux hôtes de passage à La Chênaie, Lamartine s’étonne de l’apparence de cet homme volontiers décrit comme chétif, mal vêtu, ricanant sans cesse :
[…] c’était Rousseau sans onction et sans pathétique. M. de Lamennais raisonnait avec une logique aussi savamment membrée qu’une charpente de fer ; il déclamait avec une majesté de voix, une vigueur de gestes, une insolence de conviction, une audace d’apostrophes qui imitaient admirablement l’éloquence52.
« Imiter » : c’est bien là le problème. Quand il veut convaincre à l’oral, Lamennais a recours à l’artifice et considère, à juste titre d’ailleurs, l’éloquence comme un artifice. Mais, la réduisant à cela, il préfère donc ne pas s’engager dans l’art oratoire. Pour lui, avoir recours à l’éloquence est nécessaire pour celui qui doit convaincre à l’oral, en chaire ou à la tribune de l’assemblée, mais les pièges sont nombreux, la relation orateur/auditeur n’est pas établie en vérité et repose sur le mensonge, l’artifice et l’apparence, le virage de Bossuet en 1660, introduit à la cour, le montre. L’éloquence est donc utile dans le cas du prêtre qui cherche à réveiller son auditoire comme Bossuet dans ses Sermons, mais il ne faut pas en jouer à outrance comme le fait Lacordaire dans ses Conférences, sinon le risque est grand de privilégier les techniques spectaculaires de la mise en scène au détriment d’un propos vrai et d’une attitude apaisée. L’exemple de Lacordaire permet à Lamennais de pointer les excès de l’éloquence issue de Bossuet et de suggérer les problèmes. Lacordaire a trop le souci de son auditoire pour conserver une attitude naturelle et évangélique, et son succès est dû à sa personne et aux effets qu’il produit par ses gestes et le ton de sa voix. S’éloigner d’une posture simple et évangélique pourrait alors conduire à privilégier un auditoire acquis et ses sentiments, et non pas à énoncer une parole vraie et authentique.
Là apparaît le caractère à la fois fascinant et contestable de l’éloquence héritée de Bossuet : l’efficacité devait être réelle au xviie siècle, mais ses ficelles sont un peu grosses, et c’est l’imitation de cet art oratoire au xixe siècle qui vient le révéler. Comment faire, alors ? Que garder de Bossuet ? Bossuet n’est-il déjà plus qu’un monument de l’histoire religieuse ou de l’histoire de l’éloquence ?
La poésie de Bossuet
Il semblerait que, pour Lamennais, il faille considérer Bossuet comme un magnifique poète, et le lire comme tel. À la baronne Cottu qui lui demande des conseils de lecture pour son fils, Lamennais répond ainsi :
Religion, langues, histoire, littérature, voilà, je crois, les objets principaux. Vous n’avez pas envie de vous jeter dans l’étude du latin, et cela n’est pas non plus nécessaire. De littérature vous en savez certainement assez pour cultiver le goût de votre fils. Reste donc la religion et l’histoire. […] Relisez, dans l’Histoire universelle de Bossuet, la suite de la religion ; c’est un magnifique tableau et une superbe apologie du christianisme. Pascal aussi vous intéressera ainsi que les lettres de Fénelon sur la religion et la métaphysique53.
Un réservoir de belles expressions et un modèle du « beau style » : voilà le vrai Bossuet, celui qui peut encore toucher ou émouvoir au xixe siècle. Quand Lamennais parle de la langue française, il évoque « la langue de Racine et de La Fontaine, de Bossuet et de Fénelon54 ». Deux écrivains servent particulièrement de modèle aux yeux de Lamennais : Bossuet et Rousseau :
Les plus grands poètes de la France, disait [Lamennais], ce sont les prosateurs, c’est Bossuet, c’est Rousseau. Bossuet est plus éloquent prosateur, Rousseau plus complet écrivain, Bossuet a un vol plus élevé, sa langue est plus belle, plus haute, plus inspirée. Rousseau a une diction plus savante, une langue plus riche ; il a aussi plus de passion et de sensibilité. Il procède des tribuns
antiques, mais Bossuet procède des prophètes d’Israël. Il ne voit la nature qu’à travers la Bible comme Fénelon à travers Homère. Mais Rousseau peint la nature même ; il la passionne, il la fait palpiter, et la transfigure dans l’idéal en mêlant le cœur de l’homme au spectacle de l’univers. Tous ses systèmes sur l’homme, sur la cité, sur la société sont faux ; mais ce qu’il dit sur la conscience, sur l’amour, sur la liberté, sur la patrie, sur l’Évangile, sur la nature, sur l’humanité, sur Dieu est incomparable et immortel. Rousseau est le Prométhée qui a ranimé le feu divin dans le cadavre déjà putréfié du xviiie siècle. Il est le tribun des temps modernes, l’orateur du genre humain ; mais Bossuet est un mélange singulièrement grandiose du Père de l’Église et du prophète du Carmel et du Sinaï55.
Le style de Bossuet : voilà ce qui reste, pour le prêtre comme pour les poètes. Et pour le prêtre, en outre, il reste aussi l’innutrition biblique. Comme Bossuet, Lamennais est pétri de saint Paul et des Évangiles. Comme Bossuet, il cherche à faire entendre la Parole. Théologiquement indéfendable sur bien des points, Bossuet reste l’homme du style, un prêtre malgré tout, habité par la parole de Dieu et sensible à la charité, et c’est avec Bossuet qu’il faut rivaliser quand on veut porter une parole ecclésiale et politique forte. C’est chez lui que l’on doit trouver les ressources d’un art oratoire chrétien intemporel car fondé sur la Bible. Lamennais a-t-il réussi ? Dans une lettre du comte de Noailles, datée de décembre 1828, on trouve l’éloge suivant : « le style de l’auteur de l’Essai sur l’indifférence est aussi élevé que celui de Bossuet, mais il est plus pur et plus élégant56. » Ennemis sur le fond, Lamennais et Bossuet se rejoignent sur la forme : prêtres jusqu’au bout, un peu prophètes aussi, ils auront tenté de faire entendre un peu de la Parole de Dieu à des contemporains souvent sourds.
Guilhem Labouret
Professeur en classes préparatoires
Lycée Michelet (Vanves)
1 Félicité de Lamennais, Lettre au rédacteur de La Quotidienne, 27 février 1829, in Correspondance générale, éd. Louis Le Guillou, Paris, Armand Colin, t. IV, 1973, p. 100. C’est dans cette édition que sera désormais citée la correspondance de Lamennais.
2 Lamennais, De la religion considérée dans ses rapports avec l’ordre politique et civil, in Œuvres complètes, t. IV, Paris, Daubrée-Cailleux, 1836-1837, p. 132.
3 Ibid., p. 159-160.
4 Ibid., p. 163-164.
5 Ibid., p. 164.
6 Bossuet, Sermon sur l’Unité de l’Église, cité par Lamennais, De la religion considérée…, éd. citée, p. 195.
7 Ibid., p. 131-132.
8 Ibid., p. 216.
9 Ibid., p. 232.
10 Ibid., p. 232-233.
11 Ibid., p. 288-289.
12 Lamennais, Des progrès de la révolution et de la guerre contre l’Église, 1829, in Œuvres complètes, t. IX, p. 137-139.
13 Lamennais, Lettre à la Comtesse de Senfft, 3 mai 1829, in Correspondance générale, t. IV, p. 135.
14 Le Catholique, cité par Jean-René Derré, Lamennais, ses amis et le mouvement des idées à l’époque romantique (1823-1834), Paris, Klincksieck, 1962, p. 157.
15 Lamennais, Lettre à la Comtesse de Senfft, 10 janvier 1828, in Correspondance générale, t. III, p. 444.
16 Lamennais, Lettre à l’abbé Alexandre Thomas, 26 avril 1853, in Correspondance générale, t. VIII, p. 812-813.
17 L’un des textes essentiels de Lamennais sur la question est sans doute son article « Sur l’état du clergé en France », in Nouveaux mélanges, Œuvres complètes, éd. citée, t. VIII, p. 94-100. La source principale est en fait l’Almanach du Clergé de France pour l’année 1820.
18 Lamennais, Réflexions sur l’état de l’Église en France pendant le xviiie siècle et sur sa situation actuelle, Œuvres complètes, éd. citée, t. VI, p. 1.
19 Ibid.
20 Ibid., p. 50.
21 Ibid., p. 56.
22 Ibid., p. 84-85.
23 Ibid., p. 85.
24 Ibid., p. 97.
25 Ibid., p. 98.
26 Ibid., p. 99-100.
27 Ibid., p. 108.
28 Lamennais, Lettre à Saint-Victor, 7 juillet 1820, Correspondance générale, t. II, p. 79.
29 Lamennais, Esquisse d’une philosophie, Paris, Pagnerre, 1840, t. III, p. 421-448.
30 Bossuet, Sermon sur la prédication évangélique, in Sermons, éd. C. Cagnat-Debœuf, Paris, Gallimard, Folio, 2001, p. 87.
31 Lamennais, Esquisse d’une philosophie, éd. citée, t. III, p. 424.
32 Ibid., p. 425.
33 Ibid., p. 426.
34 Ibid., p. 427.
35 Bossuet, Sermon sur l’Ambition, in Sermons, éd. citée, p. 141.
36 Lamennais, Esquisse d’une philosophie, éd. citée, t. III, p. 430.
37 Ibid., p. 429-430.
38 Ibid., p. 431.
39 Jacques Truchet, préface à Bossuet, Sermon sur la mort et autres sermons, Paris, Flammarion, GF, 1996, p. 19-20.
40 Bernard Dupriez, notice de Fénelon, Exercices spirituels, Paris, Nouveaux Classiques Larousse, 1965, p. 11.
41 Cité par Lionel de Thorey, ibid., p. 234.
42 Les Évangiles, traduction de Lamennais, commentaire de Lc 15, p. 290.
43 Lamennais, Lettre à Mme Clément, 6 mars 1841, Correspondance générale., t. VIII, p. 44.
44 Lamennais, Lettre à Eugène Boré, 21 mars 1835, Correspondance générale., t. VI, p. 433.
45 Lamennais, Lettre à David Richard, même date, ibid., p. 435.
46 Lamennais, Lettre à David Richard, 29 mars 1835, ibid., p. 438.
47 Lamennais, Lettre au Marquis de Coriolis, 5 avril 1835, ibid., p. 441.
48 Lamennais, « De la séparation de l’Église et de l’État » (18 octobre 1830), Mélanges politiques, in De la société première et de ses lois, Œuvres complètes, t. IX, p. 272.
49 René Rémond, préface à Frédéric Lambert, Théologie de la République. Lamennais, prophète et législateur, Paris, L’Harmattan, « Ouverture philosophique », 2001, p. iv.
50 Alexis de Tocqueville, Souvenirs, Paris, Gallimard, « Folio », 1999, p. 139.
51 Cité par Jean des Cognets, Le Correspondant, 25 décembre 1920, repris dans Correspondance générale, t. VIII, p. 375.
52 Alphonse de Lamartine, Cours familier de littérature, Paris, chez l’auteur, 1856, t. II, p. 271.
53 Lamennais, Lettre à la Baronne Cottu, 24 mars 1822, Correspondance générale, t. II, p. 250.
54 Lamennais, Lettre à la Comtesse de Senfft, 7 décembre 1827, Correspondance générale, t. III, p. 423.
55 Lamennais (Correspondance générale, VII, p. 208) cité par Napoléon Peyrat in Béranger et Lamennais. Correspondance, Entretiens et Souvenirs, Paris, Charles Meyrueis, 1861, p. 118.
56 Comte de Noailles, Lettre à Lamennais, 15 décembre 1828, in Correspondance générale, t. IV, p. 508.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-6100-2
- EAN : 9782812461002
- ISSN : 2494-5102
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-6100-2.p.0051
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 04/04/2016
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