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Classiques Garnier

Lamennais et Bossuet

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue Bossuet
    2015, n° 6
    . Réceptions de Bossuet au xixe siècle
  • Auteur : Labouret (Guilhem)
  • Résumé : Lamennais est sévère pour Bossuet, auteur de l’erreur fondamentale à ses yeux d’avoir subordonné le pape au concile. Mais ce sont surtout les gallicans ses contemporains qu’il vise, eux qui voudraient ressusciter Louis XIV au xixe siècle. Á ses yeux, Bossuet reste un modèle pour les prédicateurs par son élan prophétique, sa simplicité, la structure ferme de ses discours et il s’impose avant tout comme un magnifique poète.
  • Pages : 51 à 70
  • Revue : Revue Bossuet
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812461002
  • ISBN : 978-2-8124-6100-2
  • ISSN : 2494-5102
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-6100-2.p.0051
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 04/04/2016
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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LAMENNAIS ET BOSSUET

Lamennais contre Bossuet ?

« Ubi Petrus, ibi Ecclesia. » En citant saint Ambroise dans une lettre adressée au rédacteur de La Quotidienne le 17 février 18291, Lamennais sinscrit comme un opposant au gallicanisme hérité de Bossuet. Il se défend dans cette lettre des accusations portées par larchevêque de Paris en personne, Mgr de Quelen, qui lui reproche de « se faire hardiment le détracteur [de Louis XIV et de Bossuet] ». « Je crois, en vérité, navoir été ni détracteur ni hardi. Jai dit, comme Fénelon et comme lhistoire, que Louis XIV avait substitué le despotisme à lancienne constitution monarchique ; et jai répété après le Saint-Siège que Bossuet sétait trompé sur des questions de théologie : ainsi la hardiesse, sil y en a, appartient aux pontifes romains. »

Bossuet sest trompé. En disant cela, Lamennais entame une critique du gallicanisme théologique qui va lisoler de plus en plus sur la scène politique française et qui va contribuer à faire de lui un opposant majeur à Bossuet, à plus dun siècle de distance. « Ubi Petrus, ibi Ecclesia. » Il ne cesse ainsi de répéter cette maxime de saint Ambroise, citée pour la première fois dans un violent essai polémique paru en 1826, De la religion considérée dans ses rapports avec lordre politique et civil2. Dans cet ouvrage, Lamennais revient sur ce qui est pour lui lune des origines du déclin du christianisme en France : le gallicanisme.

Combien sont aveugles ou criminels ceux qui attaquent, à quelque degré que ce soit, la suprême monarchie du pontife romain [] ; ceux qui soutiennent des maximes

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injurieuses à son pouvoir, ou qui, semant contre lui de schismatiques préventions, une secrète défiance, cherchent à le rendre moins vénérable et moins sacré aux yeux des chrétiens ! Hommes insensés [] ! Hommes coupables et pervers [] !

En cause essentiellement la fameuse Déclaration de 1682 :

Considérée sous un autre point de vue, et avant même dexaminer la doctrine quelle renferme, la déclaration de 1682 ne peut, pour employer lexpression la plus douce, quexciter un grand étonnement. Car que fait cette déclaration ? Elle apprend au monde entier, quen ce qui tient au pouvoir du pape, lÉglise gallicane ne pense ni comme le pape, ni comme les autres Églises unies au pape3.

Contre le dépositaire du gallicanisme, Lamennais élabore lentement une théorie de la société qui fait de la religion chrétienne la loi fondamentale de toutes les collectivités. Le ton est vif et le texte tourne au pamphlet, un pamphlet qui vise presque personnellement lhomme fort du gallicanisme en 1826, Mgr Frayssinous. Pour justifier ses critiques, Lamennais résume lhistoire du gallicanisme en revenant au xviie siècle et commence par citer Fénelon :

« La plupart des prélats, dit [Fénelon], se précipitent dun mouvement aveugle du côté où le roi incline : et lon ne doit pas sen étonner ; ils ne connaissent que le roi seul, de qui ils tiennent leur dignité, leur autorité, leurs richesses, tandis que, dans létat présent des choses, ils pensent navoir rien à espérer ni rien à craindre du Siège apostolique. Ils voient toute la discipline entre les mains du roi, et on les entend répéter souvent que, même en matière de dogme, soit pour établir, soit pour condamner, il faut consulter le vent de la cour. »

En cet état de choses, un différend sélève entre Rome et le roi, à loccasion dune affaire où le pape défendait [] les droits manifestes et les véritables libertés de lÉglise. Les parlements échauffent la querelle, animent le monarque. Il prend la résolution de marquer, par un acte solennel, son ressentiment contre le souverain pontife, et il charge le clergé de sa vengeance. De serviles prélats se précipitent dun mouvement aveugle du côté où le roi incline. En deux mots voilà lhistoire de la célèbre déclaration de 16824.

Ainsi Lamenais dénonce-t-il tous les gallicans, et, par là même, Louis XIV et Bossuet, quil suspecte dans cette affaire de navoir pas été exempt « dune certaine faiblesse de cour5 ». Dans un premier

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temps, prudent dans ses attaques envers Bossuet, Lamennais ne peut faire autrement que de le citer. À lorigine de la proposition de 1682 « Le concile est supérieur au pape », il y a en effet le Sermon sur lunité de lÉglise, prêché par Bossuet à loccasion de louverture de lAssemblée générale du clergé de France en 1681, et dont Lamennais reprend quelques extraits pour mieux souligner la puissance destructice du gallicanisme envers le pape :

La puissance quil faut reconnaître dans le Saint-Siège est si haute et si éminente, si chère et si vénérable à tous les fidèles, quil ny a rien au-dessus que toute lÉglise catholique ensemble6.

Bossuet devient par cette affirmation le fossoyeur de lÉglise catholique, universelle :

Contester au pape soit linfaillibilité, soit la plénitude de la puissance ou la souveraineté vraiment monarchique, cest contester à lÉglise sa propre existence, cest nier quelle soit une, universelle, perpétuelle, sainte ; cest lanéantir entièrement : et saint François de Sales la très bien vu, lorsquil a dit avec autant de profondeur que de justesse : Le pape et lÉglise, cest tout un7.

Lamennais oppose donc à Bossuet saint Ambroise, saint Cyprien, saint François de Sales, pour donner plus de poids à sa critique et devancer les attaques de Mgr Frayssinous.

Mais en attaquant ainsi Bossuet, Lammenais souligne aussi les contradictions de lhomme, et son habileté politique et rhétorique. Il met par exemple en évidence sa distinction entre le Saint-Siège et celui qui est assis dessus. Pour Bossuet, « lentière et vraie solidité de la religion chrétienne réside dans le Siège apostolique », mais celui qui y est assis peut enseigner « momentanément lerreur8 » ! Lamennais rejoint ici Fénelon qui voyait à ces positions de Bossuet des conséquences « absurdes et impies ». Le travail de Bossuet ressemble donc à une somme daffirmations bien menées mais absurdes, suivant une argumentation habile, mais menant à lhérésie. Ainsi Bossuet a-t-il attaqué « la doctrine professée sur lautorité du Saint-Siège par toute lÉglise catholique, la France seule

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exceptée9 ». Et Lamennais de donner la liste de tous les papes qui, depuis Innocent XI en 1683 jusquà Benoît XIV, ont condamné la Déclaration de 1682 et surtout sa Défense par Bossuet. Ainsi de Benoît XIV :

Il est difficile de trouver un autre ouvrage aussi contraire à la doctrine professée sur lautorité du Saint-Siège par toute lÉglise catholique, la France seule exceptée ; et notre prédécesseur immédiat, Clément XII, ne sabstint de la condamner formellement que par la double considération et des égards dus à lauteur qui avait si bien mérité de la religion, et de la crainte trop fondée dexciter de nouveaux troubles10.

Dans ce texte polémique de 1826, Lamennais sen prend donc à Bossuet. Mais sagit-il dune réelle charge contre le seul Bossuet, sorte de bras armé de Louis XIV sur le terrain religieux ? Si lon regarde bien lessai De la religion considérée dans ses rapports avec lordre politique et civil, on constate que cest plutôt lutilisation faite de Bossuet par les gallicans des années 1820 que condamne Lamennais, et en particulier celle de lévêque dHermopolis, Mgr Frayssinous :

Quon ose parler de maximes françaises lorsquil sagit du point le plus important de la doctrine catholique, du fondement même de lÉglise et de sa constitution divine ; quon sapplaudisse dêtre séparé sur ce point de toutes les autres Églises unies au successeur de Pierre : quon représente leur obéissance comme une servitude dont on a su saffranchir avec cette sagesse qui prévient les abus, qui concilie tous les droits et tous les devoirs ; quon oppose froidement Bossuet au Vicaire de Jésus-Christ, son savoir à lautorité du Docteur de lÉglise universelle, son génie aux promesses du Fils de Dieu et à ses paroles qui ne passeront point : cest là ce qui effraie, ce qui consterne plus que les efforts de limpiété11.

Autrement dit, ce que Lamennais dénonce, cest moins Bossuet lui-même que limage que le gallicanisme du xixe siècle est en train de bâtir de Bossuet : les gallicans se réclament de Bossuet, les ultramontains… de saint Pierre ! Bossuet remplace donc saint Pierre chez les gallicans, ce que confirment les ordonnances Portalis et Feutrier. Dans Des progrès de la révolution et de la guerre contre lÉglise, Lamennais cite ainsi le compte rendu de lordonnance Feutrier dans Le Messager des Chambres du 21 juin 1828 :

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Quest-ce que la religion de lÉtat ? Cest le catholicisme sans doute ; mais ce sont aussi les règles qui, de temps immémorial, ont fait loi en France : cest la religion de Rome, on nen peut disconvenir ; mais avec les influences et les surveillances que le pouvoir sest toujours réservées : cest la religion de Louis XIV et de Bossuet. []

La critique qui suit directement le passage montre que ce qui est en cause, cest lutilisation du nom de Bossuet :

Nous ne connaissons point la religion de Louis XIV et de Bossuet ; nous ne connaissons que la religion de Jésus-Christ, invariable par son essence, et quil nappartient à nul homme, quelle que soit sa puissance et son génie, de changer ni de modifier. Cette religion est celle de Rome, on nen peut disconvenir : donc, ou vous laccepterez telle que Rome la professe et lenseigne, ou ce ne sera plus la religion de Jésus-Christ. Si cest là ce que vous appelez la religion de Louis XIV et de Bossuet, leurs noms sont au moins inutiles ici : celui de catholique, consacré par le langage de tous les temps et de toutes les nations, suffit ; et aucun autre ne peut lui être substitué, sans une impiété scandaleuse12.

Il ne sagit pas de minimiser les attaques de Lamennais contre Bossuet. Mais ce que déplore Lamennais, cest surtout que le xixe siècle ait utilisé Bossuet comme soutien politique et idéologique au gallicanisme contemporain, au lieu de le considérer pour ce quil est. Au fond, pour Lamennais, Mgr Frayssinous et Mgr Feutrier ne valent pas mieux que Louis XIV, qui, en son temps, avait déjà su utiliser la personnalité de Bossuet, reconnu comme un excellent prédicateur. Et lon peut voir ainsi Lamennais se réjouir de léchec du journal La France catholique, soutenu par larchevêque de Paris, Mgr de Quelen, et Mgr Frayssinous, et dont le sous-titre indiquait, de manière claire et nette : « Recueil de nouvelles dissertations religieuses et catholico-monarchiques sur létat actuel des affaires de lÉglise suivant les principes de Bossuet. » Autre exemple, dans une lettre de mai 1829 adressée à son amie la comtesse de Senfft, Lamennais recense les derniers ouvrages gallicans et note par exemple :

Le gallicanisme se remue avec une violence que vous pouvez difficilement vous représenter. Labbé Affre, neveu de labbé Boyer, vient de publier un gros livre auquel on répondra : ce nest guère quun abrégé de la Défense de Bossuet, assaisonné dabsurdités incroyables. Du reste, ce qui montre le peu de faveur

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que trouvent en général les doctrines gallicanes, cest quaucun libraire na voulu se charger du livre : lauteur a été obligé de le faire imprimer à ses frais13.

Bossuet devient comme une marque déposée, un étendard dont se réclament les gallicans proches du pouvoir. Et ces mêmes gallicans ont tôt fait denfermer Lamennais dans un rôle dopposant à Bossuet, pour le décrédibiliser.

Certes, pour Lamennais et les mennaisiens, Bossuet a eu tort, en particulier quand il « soutient que le christianisme [est] la religion spéciale des monarchies, surtout des monarchies absolues », selon les mots du baron dEckstein, alors que, « religion de tous les gouvernements, il nappartient à aucun14 ». Ailleurs, la critique ad hominem se fait mordante, comme dans cette lettre de janvier 1828 à la comtesse de Senfft :

Qua fait cet homme [Bossuet] avec tout son génie ? Il prit la main froide du Pharaon de son temps, et il la posa sur lÉglise de France. Depuis lors cette Église est fière ; elle dépendait de Rome, et maintenant elle relève des Pyramides15.

Cependant, le parcours du maître de La Chênaie indique un réel intérêt pour Bossuet, pour ses prédications, pour sa poésie. Et il tente de replacer Bossuet à sa juste place, à lissue dune « longue suite de siècles », confirmant « la doctrine enseignée [par lÉglise] ». Il note ainsi dans une lettre davril 1853 : « Bossuet nest que lécho des théologiens, des papes et des Conciles » qui lont précédé16. Lamennais critique certes la Déclaration de 1682, mais il critique sans doute surtout ceux qui sen réclament encore au xixe siècle alors que le contexte a changé, et que Louis XIV nest plus, ceux qui « assaisonnent » Bossuet à la sauce dix-neuviémiste. Et Lamennais de dénoncer les simplifications opérées par certains. À loccasion dun discours prononcé par le ministre de lIntérieur le 21 novembre 1820, lors de la pose de la première pierre du séminaire de Saint-Sulpice, il publie des Réflexions sur la nature et

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létendue de la soumission due aux lois de lÉglise en matière de discipline en guise de réaction au discours du ministre, le comte Siméon :

Après avoir fait léloge de la congrégation de Saint-Sulpice, M. le ministre de lIntérieur poursuit en ces termes : « Puissent se former ici dheureux imitateurs des Bourdaloue et des Massillon, de laigle de Meaux et de la colombe de Cambrai, ayant linflexibilité du premier sur le dogme, la tolérance et la charité du second ! [] »

Nous observerons quil est plus que puéril dopposer Bossuet et Fénelon pour recommander linflexibilité du premier sur le dogme, la tolérance et la charité du second. Certes Bossuet nétait pas moins charitable ni moins tolérant que Fénelon pour les personnes, comme lhistoire en fait foi ; et Fénelon nétait pas moins inflexible sur le dogme que Bossuet.

Et Lamennais de rapprocher la Première épître de saint Paul à Timothée (vi, 20 : « Sois le gardien du dépôt ») et lÉpître à Tite (i, 7-8). Retrouver le vrai Bossuet : tel pourrait être alors le projet de Lamennais, prêtre et écrivain lui aussi, contre une utilisation politique de lévêque de Meaux.

Pour une lecture de Bossuet

Lexamen du catalogue de la bibliothèque de Lamennais le montre : Lamennais possède plusieurs éditions des Sermons de Bossuet, et ces ouvrages ne lui sont pas parvenus par hasard : on peut mentionner plusieurs lettres dans lesquelles il exprime son désir de se procurer des textes de Bossuet, dont les Oraisons funèbres. Il demande ces ouvrages à son frère, Jean, qui les lui envoie. Et il les lit, de nombreuses citations de Bossuet parsemant sa correspondance et son œuvre.

La lecture des Sermons de Bossuet sinscrit dans un contexte particulier, dès 1808. Au lendemain de la Révolution, la situation du clergé de France est difficile : faible nombre de prêtres, insuffisance de leur formation, restrictions financières qui touchent tout le clergé. Cette situation sans précédent provoque des réactions, quelques années après Le Génie du christianisme. En sappuyant sur un constat réel et sur des études sérieuses émanant même du bureau des affaires ecclésiastiques

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au ministère de lIntérieur17, Lamennais publie son premier texte en 1808 : les Réflexions sur létat de lÉglise en France pendant le xviiie siècle et sur sa situation actuelle. Dans ce texte, Lamennais semploie à faire le récit des déboires de lÉglise, « de ses épreuves et de ses combats, depuis son origine jusquà nos jours18 ». Vaste programme, puisquil commence par les « douze pauvres pêcheurs, sans protection, sans appui, forts de leur seule faiblesse19 ». Même sans « lembrasser dans toute son étendue », cest un « tableau rapide des dernières persécutions de lÉglise20 » que dresse Lamennais dans les cinquante premières pages de ses Réflexions sur létat de lÉglise en France, avant daborder, non sans pathos, la période révolutionnaire :

Oh ! qui racontera ce règne de lhomme ? Qui pourra égaler les lamentations aux calamités, et lexécration au crime ? Qui trouvera des paroles pour nommer ce qui na point de nom, et des larmes pour pleurer ce qui est au-dessus de toute douleur comme de toute consolation ? Pour moi, faible historien des souffrances de lÉglise, je rappellerai les faits avec simplicité ; et si quelquefois, vaincu dhorreur, jétais tenté, à laspect des victimes, dappeler sur les bourreaux les vengeances du ciel, je me souviendrai que le chrétien est disciple du Dieu qui pardonne21.

Puis le « faible historien » quil est achève son parcours à travers le xviiie siècle et en arrive à lépoque moderne où

chacun ne songe quà soi, à sa fortune, à ses plaisirs. On saffranchit de toute gêne, de toute obligation, sous des prétextes frivoles, ou même sans prétexte ; et, chose étrange ! on affecte de mépriser les pratiques les plus saintes, dans le temps même où lon ne fait consister la religion que dans des démonstrations extérieures. On se dit encore, on se croit peut-être disciple de Jésus-Christ ; et on rejette le fardeau de sa croix, on compose avec sa doctrine, on voudrait, en quelque sorte, sarranger à la fois pour le temps et pour léternité, et acquérir la vie future sans perdre une seule jouissance de la vie présente22.

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Laboutissement de cette courte histoire de lÉglise est une réflexion sur le clergé à laube du xixe siècle. Or la fin de louvrage montre que Lamennais se fait sévère à propos du clergé moderne, incapable davoir su rester intègre et fidèle à sa vocation première au service des hommes :

Il men coûte de le dire : mais je le dirai pourtant. Plût à Dieu que le clergé du moins se fût garanti de la contagion ! plût à Dieu quil réclamât unanimement par son exemple contre laffaiblissement du zèle, et que lÉglise en souffrance trouvât dans tous ses ministres les consolations et les secours quelle a droit dattendre deux ! Sans doute elle renferme encore dans son sein un grand nombre dhommes apostoliques ; une sève de foi anime encore quelques branches de ce tronc sacré : et cest ce qui condamnera tant de prêtres tièdes et languissants, qui ne sont, suivant lexpression de lapôtre, ni chauds ni froids23.

Les Réflexions sur létat de lÉglise en France sachèvent sur une série de propositions de la part du jeune Lamennais. Nous pouvons en retenir deux : réaffirmer « la nécessité des retraites et des conférences ecclésiastiques24 » et « ranimer le goût de létude parmi les ecclésiastiques25 ». Passé le temps du constat affligé, Lamennais ouvre donc une première piste aux problèmes du clergé. Le prêtre est au centre du programme de régénération de lÉglise de France, et lhistorien des Réflexions sur létat de lÉglise, une fois le tableau dressé, interpelle directement les prêtres en multipliant les injonctions :

Prêtres de Jésus-Christ, vous êtes les médecins des âmes ; et si un zèle, dailleurs bien louable, vous porte à consacrer tous vos instants aux saints travaux du ministère, songez que, pour être utile, ce zèle doit être éclairé. [] Reprenez le rang qui vous est dû ; ne souffrez pas que la dignité du sacerdoce éprouve entre vos mains une honteuse déchéance. [] Ne vous exposez pas à rougir de votre ignorance devant lignorance même, et à baisser les yeux devant la présomptueuse impiété26.

Cest à une vraie prise de conscience que doit aboutir le cri dalarme de Lamennais, et cest à une formation sérieuse des prêtres quil faut arriver : cest au cœur de cette formation que lon doit rencontrer la lecture de Bossuet, mais aussi celle de Fénelon ou de Massillon, comme cela est déjà dailleurs fait en grande partie à Saint-Sulpice, même si, reconnaît-il

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non sans réalisme, « sans doute il nest pas question de faire de chacun des élèves un Bourdaloue ou un Massillon27 ». Là semble résider lune des clés du renouvellement du clergé en France : lire Bossuet, sinspirer de Bossuet, mais… ne pas faire du Bossuet.

Car la tentation est grande, en effet, de faire de Bossuet une figure de lintransigeance chrétienne et de chercher à le copier. Et alors le risque est grand de passer à côté des préoccupations du temps : peut-on encore parler à ses contemporains comme Bossuet sadressait à la cour de Louis XIV ? Voilà lenjeu de la réflexion de Lamennais : lire du Bossuet, sinspirer de Bossuet, mais ne pas faire du Bossuet car lépoque ne le permet peut-être plus. Lamennais présente dans ses différents textes une tension difficile à maintenir entre le souci de sinspirer de Bossuet et la nécessité de sen écarter, le contexte ayant profondément changé.

Un autre texte, paru dans Le Défenseur en 1820, va dans le même sens. Larticle « Sur létat du clergé en France » donne des chiffres : le nombre des prêtres employés en France est en chute libre, le nombre des croyants aussi ! Une fois encore, le texte sachève sur cette nécessité de former les prêtres. Le souci de Lamennais de former les prêtres à parler, argumenter et commenter les Écritures est alors réaffirmé. Lamennais, grand lecteur de saint Paul, nécarte pas lEsprit-Saint comme inspiration du prédicateur. Mais son travail de pédagogue et de formateur lui fait placer léloquence et la rhétorique au premier plan de ses textes. Cest dans la lignée de Bossuet quil faut se situer, référence irremplaçable, tout en prenant bien garde aux spécificités du temps : un temps où la parole chrétienne est une parole à contre-courant, minoritaire et dérangeante pour le pouvoir en place. Bossuet, par le passé, donnait des conseils de vie aux croyants et cherchait à les éclairer pour bien vivre chrétiennement. La position de Lamennais dans lhistoire est tout autre : il sagit pour lui de faire croire en Dieu, de réveiller les consciences endormies et déveiller les incroyants. À partir des processus anciens de léloquence telle quelle avait pu être pratiquée au xviie siècle, il sagit donc de construire un discours moderne et convaincant à lusage dun peuple abandonné par ses pasteurs, et un discours qui soit également recevable théologiquement par les autorités de lÉglise. Des choix délicats simposent donc, car si le plagiat des grands orateurs chrétiens – tel quil existe trop souvent dans les sermons des curés de campagne – nest plus possible, une nouvelle

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forme déloquence reste à fonder. Et elle nécessite des appuis sérieux. Dans les années 1810-1820, le discours de Lamennais se place ainsi sous lautorité de Bossuet, « qui certainement a été plus grand par son éloquence que par sa prévoyance28 ». Dans une lettre de mars 1827 au marquis de Coriolis, Lamennais fait même de Bossuet, Fénelon et Pascal les compagnons de son séjour à La Chênaie : « Je men vais en Bretagne pour y passer quinze ou dix-huit mois. Là, plus de vie, plus de discours : les jardins parlent peu : nulle autre société que Bossuet, Fénelon, Pascal et autres pareils misérables, vrai gibier de police correctionnelle. »

Annoncée dès les Réflexions sur létat de lÉglise, la définition mennaisienne dun art oratoire nouveau est véritablement donnée dans la deuxième partie de lEsquisse dune philosophie publiée en 1840. Lamennais y fait le point sur lhistoire de léloquence et dessine précisément les contours de l« art oratoire » moderne29.

La première étape dune histoire de la prédication correspond aux grands discours, sermons et paraboles de Jésus. Lamennais reprend ici un élément essentiel du Sermon sur la prédication évangélique de Bossuet qui rappelait que cest dabord « la parole de Jésus-Christ qui régénère les enfants de Dieu ; cest elle qui les absout de leurs crimes ; cest elle qui leur prépare sur ces saints autels une viande immortelle30 ». Cest dans lÉvangile que doit être trouvée la véritable inspiration de lorateur chrétien. Parole à visée universelle, bonne nouvelle destinée à changer la face de la terre,

cette grande prédication, qui devait renouveler le monde, continuée par les disciples du Fils de lhomme, se propagea dans lempire romain et au-delà chez les barbares, avec une rapidité sans exemple : currit verbum, disait saint Paul, étonné lui-même de ce merveilleux mouvement. Lenseignement du dogme et des devoirs na pas un moment cessé depuis ; étroitement lié au culte, il constitua dès lorigine lune des plus hautes fonctions du sacerdoce, et cest à linfluence de cet enseignement oral quest principalement dû le développement intellectuel et moral des peuples chrétiens et leur civilisation supérieure31.

Depuis saint Paul, un seul et même mot dordre anime toute la prédication chrétienne : la charité, thème qui se maintient malgré de

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grandes variétés de traitement. Cette permanence du grand thème évangélique de l« amour sublime, immense, de Dieu et des hommes32 » permet à Lamennais de distinguer léloquence chrétienne véritable – celle des Pères de lÉglise, « genre de pathétique plein de chaleur et de vives émotions33 » – et la parole mensongère, souvent assimilée à la théologie protestante, qui repose sur des « doctrines effrayantes » qui ont éteint « lamour, la volonté, laction34 ». Bossuet apparaît comme un bon exemple de cette éloquence chrétienne véritable, que Lamennais retrouve en particulier dans le Sermon sur lambition : « Ayons une charité infinie. Telle doit être lambition du chrétien35. » Les rappels historiques effectués font donc énoncer à Lamennais, dans un siècle marqué par la rigueur doctrinale, un grand principe de léloquence moderne : la parole du prêtre doit être avant tout une parole de paix et damour, qui rappelle aux riches leurs devoirs et console ceux qui souffrent. On doit donc retenir de lhistoire de léloquence religieuse la force dun message de « joie sainte », plein de « magiques perspectives36 ». Lart oratoire au Grand Siècle semble lui donner raison :

ôtez la chaire chrétienne et ses enseignements, et ses protestations incessantes, quaurait été la société dans les temps féodaux ou sous le despotisme de Louis XIV ? ce quelle a été partout où le christianisme na point pénétré. Il la sauva dune ruine certaine, il y déposa le germe de la civilisation future, il en prépara le développement, tel quon la vu sopérer depuis37.

Lamennais défend ainsi le sermon et sappuie sur la refondation du genre par Bossuet. Quel genre religieux adopter, en effet, pour lutter contre la fameuse « indifférence en matière de religion » qui sévit alors ? Le sermon se présente comme un discours structuré, bien établi, dont seule la structure est fixée par écrit. Pour Lamennais, Bossuet est un modèle délan prophétique et de structure cohérente, dalliance réussie entre les « hauteurs du dogme » et les « passions qui fuient en vain dans les détours du cœur38 ». Comme la montré Jacques Truchet, la structure du sermon

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chez Bossuet est « rigide, immuable, et rigoureusement enseignée39 ». Le sermon commence par une brève citation de lÉcriture – autrement appelée le texte – puis suit un exorde en deux temps, composé dune introduction générale et dun résumé des idées fortes qui seront développées, avant que nintervienne le développement proprement dit, construit en deux ou trois points. Le cadre est à peu près le même chez Fénelon, qui travaille la péroraison en deux temps : dabord une récapitulation, puis laffection, moment daction de grâces final40. On comprend que ce schéma établi depuis saint Vincent de Paul, sil est vidé de son sens et quon lui applique des propos creux, tourne vite au discours sclérosé. Cest ce que dénonce Lamennais. Par ailleurs, puisquil sagit dun large développement sur une phrase extraite de lÉcriture qui nest souvent quun prétexte, la durée du sermon peut vite nuire à lobjectif visé. Depuis Bossuet, durant une heure environ, le public reçoit des propos souvent graves et sévères, dictant une morale fondée sur le dogme. Qui peut encore tenir une telle durée minimale avec le même talent ?

Quant au fond du sermon, correspond-il encore aux aspirations des auditeurs, et surtout est-il juste dinsister sur une morale sévère et de brandir sans cesse la colère divine contre le pécheur ? Les sermonnaires dont dispose le clergé du xixe siècle sont pleins de ces discours sombres et rigoristes : damnation éternelle, jugement dernier, citations de lApocalypse… À lexception peut-être des sermons du père Bridaine (1701-1767), pleins de chaleur humaine, les sermons semblent bien éloignés, depuis le xviie siècle, des préoccupations sociales du peuple, et font peu détat du message damour du Christ. Il est loin le temps où lévêque de Belley, Mgr Camus, osait plaindre le peuple et prendre la parole en son nom devant les états généraux de 1614 : « Hélas, le pauvre ressemble au crocodile, il a bien des yeux pour pleurer mais na point ici de langue pour se plaindre []41. » Or pour Lamennais, cest précisément ce ton quil faut choisir pour être entendu, comme lenseignait le Christ lui-même :

Jésus parle aux hommes un langage quils navaient jamais encore entendu : il ouvre devant eux comme un monde nouveau où leur pensée et leur amour se

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reposeront désormais avec une joie ineffable et calme. Le Dieu quil annonce nest plus le Dieu terrible du Sinaï, dont les fils dIsraël craignaient douïr la voix et dentrevoir la face ; mais le Dieu des miséricordes, le Dieu vraiment père, qui compatit et qui pardonne, qui nefface de son cœur aucun de ses enfants, quelque coupables quils soient envers lui42.

Le sermon est un genre qui sert magistralement la foi catholique. Mais peut-on appliquer au xixe siècle les recettes du xviie ?

De léchec de la prédication
à linvention de la poésie

Ce qui permet de mesurer lécart entre lefficacité des sermons de Bossuet et leurs pâles imitations au xixe siècle, cest lanalyse que fait Lamennais des Conférences de Notre-Dame de Lacordaire. Le parallèle entre Bossuet et Lacordaire est particulièrement pertinent : dans les deux cas, on a affaire à des orateurs placés en situation institutionnelle, parlant dans des lieux du pouvoir et chargés dhistoire, le Louvre et Notre-Dame. Lamennais, qui est considéré comme un piètre orateur, reste très critique vis-à-vis de lart oratoire religieux de ses contemporains, et même de ses proches, comme le montre sa réaction devant les conférences de Lacordaire : léloquence de son ancien disciple repose sur des bases contestables, joue sur de grands effets de manche, mais ne produit aucune conversion chez ses auditeurs. En 1841, il critique la restauration de lordre des « Frères prêcheurs » ainsi appelés « parce quils doivent surtout sappliquer à la prédication » :

En France, ce ne seront que des missionnaires sous un habit de moine. Ils feront ce que font les autres, ni plus ni moins, et cest peu de choses. Nous avions déjà des bénédictins et des capucins. Toutes ces institutions ont été utiles autrefois, mais elles ne sont plus de notre siècle, et on ne ressuscite point le passé43.

Lamennais est à La Chênaie quand Lacordaire commence ses conférences lors du carême de lannée 1835, et tous ses correspondants

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parisiens lui rapportent son attitude et les propos tenus à Notre-Dame. Dans une lettre à Eugène Boré, Lamennais remarque :

La conférence de Lacordaire a fait la même sensation [à David Richard] quà toi. Il mécrit que sil avait été disposé à se faire catholique, ce discours eût changé sa résolution. Je ne men étonne pas, non seulement à cause de tout ce qui manque à Lacordaire du côté de la science véritable, de la justesse et de la profondeur desprit, mais aussi parce quon a rendu impossible aujourdhui la défense de la cause quil a entrepris de soutenir. On ne lui permettrait point de parler sil disait quelque chose de raisonnable. Mais il ne cherche que des effets, et des effets on en trouve toujours avec un peu dimagination et de facilité de parole. La chaire a dailleurs cet avantage, quon y est à labri de la réplique et de la réfutation. Les pauvres écrivains vivent sous des conditions plus sévères44.

Le même jour, il écrit à David Richard :

Le discours que vous avez entendu [le premier sermon de carême de Lacordaire à Notre-Dame] montre assez à quel excès de misère intellectuelle on est réduit45.

Léloquence de Lacordaire ne sert en fait quà prêcher des convertis, ce qui lui retire toute force de persuasion :

Elle peut encore produire sur un auditoire favorablement disposé limpression organique pour ainsi dire que les hommes assemblés reçoivent toujours dune parole animée, véhémente et pleine de chaleur : mais le calme revenu, il ne reste aucune conviction durable, létat des esprits na point été changé. La raison, à qui lon a momentanément imposé silence, ramène ses questions et ses doutes. On a, pendant une heure, assisté à un spectacle entraînant ; rentré chez soi on y retrouve les affaires dont on sinquiétait tout aussi difficiles et embrouillées quauparavant46.

Lacordaire persuade ceux qui croient comme lui ; Lamennais sadresse pour sa part à ceux qui ne pensent pas comme lui : le constat est sévère, et discutable, si on le rapporte aux impressions quont laissées les conférences de Lacordaire sur la grande majorité de ses auditeurs. Mais le constat de Lamennais reflète bien, de la part du prêtre breton, les insuffisances dun art oratoire religieux nayant pas pris en compte les nécessités du contexte : les conférences de Lacordaire – qui, rappelons-le,

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sont postérieures à sa rupture avec Lamennais – ninvitent pas à agir mais ne font quagiter les sentiments des auditeurs, et tout ce que leur concède lauteur des Réflexions sur létat de lÉglise en France, cest

un rare talent de parole, de limagination, de la chaleur, tout ce qui exerce une vive action sur les hommes assemblés47.

À en juger par les reproches formulés par Lamennais dans sa correspondance, le point de friction principal semble être le manque de simplicité du discours de Lacordaire. Or sil est un élément que Lamennais cherche à développer dans son art oratoire, cest bien la simplicité, garante selon lui de lauthenticité du discours, et sans doute plus propre à rendre le discours porteur de vérité et de morale que les tours et les détours de léloquence de la chaire pratiquée par Lacordaire. Cest donc en théoricien de léloquence religieuse quil réagit contre Lacordaire : de grands gestes en chaire à Notre-Dame ne permettront pas de faire prendre conscience à des peuples opprimés par leurs gouvernants que Dieu les accompagne et veut leur liberté. Ce souci de simplicité et de pauvreté du prêtre était affirmé dès 1830 dans larticle « De la séparation de lÉglise et de lÉtat » repris dans les Mélanges politiques à la suite de De la société première et de ses lois :

Ministres de celui qui naquit dans une crèche et mourut sur une croix, remontez à votre origine, retrempez-vous volontairement dans la pauvreté, dans la souffrance, et la parole du Dieu souffrant et pauvre reprendra sur vos lèvres son efficacité première. Sans aucun autre appui que cette divine parole, descendez, comme les douze pêcheurs, au milieu des peuples, et recommencez la conquête du monde48.

Mais on peut même ici remonter au premier Bossuet, celui des années 1657-1659, avant son arrivée à Paris. On trouve dans ces sermons marqués par lenseignement de saint Vincent de Paul un souci de simplicité, voire une condamnation de la rhétorique. Or ce premier Bossuet, celui du Panégyrique de saint Paul, semble plaire à Lamennais. En refusant cette simplicité originelle, Lacordaire adopte donc une parole nécessairement subjective, singulière, emportée, et par là même inefficace.

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La parole prononcée ne convient pas dans le lieu choisi – une cathédrale. Lamennais parle de « spectacle » pour qualifier ces conférences : lexercice de Lacordaire correspond à un jeu dacteur, cest-à-dire à une représentation, à une mise en scène qui névite pas les raccourcis, les simplifications et même les mensonges. Lacordaire a beau condamner dans ses conférences un Bossuet quil juge insupportable, il est aux yeux de Lamennais indéfendable : il est incapable de trouver le style oratoire qui permettrait des remises en cause profondes chez ses auditeurs. Bossuet est un adversaire mais il sait écrire et parler ; Lacordaire en devient un car il ne sait ni écrire ni parler.

La théorie de léloquence proposée dès les Réflexions sur létat de lÉglise en France et fondée sur Bossuet ne trouve donc pas dapplication pratique chez Lamennais et ses contemporains, moins par échec personnel ou par difficulté dêtre orateur, quen raison de ses réticences à utiliser un moyen de communication qui pouvait lentraîner sur les mêmes pentes que Lacordaire ou que ses voisins de banc à lAssemblée. Le discours éloquent, quelle que soit la tribune où il est prononcé, est un compromis entre une vérité défendue et les mensonges qui permettent dy faire adhérer lauditoire, les habiletés rhétoriques de Bossuet et les effets de manche de Lacordaire le montrent, ce que Lamennais déteste par-dessus tout. Pour reprendre lexpression de René Rémond, pour lui, « entre la vérité et lerreur, il ne saurait y avoir de position intermédiaire49 ». Lamennais fait ainsi siens les propos de Tocqueville dans ses Souvenirs :

Le métier décrivain et celui dorateur se nuisent plus quils ne saident. Il ny a rien qui ressemble moins à un bon discours quun bon chapitre. Je men aperçus bientôt et je vis bien que jétais rangé parmi les parleurs corrects, ingénieux, quelquefois profonds, mais toujours froids et par conséquent sans puissance50.

Lamennais ne se résout pas à prendre la parole en public, et tous ceux qui lont côtoyé ont noté son peu de désir de tenir un discours devant un public dépassant le cercle restreint de ses habitués. Lors dun dîner réunissant quelques amis, Dargaud rapporte :

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[Lamennais] nétait pas orateur en public ; il létait dans lintimité. Ses explosions, par leur rareté même, paraissaient plus transcendantes. Il nétait pas fait pour la tribune ou pour la chaire, pour le style debout de Mirabeau ou de Bossuet []51.

Le plus sévère est sans doute Lamartine, qui dresse de lui un portrait sans réserves dans son Cours familier de littérature publié en 1856. Comme de nombreux hôtes de passage à La Chênaie, Lamartine sétonne de lapparence de cet homme volontiers décrit comme chétif, mal vêtu, ricanant sans cesse :

[] cétait Rousseau sans onction et sans pathétique. M. de Lamennais raisonnait avec une logique aussi savamment membrée quune charpente de fer ; il déclamait avec une majesté de voix, une vigueur de gestes, une insolence de conviction, une audace dapostrophes qui imitaient admirablement léloquence52.

« Imiter » : cest bien là le problème. Quand il veut convaincre à loral, Lamennais a recours à lartifice et considère, à juste titre dailleurs, léloquence comme un artifice. Mais, la réduisant à cela, il préfère donc ne pas sengager dans lart oratoire. Pour lui, avoir recours à léloquence est nécessaire pour celui qui doit convaincre à loral, en chaire ou à la tribune de lassemblée, mais les pièges sont nombreux, la relation orateur/auditeur nest pas établie en vérité et repose sur le mensonge, lartifice et lapparence, le virage de Bossuet en 1660, introduit à la cour, le montre. Léloquence est donc utile dans le cas du prêtre qui cherche à réveiller son auditoire comme Bossuet dans ses Sermons, mais il ne faut pas en jouer à outrance comme le fait Lacordaire dans ses Conférences, sinon le risque est grand de privilégier les techniques spectaculaires de la mise en scène au détriment dun propos vrai et dune attitude apaisée. Lexemple de Lacordaire permet à Lamennais de pointer les excès de léloquence issue de Bossuet et de suggérer les problèmes. Lacordaire a trop le souci de son auditoire pour conserver une attitude naturelle et évangélique, et son succès est dû à sa personne et aux effets quil produit par ses gestes et le ton de sa voix. Séloigner dune posture simple et évangélique pourrait alors conduire à privilégier un auditoire acquis et ses sentiments, et non pas à énoncer une parole vraie et authentique.

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Là apparaît le caractère à la fois fascinant et contestable de léloquence héritée de Bossuet : lefficacité devait être réelle au xviie siècle, mais ses ficelles sont un peu grosses, et cest limitation de cet art oratoire au xixe siècle qui vient le révéler. Comment faire, alors ? Que garder de Bossuet ? Bossuet nest-il déjà plus quun monument de lhistoire religieuse ou de lhistoire de léloquence ?

La poésie de Bossuet

Il semblerait que, pour Lamennais, il faille considérer Bossuet comme un magnifique poète, et le lire comme tel. À la baronne Cottu qui lui demande des conseils de lecture pour son fils, Lamennais répond ainsi :

Religion, langues, histoire, littérature, voilà, je crois, les objets principaux. Vous navez pas envie de vous jeter dans létude du latin, et cela nest pas non plus nécessaire. De littérature vous en savez certainement assez pour cultiver le goût de votre fils. Reste donc la religion et lhistoire. [] Relisez, dans lHistoire universelle de Bossuet, la suite de la religion ; cest un magnifique tableau et une superbe apologie du christianisme. Pascal aussi vous intéressera ainsi que les lettres de Fénelon sur la religion et la métaphysique53.

Un réservoir de belles expressions et un modèle du « beau style » : voilà le vrai Bossuet, celui qui peut encore toucher ou émouvoir au xixe siècle. Quand Lamennais parle de la langue française, il évoque « la langue de Racine et de La Fontaine, de Bossuet et de Fénelon54 ». Deux écrivains servent particulièrement de modèle aux yeux de Lamennais : Bossuet et Rousseau :

Les plus grands poètes de la France, disait [Lamennais], ce sont les prosateurs, cest Bossuet, cest Rousseau. Bossuet est plus éloquent prosateur, Rousseau plus complet écrivain, Bossuet a un vol plus élevé, sa langue est plus belle, plus haute, plus inspirée. Rousseau a une diction plus savante, une langue plus riche ; il a aussi plus de passion et de sensibilité. Il procède des tribuns

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antiques, mais Bossuet procède des prophètes dIsraël. Il ne voit la nature quà travers la Bible comme Fénelon à travers Homère. Mais Rousseau peint la nature même ; il la passionne, il la fait palpiter, et la transfigure dans lidéal en mêlant le cœur de lhomme au spectacle de lunivers. Tous ses systèmes sur lhomme, sur la cité, sur la société sont faux ; mais ce quil dit sur la conscience, sur lamour, sur la liberté, sur la patrie, sur lÉvangile, sur la nature, sur lhumanité, sur Dieu est incomparable et immortel. Rousseau est le Prométhée qui a ranimé le feu divin dans le cadavre déjà putréfié du xviiie siècle. Il est le tribun des temps modernes, lorateur du genre humain ; mais Bossuet est un mélange singulièrement grandiose du Père de lÉglise et du prophète du Carmel et du Sinaï55.

Le style de Bossuet : voilà ce qui reste, pour le prêtre comme pour les poètes. Et pour le prêtre, en outre, il reste aussi linnutrition biblique. Comme Bossuet, Lamennais est pétri de saint Paul et des Évangiles. Comme Bossuet, il cherche à faire entendre la Parole. Théologiquement indéfendable sur bien des points, Bossuet reste lhomme du style, un prêtre malgré tout, habité par la parole de Dieu et sensible à la charité, et cest avec Bossuet quil faut rivaliser quand on veut porter une parole ecclésiale et politique forte. Cest chez lui que lon doit trouver les ressources dun art oratoire chrétien intemporel car fondé sur la Bible. Lamennais a-t-il réussi ? Dans une lettre du comte de Noailles, datée de décembre 1828, on trouve léloge suivant : « le style de lauteur de lEssai sur lindifférence est aussi élevé que celui de Bossuet, mais il est plus pur et plus élégant56. » Ennemis sur le fond, Lamennais et Bossuet se rejoignent sur la forme : prêtres jusquau bout, un peu prophètes aussi, ils auront tenté de faire entendre un peu de la Parole de Dieu à des contemporains souvent sourds.

Guilhem Labouret

Professeur en classes préparatoires

Lycée Michelet (Vanves)

1 Félicité de Lamennais, Lettre au rédacteur de La Quotidienne, 27 février 1829, in Correspondance générale, éd. Louis Le Guillou, Paris, Armand Colin, t. IV, 1973, p. 100. Cest dans cette édition que sera désormais citée la correspondance de Lamennais.

2 Lamennais, De la religion considérée dans ses rapports avec lordre politique et civil, in Œuvres complètes, t. IV, Paris, Daubrée-Cailleux, 1836-1837, p. 132.

3 Ibid., p. 159-160.

4 Ibid., p. 163-164.

5 Ibid., p. 164.

6 Bossuet, Sermon sur lUnité de lÉglise, cité par Lamennais, De la religion considérée…, éd. citée, p. 195.

7 Ibid., p. 131-132.

8 Ibid., p. 216.

9 Ibid., p. 232.

10 Ibid., p. 232-233.

11 Ibid., p. 288-289.

12 Lamennais, Des progrès de la révolution et de la guerre contre lÉglise, 1829, in Œuvres complètes, t. IX, p. 137-139.

13 Lamennais, Lettre à la Comtesse de Senfft, 3 mai 1829, in Correspondance générale, t. IV, p. 135.

14 Le Catholique, cité par Jean-René Derré, Lamennais, ses amis et le mouvement des idées à lépoque romantique (1823-1834), Paris, Klincksieck, 1962, p. 157.

15 Lamennais, Lettre à la Comtesse de Senfft, 10 janvier 1828, in Correspondance générale, t. III, p. 444.

16 Lamennais, Lettre à labbé Alexandre Thomas, 26 avril 1853, in Correspondance générale, t. VIII, p. 812-813.

17 Lun des textes essentiels de Lamennais sur la question est sans doute son article « Sur létat du clergé en France », in Nouveaux mélanges, Œuvres complètes, éd. citée, t. VIII, p. 94-100. La source principale est en fait lAlmanach du Clergé de France pour lannée 1820.

18 Lamennais, Réflexions sur létat de lÉglise en France pendant le xviiie siècle et sur sa situation actuelle, Œuvres complètes, éd. citée, t. VI, p. 1.

19 Ibid.

20 Ibid., p. 50.

21 Ibid., p. 56.

22 Ibid., p. 84-85.

23 Ibid., p. 85.

24 Ibid., p. 97.

25 Ibid., p. 98.

26 Ibid., p. 99-100.

27 Ibid., p. 108.

28 Lamennais, Lettre à Saint-Victor, 7 juillet 1820, Correspondance générale, t. II, p. 79.

29 Lamennais, Esquisse dune philosophie, Paris, Pagnerre, 1840, t. III, p. 421-448.

30 Bossuet, Sermon sur la prédication évangélique, in Sermons, éd. C. Cagnat-Debœuf, Paris, Gallimard, Folio, 2001, p. 87.

31 Lamennais, Esquisse dune philosophie, éd. citée, t. III, p. 424.

32 Ibid., p. 425.

33 Ibid., p. 426.

34 Ibid., p. 427.

35 Bossuet, Sermon sur lAmbition, in Sermons, éd. citée, p. 141.

36 Lamennais, Esquisse dune philosophie, éd. citée, t. III, p. 430.

37 Ibid., p. 429-430.

38 Ibid., p. 431.

39 Jacques Truchet, préface à Bossuet, Sermon sur la mort et autres sermons, Paris, Flammarion, GF, 1996, p. 19-20.

40 Bernard Dupriez, notice de Fénelon, Exercices spirituels, Paris, Nouveaux Classiques Larousse, 1965, p. 11.

41 Cité par Lionel de Thorey, ibid., p. 234.

42 Les Évangiles, traduction de Lamennais, commentaire de Lc 15, p. 290.

43 Lamennais, Lettre à Mme Clément, 6 mars 1841, Correspondance générale., t. VIII, p. 44.

44 Lamennais, Lettre à Eugène Boré, 21 mars 1835, Correspondance générale., t. VI, p. 433.

45 Lamennais, Lettre à David Richard, même date, ibid., p. 435.

46 Lamennais, Lettre à David Richard, 29 mars 1835, ibid., p. 438.

47 Lamennais, Lettre au Marquis de Coriolis, 5 avril 1835, ibid., p. 441.

48 Lamennais, « De la séparation de lÉglise et de lÉtat » (18 octobre 1830), Mélanges politiques, in De la société première et de ses lois, Œuvres complètes, t. IX, p. 272.

49 René Rémond, préface à Frédéric Lambert, Théologie de la République. Lamennais, prophète et législateur, Paris, LHarmattan, « Ouverture philosophique », 2001, p. iv.

50 Alexis de Tocqueville, Souvenirs, Paris, Gallimard, « Folio », 1999, p. 139.

51 Cité par Jean des Cognets, Le Correspondant, 25 décembre 1920, repris dans Correspondance générale, t. VIII, p. 375.

52 Alphonse de Lamartine, Cours familier de littérature, Paris, chez lauteur, 1856, t. II, p. 271.

53 Lamennais, Lettre à la Baronne Cottu, 24 mars 1822, Correspondance générale, t. II, p. 250.

54 Lamennais, Lettre à la Comtesse de Senfft, 7 décembre 1827, Correspondance générale, t. III, p. 423.

55 Lamennais (Correspondance générale, VII, p. 208) cité par Napoléon Peyrat in Béranger et Lamennais. Correspondance, Entretiens et Souvenirs, Paris, Charles Meyrueis, 1861, p. 118.

56 Comte de Noailles, Lettre à Lamennais, 15 décembre 1828, in Correspondance générale, t. IV, p. 508.