Editorial
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue Bertrand
2023, n° 6. varia - Pages: 11 to 14
- Journal: Bertrand Review
ÉDITORIAL
L’opposition à la Restauration a pris, entre autres, la forme parodique de la création de l’Ordre de l’Éteignoir et de l’Écrevisse,dont le grand maître était Misophane [l’Ennemi des Lumières] (alias le comte d’Artois), le fondateur du « collège de[s] conservateurs des ténèbres ». Il était assisté du Père Aubry de Castelfugens [Chateaubrillant] (François-René de Chateaubriand), de Naturalis Viécur (Georges Cuvier) ou encore de Carolus Letellacre (Charles de Lacretelle)1. Le symbole de l’éteignoir ayant fait mouche sous Louis xviii, il a été repris dans des textes polémiques et dans des caricatures républicaines et/ou anticléricales pendant plus d’un siècle, assurant notamment la continuité entre la presse d’opposition de la Restauration et celle de la monarchie de Juillet.
Il serait difficile d’ignorer cette filiation dans le contexte des années 1830, sous la plume et le crayon d’un écrivain-dessinateur comme Bertrand qui a ouvertement exprimé ses convictions dans le court espace de temps où il a estimé pouvoir le faire. Dans Gaspard de la Nuit, dès les seuils de l’œuvre, les références à l’obscurité constituent de ce point de vue autant d’invites à jouer avec les antonymes et à enrichir mutuellement sens propre et sens figurés sur le modèle des jeux sylleptiques des caricatures de Philipon, de Daumier ou de Grandville qui ont pris le relais de celles du Nain jaune. Ainsi, la notice biographique dans laquelle l’imprimeur « Louis Bertrand » présente l’auteur fictif des Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot, justifie l’étrange nom de plume qu’il s’est choisi (calqué sur celui de Gherardo delle notti) par sa polysémie : bien qu’il affiche la volonté de passer pour un homme sagement tourné vers les activités diurnes, c’est un être aimanté par l’obscur, sur le modèle des personnages de romans frénétiques autant que du « lycanthrope », qui est dépeint, avant la révélation finale qui suggère de lui donner un surnom de peintre néerlandais – Gaspard d’Enfer – tout 12en le rattachant à mainte diablerie de caricatures et parodies aussi bien qu’aux figures contemporaines d’artistes acculés au suicide. La rouerie complaisante avec laquelle Gaspard se joue de son interlocuteur et les registres qui dominent la supercherie et le pastiche mosaïqué mènent en même temps à soupçonner le personnage d’être attaché avant tout à des valeurs opposées à celles qu’il feint de professer : sa fausse religiosité romantique oriente du côté des Lumières.
En écho aux jeux polysémiques de Bertrand, les commentateurs de la section « Études et analyses » ont décliné le thème de la nuit, en se référant aussi bien à la notion temporelle qu’aux jeux de luminosité qu’il permet par contraste ou aux significations liées à l’opacification délibérée du sens.
Pour Françoise Bombard, la dualité jour-nuit des Fantaisies recoupe celle du clair-obscur pictural. L’étude des « sortilèges de la lumière » en met en évidence les « ambivalences ». Elle conduit également au « complexe igné », au « monstrueux » ou au « démoniaque » comme à des « fantasmes » révélés par une « transfiguration du réel » que tournent en dérision le grotesque et l’humour noir : tout est sous le signe du trompe-l’œil et des « prestiges » dans Gaspard de la Nuit.
Même lorsqu’il semble faire allusion à un moment aussi spécifique que la tombée de la nuit qui permet les concerts galants sous les balcons, Bertrand fait trembler le sens des mots pour inviter les lecteurs à la réflexion. C’est ce que suggère la micro-lecture que Steve Murphy a consacrée à la septième pièce du « Vieux Paris » en prolongement de son étude sur les « Sérénades de Verlaine et de Louis Bertrand2 » : le commentateur révèle une source picturale – un portrait de Marie-Anne de Mailly-Nesle par Jean-Marc Nattier – qui n’avait pas encore été décelée et qui, en même temps qu’aux débauches royales qui ont nourri des sentiments anti-monarchiques, renvoie… au « point du jour ». Malgré son étymologie sans équivoque, « La Sérénade » évoque ainsi également les aubades ou convoque in absentia l’énantiosémie du crépuscule (qui peut être du soir ou du matin) contraignant le lecteur à se méfier des « prestiges » du langage. L’analyse du texte – centrée, notamment, sur ses dimensions lexicologiques, intertextuelles, théâtrales ou encore (anti-)musicales – donne à évaluer combien ses enjeux sont complexes par-delà l’apparente simplicité de la saynète et combien l’investissement 13interprétatif du lecteur est nécessaire pour entrer en connivence avec l’esprit de l’œuvre.
C’est à une réflexion sur cet impératif herméneutique que se livre Georges Kliebenstein à partir de la composition du recueil, pensée elle-même pour contribuer à des jeux de clair-obscur propres à stimuler l’interprétation de l’œuvre. L’exégète fait retour à l’énigme du chiffre xvii que Jacques Bony avait soulevée en 2005 et la prend pour point de départ d’un dé-chiffrement organisé autour de la question « taraudante » « qu’est-ce qu’une interprétation “totalement convaincante” ? ».
Le problème de la force de persuasion d’une lecture ne se pose pas seulement à propos de Gaspard de la Nuit et Bertrand a peut-être même composé plusieurs de ses textes en réfléchissant aux manières dont ils pourraient s’éclairer mutuellement. Si le sens des « Légitimités d’Europe » paraît parfaitement univoque au premier abord, il pourrait s’agir d’un effet de trompe-l’œil analogue à ceux de Gaspard de la Nuit. C’est ce que suggèrerait une lecture qui y verrait une « fantasmagorie rabelaisienne ». Le jeu de l’exhibition théâtrale sur laquelle se referme la porte qui dérobe les personnages du « congrès » de Teplice, aux regards du public renverrait alors à la poétique des Fantaisies et pourrait être pensé comme une invitation à lire les deux textes l’un par rapport à l’autre. De ce point de vue, la date finale des « Légitimités d’Europe » s’enrichirait de significations supplémentaires par rapport à celles que lui donne la teneur politique de la satire : en faisant écho aux noces de deux des enfants du couple royal français, elle pourrait faire signe vers une dimension anti-orléaniste masquée et en faisant écho au moment de la parution prévue pour Gaspard de la Nuit, offrir des pistes herméneutiques (ou de confirmation interprétative) pour les Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot.
Giorgio Gonella qui avait présenté la maison natale de Bertrand dans le neuvième bulletin de La Giroflée revient ici, en collaboration avec Marcelle Roussey, sur l’histoire de la ville d’origine de Bertrand, Ceva, et sur les circonstances historiques qui ont conduit Georges Bertrand, le père de l’écrivain, dans le Piémont. Les archives municipales conservent une documentation liée à la période où la ville s’est trouvée sous administration française, qui permet de l’éclairer. La connaissance de la forteresse qui a fait de Ceva un lieu militaire stratégique est aujourd’hui également relativement bien documentée, notamment sur le 14plan iconographique3. Le souci de propagande des entreprises militaires du Directoire a permis que nous parviennent de nombreuses peintures des lieux où se sont joués les événements liés à la prise de la forteresse. Trois artistes en particulier ont représenté les troupes de Bonaparte à l’époque : Martinet et Bourgeois (Bonaparte allant occuper le fort de Ceva, 28 avril 1796, Musée du Louvre, Département des Arts graphiques) et Giuseppe Pietro Bagetti (Vue du fort de Cevale 16 avril 1796, coll. des arts graphiques du Louvre, Musée national du château de Versailles). On peut en outre comparer l’évolution de la ville au cours du siècle grâce aux photographies du petit-fils de Lucien Bonaparte, le prince Roland Bonaparte, qui a transmis un album où l’on peut voir quelques-uns de ces mêmes lieux à la fin du xixe siècle4.
Le dossier qui concerne l’illustration des Fantaisies est issu des célébrations du 180e anniversaire de la composition de Gaspard de la Nuit (1836) et du 210e anniversaire de la naissance de Bertrand (2016-2017). On y trouvera une version rédigée de la conférence que Françoise Bombard avait donnée lors de la journée d’étude, en écho à la vitrine consacrée à l’œuvre de Lise Lamour dans l’exposition des éditions illustrées de Gaspard de la Nuit, ainsi que la présentation de la première œuvre graphique que Philippe avait créée en dialogue avec les Fantaisies : « Les Cinq Doigts de la main ».
Nathalie Ravonneaux
1 Le Nain jaune, 15 février 1815, p. 306-307.
2 Revue Verlaine, no 19, Classiques Garnier, 2021, p. 93-98.
3 Voir, par exemple, le site https://www.fortediceva.it/storia-del-forte-di-ceva (consulté le 21 février 2023).
4 Voyage en Italie. 1886, Album de 62 photographies d’Italie du Nord (Ligurie, Piémont, Lombardie), BnF. L’album est accessible sur Gallica.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-14983-5
- EAN: 9782406149835
- ISSN: 2649-2644
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-14983-5.p.0011
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 06-28-2023
- Periodicity: Annual
- Language: French