Établissement du texte et corrections textuelles
- Publication type: Book chapter
- Book: Recueil général de moralités d’expression française. Tome XIII. La Maladie de Chrétienté, La Vérité cachée et six pièces polémiques du Recueil de Rouen
- Pages: 145 to 150
- Collection: French Theatre Library, n° 94
Établissement du texte
et corrections textuelles
Éditions
Il existe de La Vérité cachée trois éditions du xvie siècle :
1. [Neuchâtel], [Pierre de Vingle], [1533/34] (avant avril 15341)
2. [Genève], [Jean Michel], 1544
3. [Genève], Antoine Cercia, 1559.
De l’édition originale, Émile Picot a signalé trois exemplaires subsistant en 1887 dont un a disparu depuis ; les deux restants (V et P) sont conservés à Vienne et à Paris2. On les a supposés identiques depuis Picot jusqu’aux plus récents recensements de Francis Higman3. En fait ils ne sont pas identiques, bien que l’un et l’autre présentent à première vue le même aspect général : même page de titre sans lieu ni date, mêmes caractères de l’officine de Pierre de Vingle par ailleurs très connus, même foliotation, même format – en somme tout sauf les signatures, les manchettes, et… le texte. En effet on ne compte pas moins de 379 divergences textuelles entre V et P, soit en moyenne 5 par feuillet. Pour être nombreuses, ces divergences n’ont cependant pas toutes un égal intérêt.
146corrections et prÉfÉrences
Nous avons réparti ces divergences textuelles en deux types dont il convient, vu l’état de la langue au xvie siècle, de mettre en opposition les caractères propres. Ainsi les corrections proprement dites, effectuées par rapport à des normes objectives, s’opposent à des préférences subjectives, de différents types. Les corrections réelles dans les deux témoins sont peu nombreuses et peu importantes : des coquilles (rectifications d’erreurs typographiques), de légères fautes d’orthographe et des fautes de langue peu graves (accords de genre ou de nombre). Quant aux « préférences » entendons substitutions de tous ordres, touchant l’orthographe (avec ou sans incidences phonologiques et morphologiques), la métrique, la phraséologie. Certaines sont indiscutablement mélioratives, d’autres le sont moins ou pas du tout. Au vers 630, par exemple, il s’agit de nier la valeur des décrétales :
–V : Mais Decretalles autrement [dekretalə]
–P : Mais Decretalles disent autrement [dekretal]
Plus claire à la lecture, la leçon de P semble l’emporter du point de vue du sens alors que pour la scène on préférera V – Mais decretalles … autrement ! – où le jeu et le gestuel priment sur la lecture visuelle muette. Mais le plus grand nombre de divergences entre V et P sont des faits de langue sans autre intérêt qu’historique, du type coeur/cueur, povre/paovre, estrange/ extrange, etc. En fait les alternances orthographiques – Simonie/Symonie ; puis/puys ; saint/sainct – ne sont pas complètement sans intérêt linguistique car auprès de certains la graphie conservatrice – latinisante – a une valeur en soi, celle même de la conservation, qui comme une sorte de signe de fidélité, s’oppose à un modernisme perçu comme ignare, irrespectueux. Ou simplement inélégant, ou inutile, comme la Réforme de l’orthographe (1990) que certains d’entre nous n’avons pas eu hâte d’adopter4. V opte toujours pour Dieu alors que P imprime tout aussi systématiquement dieu avec minuscule. De même V écrit 147toujours prebstre alors que P l’écrit tout aussi systématiquement presbtre, ce qui confine au comique quand on considère que dans les deux cas on prononçait [prɛtr], la consonne « étymologique » n’ayant qu’une fonction somme toute diacritique, pour marquer un certain statut « savant », « non vulgaire », « conversant en latin » d’autant plus saugrenu en l’occurrence que V se trompe systématiquement en se rappelant seulement, vaguement, « qu’il faut un b » mais ne se rappelant pas où5…
Pour nous ces faits ne constituent pas des variantes (voir la section suivante), et leur seul intérêt réside dans le caractère général de leur ensemble. De ce dernier il apparaît clairement que V préfère (sauf exceptions) les graphies plus récentes alors que P s’attache aux formes et aux expressions plus anciennes, et plus littéraires que scéniques. Tout compte fait, V présente moins de fautes que P, et dans l’ensemble la quantité et la qualité des interventions textuelles, tous types confondus, donnent la préférence à V comme texte de base. En fait, seules 5 % (21 sur 379 divergences) obligent à garder contre la leçon de V celle de P comme étant indiscutablement meilleure6.
Laquelle des deux rédactions est plus ancienne ? Question oiseuse, car si les données textuelles donnent l’antériorité à V, le remaniement que représente P talonne celui-ci de près, de quelques mois peut-être, ou de quelques semaines. En effet les deux rédactions sont pourvues de références bibliques dans les marges. En les scrutant de près on voit que ces références ne sont pas toutes les mêmes. On en compte 420 dans V et 462 dans P. Or les 42 références ajoutées dans P l’ont été toutes dans les 8 premiers feuillets, soit sur la première feuille d’impression 148(A1ro à A8vo). Les 4 feuilles suivantes (B-E) ont les mêmes références marginales de P à V, ce qui donne à P l’aspect d’un travail d’élaboration auquel on a coupé court. Ce n’est certainement pas dans le sens inverse, vers une réduction systématique des références bibliques, que la logique de la citation permettrait de conclure. La réédition de Jean Michel (G), par ailleurs, suit de près celle de V en ce qui concerne texte et références bibliques, sans pour autant s’y conformer tout à fait ni pour l’un ni pour les autres dont G retient 416 sur 420, les 4 références disparues étant attribuables à de simples négligences. Notons que ces références disposées en marge du texte arrivent soit à la même hauteur du ou des vers correspondants, soit un peu décalées du fait de l’entassement (on compte parfois plus de 20 manchettes pour une dizaine de vers). Quant au caractère général de ces références, notons qu’il s’agit de passages bibliques cités avec plus ou moins de précision (on cite toujours de mémoire) mais ce ne sont pas toujours des citations ; souvent en effet ce ne sont que des « lieux » (endroits où un thème particulier est traité), voire même de simples échos. Autant de sources ou, dirions-nous aujourd’hui, d’« instruments de travail » du prédicateur ou du publiciste soucieux de « se documenter » en construisant un texte armé du garant de l’autorité, qu’il veut indiscutable, de l’Écriture sainte. Au lecteur moderne désirant approfondir cette question – la citation plus ou moins libre, plus ou moins pertinente, de la Bible alléguée comme garant de vérité irréprochable –, il est conseillé de consulter le fac-similé du texte (Helmich, pièce XIII) en se rappelant que le système de renvois – noms des livres et numérotation des versets – ne correspond plus aujourd’hui à celui en usage au xvie siècle ; donc pour retrouver les passages auxquels renvoie la moralité, on a intérêt à profiter des moteurs de recherche disponibles en ligne7.
149normes Émergentes
et hypercorrections
Soulignons, pour conclure, qu’en matière de textes dramatiques de cette époque, les vertus canoniques qu’on estime chez un correcteur compétent – clarté, précision, exactitude – peuvent s’avérer vices lorsqu’en procédant avec plus de zèle que de goût et de connaissances scéniques, il dépare plus ou moins gravement son texte en y portant tantôt des hypercorrections (erreurs), tantôt des corrections inutiles. C’est ce que fait P et c’est alors un fastidieux pédantisme que cette « correction » qui aboutit à des expressions archaïques ou à une diction rocailleuse. Sans doute vise-t-on toujours une leçon plus précise ou plus explicite, mais en vain si c’est aux dépens du mètre et de l’écriture scénique – auxquels cas le correcteur fait preuve d’avoir plus de langue que d’oreille.
On ne saurait donc parler de corrections, dans les textes théâtraux du xvie siècle, que là où existent des normes suffisamment stables pour avoir statut de règles, majoritairement suivies, en grammaire et usage, orthographe et prononciation (dont dépend le mètre). En 1533 on n’en est pas là. On parlera plutôt de normes en train de se mettre en place et dont certaines finiront par s’imposer, toujours de façon relative, dans ce dialecte qui ne s’appelle pas encore « francien » (terme inventé au xixe siècle) qu’on parle et qu’on écrit à Paris comme de plus en plus loin à l’entour. C’est en tout cas la langue de nos deux témoins P et V qu’on dit composés et imprimés à Neuchâtel à la même date, dans l’officine d’un imprimeur d’origine picarde ayant travaillé aussi bien à Paris qu’à Lyon. Mais qui a composé ces textes pour l’impression ? Sur un manuscrit original écrit par qui, et puis corrigé par qui ? Dans P et V nous n’avons devant nous, noir sur blanc, que des faits représentant des choix, des décisions prises avec beaucoup ou avec peu de latitude, ou pas de latitude du tout, selon le cas. Aussi avons-nous établi nos Variantes en conséquence, en respectant le fait que tel ou tel choix qui nous semble aujourd’hui évident, ne l’est devenu que par une évolution linguistique qui aurait pu prendre d’autres chemins pour aboutir ailleurs, ou pour disparaître, sans se trouver plus alors dans la bouche de nulluy –ou de nully,c’est-à-dire de personne ; et c’en est un exemple (v. 1151).
150Pour la métrique et la versification nous renvoyons à l’Introduction de la Partie II (les pièces du Recueil de Rouen), p. 327 sqq. Quant aux strophes et aux mètres, nous avons relevé dans les Notes critiques les traits qui méritent l’attention, sans ressasser les mêmes observations générales sur la versification des textes théâtraux des xve-xvie siècles que le lecteur trouvera facilement ailleurs.
1 Date à laquelle l’ouvrage est cité parmi d’autres circulant à Genève selon le compte-rendu d’un procès intenté à cette date à Lyon (Picot, p. 355).
2 Paris, Bibliothèque de la Société de l’histoire du protestantisme français SHPR 1000, et Vienne, Österreichische Nationalbibliothek 39.Mm.90. Nous utilisons les sigles P et V pour désigner, selon le cas, aussi bien l’imprimé que le compositeur-rédacteur de celui-ci.
3 Piety and the People. Religious Printing in French 1511-1551, p. 380
4 « Réforme de l’orthographe : Il ne revient pas au ministère de l’Éducation nationale de déterminer les règles en vigueur dans la langue française. Ce travail revient à l’Académie française, depuis Richelieu ». https://www.gouvernement.fr/argumentaire/reforme-de-l-orthographe-3763 (consulté le 20/05/2022).
5 Nous remercions Jean-François Gilmont de nous avoir fait observer qu’à l’époque il pouvait arriver qu’on mette deux compositeurs simultanément sur le même ouvrage ; cependant dans le cas présent la régularité des choix tout au long des deux impressions incite à conclure à l’unicité très probable d’un compositeur V et d’un autre compositeur P. Cf. Jean-François Gilmont, Le Livre et ses secrets, Genève, Droz, 2003, p. 207.
6 Ainsi nos variantes (fautes, inadvertances, formes ambiguës dans V corrigées d’après P) se réduisent à une petite vingtaine : murmerateurs ~ murmurateurs (252), meuse ~ muse (306), Esprit ~Esperit (335), Pourtant ~ Portant (409), sil ~ si (532), prescheront ~ prescherons (1063), quatite ~ quantité (1096), nully ~ nulluy (1152), faict ~ fay (1206), Quelque ~ Quelques (1231), me ~ m’a (1245), Et ~ En (1269), esclaire ~ esclairer (1336), priviliges ~ privileges (1510), testament ~ testamens (1513), viendrons ~ viendrions (1530), le ~ se (1573), declairer ~ declairé (1580), es autre lieu ~ es autres lieux (1582), cerche ~ creiche (1634), Nicomediser ~ Nicodemiser (1663).
7 Par exemple celui de la magnifique Vulgate dite de Stuttgart : http://www.perseus.tufts.edu/hopper/text.jsp?doc=Perseus:text:1999.02.0060 (consulté le 20/05/2022).
- CLIL theme: 3622 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Théâtre
- ISBN: 978-2-406-13200-4
- EAN: 9782406132004
- ISSN: 2261-575X
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-13200-4.p.0145
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 06-28-2023
- Language: French