Pavés
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Proust et l’esthétique de la complexité
- Pages : 13 à 18
- Collection : Bibliothèque proustienne, n° 41
Pavés
Mais au moment où, me remettant d’aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s’évanouît devant la même félicité qu’à diverses époques de ma vie m’avaient donné la vue d’arbres que j’ai cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d’une madeleine trempée dans une infusion, tant d’autres sensations dont j’ai parlé et que les dernières œuvres de Vinteuil m’avait paru synthétiser.
Et le narrateur proustien de préciser :
Comme au moment où je goûtais la madeleine, toute inquiétude sur l’avenir, tout doute intellectuel étaient dissipés. Ceux qui m’assaillaient tout à l’heure au sujet de la réalité de mes dons littéraires et même de la réalité de la littérature se trouvaient levés comme par enchantement1.
Dans le Temps retrouvé, le narrateur convié à une matinée chez la princesse de Guermantes (réception brillante qui se tient après la Première Guerre mondiale, en un temps plus ou moins indéterminé), perçoit brusquement sous ses pieds un déséquilibre, une sorte d’« oscillation » provoquée par deux pavés « assez mal équarris » et d’inégale hauteur sur lesquels il est en train de buter dans un coin de la cour du nouvel hôtel du prince de Guermantes2. De cette circonstance issue du hasard – provenant d’un geste de sauvegarde face à une voiture qui s’avance vers lui –, surgit soudain pour lui un avertissement prophétique, quoique orienté vers le passé3. Plus loin, il parlera de « quelque chose qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel qu’eux deux4 ».
14Dès lors tout le découragement vis-à-vis de sa possible carrière littéraire ressenti depuis le début de la Recherche (ou presque), empêché par toutes sortes d’« intermittences » (« du cœur » et d’autres choses5), s’évanouit à ce moment même où le passé – « mort à jamais6 » tel qu’il était éprouvé dans Du côté de chez Swann, I –, se donne non « comme un présent, mais comme une essence du présent7 ». Il en conçoit une véritable félicité. « La félicité que je venais d’éprouver était bien, en effet, la même que celle que j’avais éprouvée en mangeant la madeleine8. »
Cette même félicité, il l’a d’ailleurs auparavant goûtée à diverses époques de sa vie. Osciller sur les deux pavés suscite en effet aussitôt pour le narrateur la réminiscence des trois arbres d’Hudimesnil qu’il avait « cru reconnaître dans une promenade en voiture » avec sa grand-mère et l’ancienne amie de pension de celle-ci, Mme de Villeparisis, « autour de Balbec9 ». Peu à peu, sorti de ses phases d’intermittences et d’oubli au cœur du « Temps perdu », qui creusaient auparavant d’autant plus le découragement (il ne sera pas écrivain, il est dépourvu de talent : tout ça n’était qu’un leurre, se disait-il auparavant10), il entame un cycle de réminiscences « constitutives de l’œuvre d’art11 » – selon l’expression de Gilles Deleuze, dans Proust et les signes (1983) –, cette œuvre d’art qu’il cherche toujours à construire. Ces réminiscences deviendront pour lui, plus loin, dans le Temps retrouvé, « vérités écrites12 » (dans les deux sens du terme puisque nous avons lu la Recherche jusque-là). Il se souvient également de la vue des clochers de Martinville (sur lesquels il a composé un petit texte dans Du côté de chez Swann, I, ii13) et de la « saveur d’une 15madeleine trempée dans une infusion » (scène se trouvant aussi dans Du côté de chez Swann, I, i). Cette sensation lui avait alors fait revenir le passé intact14 en lui rappelant brusquement Combray, où son enfance s’était déroulée. D’abord :
La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté […] les formes, – et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sévère, et dévot – s’étaient abolies ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais quand du passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur la gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir15.
Puis il se rappelle brusquement ce moment où sa tante Léonie lui offrait une madeleine trempée dans du thé (ou du tilleul) comme il est dit quelques pages après. « Bientôt ma tante pouvait tremper […] une petite madeleine dont elle me tendait un morceau quand il était suffisamment amolli16 ». « De même [que] le goût de la petite madeleine m’avait rappelé Combray17 », lui reviennent bientôt « tant d’autres sensations » que « les dernières œuvres de Vinteuil18 » (soit le Septuor entendu chez les riches bourgeois vaniteux que sont les Verdurin19 dans La Prisonnière) semblent avoir ramassé en elles.
Cette félicité qu’il ressent et qui s’est transformée en libération de ses atermoiements et de ses intermittences le tenant jusqu’alors, le narrateur s’efforce donc de l’interroger. Car il ne veut pas se résigner à ignorer pourquoi une telle sensation – qui ne provient d’« aucun raisonnement nouveau », ni d’« aucun argument décisif » –, est advenue et a effacé dans le même temps, et d’un coup, les « difficultés, insolubles » éprouvées tout à l’heure et pendant presque tout le roman, et qui, là, 16ont « perdu toute importance20 ». Il est bien déterminé, cette fois, à ne pas laisser fuir cette sensation lui rappelant celle du « moment où je goûtais la madeleine21 ». Comme s’il butait sur cette évidence, comme il bute présentement sur les pavés, il répète : « La félicité que je venais d’éprouver était la même que celle que j’avais éprouvée en mangeant la madeleine22. »
Il découvre bientôt qu’il existe une différence de taille entre cette joie puissante qui l’avait envahi brusquement alors qu’il goûtait ce morceau de madeleine trempée dans du thé dans Du côté de chez Swann, I, i23 (joie dont il avait ajourné de « rechercher les causes profondes24 ») et celle qui l’étreint dans ce qui lui est alloué cette fois, au moment de ces deux pavés. Cette différence, « purement matérielle », réside d’après lui « dans les images évoquées25 ». De ces images (un « azur profond » lui enivrant les yeux,« des impressions de fraîcheur, d’éblouissante lumière »tournoyant près de lui26), il cherche donc à découvrir la source de cet « enchantement » par cette expérience empirique insolite qui consiste à… continuer à rendre fixe ce qui était auparavant en déséquilibre « sans plus oser bouger que quand je goûtais la saveur de la madeleine en tâchant de faire parvenir jusqu’à moi ce qu’elle me rappelait27 ». Et cela « comme j’avais fait tout à l’heure, un pied sur le pavé plus élevé, l’autre pied sur le pavé plus bas28 ».
Cette pose en déséquilibre, ce fait d’osciller, initie une expérience sensorielle, forte, singulière, indicible, presque incommunicable, absurde et même semblant contagieuse pour nous en tant qu’elle cherche à induire (et y réussit) « une expérience analogue chez le lecteur29 ». Comme le dit le narrateur dans Le Temps retrouvé : « En réalité, chaque lecteur 17est, quand il lit le propre lecteur de soi-même30. » Il y a dans tout cela un vrai processus. Non pas un simple « jeu des sensations », mais une oscillation d’abord, puis un mouvement suspendu, donc se fixant, qui va bientôt engendrer un changement d’état via un retour du passé, à différents passés même, et va conduire bientôt à un vertige de sensations, emboîtées, enroulées les unes dans les autres. Ou plutôt non. Il manque quelque chose. Si le narrateur refait « matériellement » le même pas, il ne parvient pas tout d’abord à avoir la sensation qu’il recherche. Il y a bien des essais (et des erreurs) avant d’en venir à ce qui s’apparente à un dépassement de sa condition et de son existence. Il n’y réussira qu’« en oubliant la matinée Guermantes » pour laquelle il est venu et en parvenant « à retrouver ce que j’avais senti en posant ainsi mes pieds31 ». Ressurgit alors « de nouveau la vision éblouissante et indistincte [qui] me frôlait comme si elle m’avait dit : “Saisis-moi au passage si tu en as la force et tâche à résoudre l’énigme du bonheur que je te propose32” ».
Plus tard la réalité qui sortira de cette expérience en sera comme le « déchet ». Mais est-ce bien cela la réalité, se demande le narrateur non loin.
Si la réalité était cette espèce de déchet de l’expérience, à peu près identique pour chacun, parce que, quand nous disons : un mauvais temps, une guerre, une station de voitures, un restaurant éclairé, un jardin en fleurs, tout le monde sait ce que nous voulons dire ; si la réalité était cela, sans doute une sorte de film cinématographique de ces choses suffirait et le « style », la « littérature » qui s’écarteraient de leur simple donnée seraient un hors-d’œuvre artificiel. Mais était-ce bien cela la réalité33 ?
Lorsque ainsi, dans Le Temps retrouvé, le narrateur se trouve face aux « avertissements mystérieux de la mémoire involontaire34 » (pavés dans 18la cour du prince de Guermantes, puis ensuite, dans le petit « salon-bibliothèque » du prince, tintement de cuiller, puis serviette empesée, bruit de conduite d’eau, et enfin livre de son enfance François le Champi de George Sand), entraînant à leur tour des séries de signes, souvenirs, réminiscences donnant l’impression d’un enroulement, « il se demande si ces phénomènes ne sont pas des symboles qui représentent les vérités fondamentales du monde de la conscience35 », et si c’est bien la seule réalité qu’on peut atteindre, tant ces phénomènes semblent exister en dehors du temps, et délivrent une sorte de vérité à la fois « indépendante du passage du temps » et « indépendante du passage incohérent et fugitif des autres impressions36 ». Ces phénomènes sont là aussi tels des caractères hiéroglyphes qu’il lui faut déchiffrer37. Pour mener à bien cette entreprise, il n’y a qu’une seule chose à accomplir : « II faut se retourner sur soi », dit le critique littéraire américain Edmund Wilson dans son chapitre sur Marcel Proust dans Axel’s Castle (1931).
[Car] ce n’est que là que se trouve la vraie réalité, dans ces symboles permanents en dehors du temps – incidents et personnalités aussi bien que paysages – qui se sont précipités sous l’action réciproque d’une conscience en changement continuel et d’un monde en constante évolution38.
Il faudra donc pour le narrateur, en définitive, écrire un livre sur sa vie telle qu’elle est et a été vécue. Un livre fondé aussi sur ces « symboles » que Deleuze nomme les « signes de l’art » dans le chapitre « Les signes de l’art et l’Essence » de Proust et les signes39. Ce que pour notre part, on appellera « Esthétique ». Le terme esthétique (aisthêsis en grec) signifiant sensation.
1 RTP, IV, p. 445.
2 Ibid.
3 Bien que la Recherche soit tournée en partie vers le futur. Le passé est « l’ombre » de l’avenir, est-il déjà dit dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, II. « […] mon passé ne projetait plus devant moi cette ombre de lui-même que nous appelons notre avenir […] » RTP, II, p. 172.
4 « Rien qu’un moment du passé ? Beaucoup plus, peut-être ; quelque chose qui commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel qu’eux deux. ». RTP, IV, p. 450.
5 Voir infra.
6 « Tout cela était en réalité mort pour moi. Mort à jamais ? C’était possible. » RTP, I, p. 43.
7 Stéphane Chaudier, « La fourchette et la cuiller : Pourquoi les “intermittences” proustiennes sont-elles “du cœur” ? », in Sylvie Jouanny et Élisabeth Le Corre (dir.), Les intermittences du sujet : Écritures de soi et discontinu, Rennes, PU Rennes, « Interférences », 2016, p. 172.
8 RTP, IV, p. 445.
9 Ibid. Le segment concernant les trois arbres auquel il est fait allusion se trouve dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs II. RTP, II, p. 76-79.
10 Joseph Czapski, Proust contre la déchéance : conférences au camp de Griazowietz, Paris, Libretto, 2012, p. 27. Le narrateur évoque ainsi son désir d’écrire toujours remis dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, I : « (alors que chaque jour je me considérais comme sur le seuil de ma vie encore intacte et qui ne débuterait que le lendemain matin). » RTP, I, p. 473.
11 Gilles Deleuze, Proust et les signes, Paris, PUF, « Perspectives critiques », 1983, p. 69.
12 RTP, IV, p. 457.
13 RTP, I, p. 179-180.
14 Id., p. 46-47.
15 Id., p. 46.
16 Id., p. 51.
17 RTP, IV, p. 446.
18 Id., p. 445.
19 M. et Mme Verdurin tiennent salon où ils réunissent des gens divers, souvent des artistes. Mme Verdurin les appelle le « petit clan ». Ensuite leur salon s’ouvrira au monde aristocratique grâce à M. de Charlus qui devient un pilier de leurs réunions.
20 RTP, IV, p. 445.
21 Ibid.
22 Ibid.
23 « D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. » RTP, I, p. 44.
24 RTP, IV, p. 445.
25 Ibid.
26 Ibid.
27 Ibid.
28 Id., p. 446.
29 Julia Kristeva, Le temps sensible. Proust et l’expérience littéraire, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1994, p. 338.
30 RTP, IV, p. 489. « L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n’eût peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre est la preuve de la vérité de celui-ci, et vice versa, au moins dans une certaine mesure, la différence entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l’auteur mais au lecteur. » Id., p. 489-490.
31 Id., p. 446.
32 Ibid.
33 Id., p. 468.
34 Albert J. Salvan, « Proust devant l’opinion américaine », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, no 12, 1960, p. 283.
35 Ibid.
36 Ibid.
37 Ibid.
38 Edmund Wilson, « Marcel Proust », in Axel’s Castle ; A study of in the imaginative literature of 1870-1930, New York, Scribner’s, 1931, p. 162.
39 Gilles Deleuze, Proust et les signes, op. cit., p. 51-65.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-13053-6
- EAN : 9782406130536
- ISSN : 2258-9058
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13053-6.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 06/07/2022
- Langue : Français