Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Prophéties de fin du monde et peur des Turcs au xve siècle. Ottomans, Antichrist, Apocalypse
- Auteur : Sallmann (Jean-Michel)
- Pages : 7 à 9
- Collection : Histoire culturelle, n° 4
Chapitre d’ouvrage : 1/11 Suivant
PRÉFACE
C’est un parcours singulier et courageux que Joël Schnapp a entrepris, une recherche à cheval sur deux mondes, l’Orient et l’Occident, et sur deux périodes, le Moyen Âge et la première Modernité. Il est bien armé pour aborder ce double défi puisqu’il est un excellent helléniste doublé d’un latiniste émérite. Il a déjà démontré l’étendue de ses talents dans deux ouvrages savoureux qui se lisent comme des romans, l’un sur les deux ambassades menées à Constantinople par Liutprand, évêque de Crémone, au nom des rois d’Italie au 10e siècle, le second sur le destin d’un jeune étudiant hongrois du 15e siècle capturé par les Ottomans et demeuré esclave en Turquie pendant vingt-cinq ans avant de finir sa vie comme Dominicain à Rome1. Cette fois-ci, dans ce nouvel ouvrage, il s’attaque à un des problèmes fondamentaux auquel l’Europe chrétienne a été confrontée à la fin du Moyen Âge. Je veux parler de l’expansionnisme ottoman, qui presse son flanc oriental, dans les Balkans et en Méditerranée. Il faut rappeler la réalité du danger, même si sa perception, en particulier en France, est atténuée en raison des alliances nouées depuis François 1er avec les sultans ottomans. Sans autre effet d’ailleurs que de scandaliser l’Église romaine et ses défenseurs.
Né comme un petit émirat anatolien spécialisé dans la guerre sainte contre les chrétiens, l’état ottoman s’est imposé dans l’espace occupé auparavant par l’empire grec de Constantinople. En 1354, il franchit les Dardanelles et conquiert progressivement l’espace balkanique. C’est à une véritable déferlante qu’on assiste alors, malgré les tentatives désespérées des princes chrétiens d’Occident pour l’arrêter. Peine perdue, les « croisades » de Nicopolis (1396) et de Varna (1444) sont autant d’échecs retentissants et la chute inévitable de l’ancienne capitale impériale en 1453 suscite l’effroi au sein de la Chrétienté. L’écho renvoyé par cet événement est à 8peine amorti par l’héroïque résistance de Belgrade en 1456, une vraie croisade cette fois-ci, une mobilisation populaire et spontanée de tout ce que l’Allemagne comprenait de lansquenets prêts à bouter l’islam hors d’Europe. Après une pause à la fin du 15e siècle, la progression ottomane reprend en Europe centrale avec la chute de Belgrade en 1521, l’effondrement de la Hongrie en 1526 et le premier siège de Vienne en 1529. Il faut reconnaître que la division du monde chrétien a grandement facilité les affaires des sultans. Quand la Papauté sommait les chrétiens grecs orthodoxes de se soumettre à son autorité en échange d’une aide militaire, les sultans se proposaient de les protéger et les autorisaient à garder leur culte et leurs églises. Les chrétiens de confession grecque ont donc naturellement choisi de se placer sous l’autorité du croissant musulman plutôt que de se soumettre à la croix latine.
Car, derrière la réussite militaire d’un immense empire, c’est à un choc de civilisations qu’on assiste. Après la défaite de la dynastie chiite des Safavides en Iran à la bataille de Tchaldiran (1514), puis la conquête de l’Égypte des Mamelouks en 1517, le sultanat ottoman devient la puissance majeure de l’islam sunnite. Ses territoires s’étendent de l’Adriatique à l’Euphrate, de l’Algérie au Yémen. Il est responsable de la sécurité des lieux de pèlerinage de l’islam et les derniers représentants de la dynastie abbasside lui confèrent le titre califal que le sultan portera jusqu’à la révolution des Jeunes Turcs dans les années 1920. On assiste alors à un affrontement planétaire entre le catholicisme romain, lui aussi en expansion mais en dehors de l’Europe, et l’islam sunnite. Il ne faut donc pas s’étonner que, par-delà le fracas des armes, une véritable guerre de propagande batte son plein. C’est ce que Joël Schnapp décrit parfaitement dans son livre.
On reprend alors les vieux thèmes de la littérature apocalyptique, tels qu’ils furent élaborés par saint Jean, les Évangiles synoptiques et saint Paul et reformulés par les penseurs médiévaux dont le plus célèbre fut le moine calabrais Joachim de Flore : la fin des Temps, la Bête de l’Apocalypse, l’Antichrist dont on ne sait pas très bien s’il fut seul ou s’il y en eut plusieurs, le royaume millénaire de paix, la résurrection des morts et le Jugement Dernier. Le tout est réactualisé en fonction des besoins du moment dans quelques livres écrits dans les années 1470-1490, donc après la première vague d’expansion des Ottomans en Europe qui culmina avec la chute de Constantinople. La fin des Temps arrive, 9les contemporains en sont convaincus, les invasions ottomanes en sont à la fois le signe précurseur et l’agent par lequel le monde sera détruit. Les Turcs sont assimilés à l’Antichrist qui vient semer le trouble dans la société chrétienne déjà affaiblie par ses divisions et incapable de se réformer. Après que les fléaux de l’Apocalypse se seront déchaînés sur le pauvre monde, un royaume millénaire de paix s’installera. En cette période où on attend une réforme de l’Église après la grave crise du Grand Schisme, on ne sait pas trop bien si ce royaume de paix sera gouverné par un empereur des Derniers Temps ou par un pape angélique. Mais on sait qu’après les tribulations, les morts ressusciteront, les élus iront au paradis et les réprouvés se retrouveront en enfer.
Les hommes de la Renaissance européenne n’ont pas seulement inventé des formes nouvelles d’expression artistique, l’imprimerie et une nouvelle littérature, ils ont été aussi tenaillés par une angoisse, celle que ce tournant du demi-siècle annonçait la fin des temps. Les conjonctions néfastes des planètes, les pronostics terrifiants alimentaient cette peur à travers feuilles volantes et canards dont l’imprimerie permettait la diffusion. C’est la face sombre de la Renaissance et c’est aussi la raison pour laquelle des missionnaires ont parcouru le monde entier au péril de leur vie pour évangéliser les païens, parce que le scénario de la fin des temps ne pouvait s’ouvrir que dès que les derniers païens auraient été convertis au christianisme. Tous ces gens sont nourris de la pensée de Joachim de Flore dont les œuvres, apocryphes ou non, sont imprimées en masse. Ce ne sont pas les invasions turques et la menace de l’islam sur la Chrétienté latine qui ont créé l’angoisse des derniers temps, si sensible dans cette Europe du tournant des 15e et 16e siècles, mais c’est parce que les contemporains s’attendaient à la fin des temps qu’ils ont perçu dans la figure du Turc celui qui annonçait cette fin des temps à laquelle ils aspiraient et qu’ils craignaient tout à la fois. Joël Schnapp a écrit un beau livre sur une histoire qui peut nous sembler éloignée, mais qui véhicule dans son sillage un parfum d’actualité.
Jean-Michel Sallmann
Professeur d’histoire moderne Université Paris – Nanterre
1 Georges de Hongrie, Des Turcs. Traité sur les mœurs, les coutumes et la perfidie des Turcs (2003) et Liutprand de Crémone, Ambassades à Byzance (2004), tous deux parus aux Éditions Anacharsis.
- Thème CLIL : 3378 -- HISTOIRE -- Histoire générale et thématique
- ISBN : 978-2-406-05642-3
- EAN : 9782406056423
- ISSN : 2430-8250
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05642-3.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 10/08/2017
- Langue : Français