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Classiques Garnier

Préface

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PRÉFACE

Cest un parcours singulier et courageux que Joël Schnapp a entrepris, une recherche à cheval sur deux mondes, lOrient et lOccident, et sur deux périodes, le Moyen Âge et la première Modernité. Il est bien armé pour aborder ce double défi puisquil est un excellent helléniste doublé dun latiniste émérite. Il a déjà démontré létendue de ses talents dans deux ouvrages savoureux qui se lisent comme des romans, lun sur les deux ambassades menées à Constantinople par Liutprand, évêque de Crémone, au nom des rois dItalie au 10e siècle, le second sur le destin dun jeune étudiant hongrois du 15e siècle capturé par les Ottomans et demeuré esclave en Turquie pendant vingt-cinq ans avant de finir sa vie comme Dominicain à Rome1. Cette fois-ci, dans ce nouvel ouvrage, il sattaque à un des problèmes fondamentaux auquel lEurope chrétienne a été confrontée à la fin du Moyen Âge. Je veux parler de lexpansionnisme ottoman, qui presse son flanc oriental, dans les Balkans et en Méditerranée. Il faut rappeler la réalité du danger, même si sa perception, en particulier en France, est atténuée en raison des alliances nouées depuis François 1er avec les sultans ottomans. Sans autre effet dailleurs que de scandaliser lÉglise romaine et ses défenseurs.

Né comme un petit émirat anatolien spécialisé dans la guerre sainte contre les chrétiens, létat ottoman sest imposé dans lespace occupé auparavant par lempire grec de Constantinople. En 1354, il franchit les Dardanelles et conquiert progressivement lespace balkanique. Cest à une véritable déferlante quon assiste alors, malgré les tentatives désespérées des princes chrétiens dOccident pour larrêter. Peine perdue, les « croisades » de Nicopolis (1396) et de Varna (1444) sont autant déchecs retentissants et la chute inévitable de lancienne capitale impériale en 1453 suscite leffroi au sein de la Chrétienté. Lécho renvoyé par cet événement est à 8peine amorti par lhéroïque résistance de Belgrade en 1456, une vraie croisade cette fois-ci, une mobilisation populaire et spontanée de tout ce que lAllemagne comprenait de lansquenets prêts à bouter lislam hors dEurope. Après une pause à la fin du 15e siècle, la progression ottomane reprend en Europe centrale avec la chute de Belgrade en 1521, leffondrement de la Hongrie en 1526 et le premier siège de Vienne en 1529. Il faut reconnaître que la division du monde chrétien a grandement facilité les affaires des sultans. Quand la Papauté sommait les chrétiens grecs orthodoxes de se soumettre à son autorité en échange dune aide militaire, les sultans se proposaient de les protéger et les autorisaient à garder leur culte et leurs églises. Les chrétiens de confession grecque ont donc naturellement choisi de se placer sous lautorité du croissant musulman plutôt que de se soumettre à la croix latine.

Car, derrière la réussite militaire dun immense empire, cest à un choc de civilisations quon assiste. Après la défaite de la dynastie chiite des Safavides en Iran à la bataille de Tchaldiran (1514), puis la conquête de lÉgypte des Mamelouks en 1517, le sultanat ottoman devient la puissance majeure de lislam sunnite. Ses territoires sétendent de lAdriatique à lEuphrate, de lAlgérie au Yémen. Il est responsable de la sécurité des lieux de pèlerinage de lislam et les derniers représentants de la dynastie abbasside lui confèrent le titre califal que le sultan portera jusquà la révolution des Jeunes Turcs dans les années 1920. On assiste alors à un affrontement planétaire entre le catholicisme romain, lui aussi en expansion mais en dehors de lEurope, et lislam sunnite. Il ne faut donc pas sétonner que, par-delà le fracas des armes, une véritable guerre de propagande batte son plein. Cest ce que Joël Schnapp décrit parfaitement dans son livre.

On reprend alors les vieux thèmes de la littérature apocalyptique, tels quils furent élaborés par saint Jean, les Évangiles synoptiques et saint Paul et reformulés par les penseurs médiévaux dont le plus célèbre fut le moine calabrais Joachim de Flore : la fin des Temps, la Bête de lApocalypse, lAntichrist dont on ne sait pas très bien sil fut seul ou sil y en eut plusieurs, le royaume millénaire de paix, la résurrection des morts et le Jugement Dernier. Le tout est réactualisé en fonction des besoins du moment dans quelques livres écrits dans les années 1470-1490, donc après la première vague dexpansion des Ottomans en Europe qui culmina avec la chute de Constantinople. La fin des Temps arrive, 9les contemporains en sont convaincus, les invasions ottomanes en sont à la fois le signe précurseur et lagent par lequel le monde sera détruit. Les Turcs sont assimilés à lAntichrist qui vient semer le trouble dans la société chrétienne déjà affaiblie par ses divisions et incapable de se réformer. Après que les fléaux de lApocalypse se seront déchaînés sur le pauvre monde, un royaume millénaire de paix sinstallera. En cette période où on attend une réforme de lÉglise après la grave crise du Grand Schisme, on ne sait pas trop bien si ce royaume de paix sera gouverné par un empereur des Derniers Temps ou par un pape angélique. Mais on sait quaprès les tribulations, les morts ressusciteront, les élus iront au paradis et les réprouvés se retrouveront en enfer.

Les hommes de la Renaissance européenne nont pas seulement inventé des formes nouvelles dexpression artistique, limprimerie et une nouvelle littérature, ils ont été aussi tenaillés par une angoisse, celle que ce tournant du demi-siècle annonçait la fin des temps. Les conjonctions néfastes des planètes, les pronostics terrifiants alimentaient cette peur à travers feuilles volantes et canards dont limprimerie permettait la diffusion. Cest la face sombre de la Renaissance et cest aussi la raison pour laquelle des missionnaires ont parcouru le monde entier au péril de leur vie pour évangéliser les païens, parce que le scénario de la fin des temps ne pouvait souvrir que dès que les derniers païens auraient été convertis au christianisme. Tous ces gens sont nourris de la pensée de Joachim de Flore dont les œuvres, apocryphes ou non, sont imprimées en masse. Ce ne sont pas les invasions turques et la menace de lislam sur la Chrétienté latine qui ont créé langoisse des derniers temps, si sensible dans cette Europe du tournant des 15e et 16e siècles, mais cest parce que les contemporains sattendaient à la fin des temps quils ont perçu dans la figure du Turc celui qui annonçait cette fin des temps à laquelle ils aspiraient et quils craignaient tout à la fois. Joël Schnapp a écrit un beau livre sur une histoire qui peut nous sembler éloignée, mais qui véhicule dans son sillage un parfum dactualité.

Jean-Michel Sallmann

Professeur dhistoire moderne Université Paris – Nanterre

1 Georges de Hongrie, Des Turcs. Traité sur les mœurs, les coutumes et la perfidie des Turcs (2003) et Liutprand de Crémone, Ambassades à Byzance (2004), tous deux parus aux Éditions Anacharsis.