Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Pouvoir(s) et parenté dans la Matière de France
- Pages : 7 à 12
- Collection : POLEN - Pouvoirs, lettres, normes, n° 12
Chapitre d’ouvrage : 1/16 Suivant
Préface
C’est une grande joie pour moi que de rédiger une préface à cet ouvrage, issu de la brillante thèse de doctorat de Jérôme Devard, juriste de formation qui a osé se plonger dans des textes littéraires, qui plus est des textes médiévaux, selon le très difficile pari de l’interdisciplinarité avec en sus la complexité de la langue et du droit de cette période dont bien des éléments, de mentalité en particulier, échappent encore à l’historien. Je ne peux ici, en préambule, que prendre un (malin) plaisir à citer Jean Bodin : « Il y a déjà longtemps qu’on a soutenu à Toulouse que la culture littéraire s’accordait assez mal avec la science du droit : mais cela revient à peu près à dire que nul ne peut être jurisconsulte à moins d’être reconnu pour un barbare et un sot. Ce qu’on aurait dû tenir pour un sanglant outrage envers les juristes, car les maîtres de leur science ont rempli leurs livres non seulement d’éloquence mais de philosophie et de toutes les grâces de l’humanisme, si bien que dépouillée de sa forme littéraire on rendrait cette discipline non seulement pénible, mais repoussante, non seulement ingrate mais incohérente1. »
Il y a un peu plus de huit ans que je lançai le projet Juslittera visant à étudier les rapports que le droit, les notions de justice pouvaient entretenir avec la littérature, pour une période allant du Moyen Âge aux Lumières. Ce projet fut honoré par le soutien de l’Agence Nationale pour la Recherche puis, les quatre années de programme révolues, par un soutien constant du Conseil Régional Centre-Val-de-Loire. L’idée initiale m’était venue, en tant que médiéviste, à la suite d’un constat : en dépit de l’ouvrage pionnier de Howard Bloch, Medieval French Literature and Law (1977), et de la parution de quelques études, surtout de langue anglaise, dévolues principalement à la chanson de geste, comme celle d’Emanuel J. Mickel, Ganelon, Treason, and The ‘Chanson de Roland’ (1989), ainsi que de certains articles, portant surtout sur la question du 8duel judiciaire dans l’épopée, la critique médiéviste (française) s’était fort peu intéressée aux relations entre droit et littérature ; à la différence des spécialistes de la Renaissance et de l’Âge classique – je pense ici au travail de Christian Biet –, même si le sujet est fort loin d’être essentiel dans la critique littéraire et historienne. Quant aux chercheurs juristes intégrant des textes littéraires anciens dans leur corpus, ils sont plutôt rares en France.
Et pourtant… dans la pratique judiciaire, la fiction est un artifice permettant, en faisant comme si, d’étendre l’application de la loi à des cas qu’elle n’a pas prévus ; par exemple, un homme absent depuis longtemps est considéré comme mort, pour permettre à sa femme de se remarier et à ses enfants d’hériter. Citons, entre autres, le cas d’une fictio exploitée par Rabelais avec le « fol citadin de Paris », Seigny Joan, la fictio per aes et libram, fiction qui permet de remettre les dettes. Au milieu du xviie siècle, le canoniste toulousain Antoine Dadin de Hauteserres consacre même un traité à cette question, le De fictionibus juris. Mais si le droit produit du récit, la littérature, de son côté, élabore des intrigues à partir de règles de droit, à partir de situations à caractère juridique et judiciaire : les histoires qu’elle raconte parlent de mariage, de succession, de meurtres, de relations familiales, de transactions commerciales, de procès – plus ou moins truqués –, de quiproquos juridiques. Elle met en scène des figures liées directement à la pratique judiciaire (Maître Pathelin, le juge Bridoye de Rabelais, le juge Dandin des Plaideurs…) et elle construit des personnages à partir de données juridiques (Ganelon, Jourdain de Blaye, Le Bâtard de Bouillon, Roméo et Juliette, le chevalier Des Grieux…). Elle utilise la forme du procès, transposition plus ou moins allégorique ou factice du réel, pour structurer le récit, la mise en scène, le discours ou une partie de ceux-ci, ou bien encore se sert du procès comme arrière-fond du récit : le Roman de Thèbes, les deux Jugements de Guillaume de Machaut, le Songe de Pestilence d’Henri de Ferrières, le Livre du chemin de long estude de Christine de Pizan, la Farce de maître Pathelin pour m’en tenir au Moyen Âge.
Ainsi, dès le Moyen Âge, se manifeste l’inscription du juridique dans la littérature de fiction, en particulier à partir de la prétendue « renaissance du xiie siècle » qui voit l’émergence de la littérature vernaculaire et un intérêt marqué pour le droit savant après la redécouverte du droit romain à la fin du xie siècle. La littérature s’empare aussi d’affaires 9judiciaires propres à frapper les esprits, comme du cas de Saint-Pol (1475) à la fin du Moyen Âge ou la fameuse affaire Martin Guerre. La littérature peut prolonger ou altérer les faits dans un but poétique ou idéologique ou bien simplement pour tirer profit de la notoriété de la matière en vue du ‘marché littéraire’ (par exemple, au xviiie siècle, Mouhy sur l’affaire De Moras ou l’ample littérature autour de Cartouche). Mais indépendamment aussi des affaires historiques, des aspects ou questions de droit, en relation avec l’actualité ou non, des éléments liés au droit, à la procédure, à l’idée de justice et d’équité deviennent motifs littéraires, qu’ils soient centraux dans un texte, embrayeurs narratifs ou simplement cantonnés dans un rôle rhétorique, d’ornement. Ces motifs participent de la mise en place d’une esthétique particulière, tout en alimentant, voire fondant, des systèmes de représentation du droit et de la justice engageant une évaluation de la justice plus ou moins bien fondée, d’une question ou de sa réalité vécue, qu’il s’agisse de duel, de prison, de bûcher, de règlements d’héritage, de sorcières, de vœux forcés ou de mariages arrangés…
Devant un tel foisonnement, la part relativement peu importante d’études françaises sur les relations droit/littérature peut étonner, tout particulièrement pour la période médiévale. C’est que l’historien de la littérature, guidé par une histoire de la critique, voit le plus souvent un ensemble de textes articulés sur le fameux doublet « armes/amour », ce qui paraît au demeurant conforme à une certaine réalité de la vie de l’aristocratie féodale. À la fin du Moyen Âge encore, époque de véritable ‘nostalgie idéologique’ et surtout esthétique, les princes se plaisent, en particulier dans le cadre des ordres chevaleresques, à vouloir réactiver des valeurs qui relèvent de plus en plus du decorum, ce dont certains auteurs, tels Alain Chartier, Christine de Pizan ou Antoine de la Sale sont parfaitement conscients en se montrant critiques, même de façon non systématique, envers cette artificialité mondaine. Le regard de l’historien des textes en moyen français est donc également attiré par ces armes et ces amours au parfum suranné de troubadour ou jongleur de geste. De telles pratiques sociales apportent au demeurant la preuve de la force médiatique des textes littéraires ; les cérémonies et fêtes chevaleresques, comme les entrées royales qui fascinent un Froissart ou les Cours d’amour de la fin du Moyen Âge ne visent qu’à imiter et promouvoir des modèles directement issus de la lecture de Chrétien 10de Troyes, du Roman d’Alexandre et autres productions courtoises et chevaleresques des siècles précédents. Cependant, à trop insister sur les prouesses guerrières et amoureuses, on en oublie un troisième élément tout aussi essentiel : car nos seigneurs et princes passent également bien du temps à rendre la justice ou à plaider. À parcourir les documents d’archives, l’on enregistre de multiples plaids qui animent la société féodale. Il est donc logique de penser, même a priori, que des auteurs, des jongleurs présents dans les cours seigneuriales ont une certaine habitude des questions juridiques et des pratiques judiciaires et que, même sans avoir fréquenté l’école, ils sont un peu ‘frottés de droit’. Il suffit pour s’en convaincre de regarder de près nos premiers textes en français, que ce soit le Roman de Thèbes et l’‘affaire’ Daire le Roux, le Tristan de Béroul et le ‘faux vrai’ serment d’Iseut, la Chanson de Roland et la complexité juridique du ‘cas’ Ganelon ou encore le Roman de Renart et son fameux procès, cher à Jérôme Devard qui a consacré quelques études à cette œuvre.
Le point de départ de l’analyse de J. Devard repose sur ce qu’il appelle une « déconstruction du mythe du droit » qui implique de fait une rupture de la frontière étanche ou quasi étanche entre les études d’histoire du droit et celles portant sur le document littéraire. Il est sans doute aisé de déconstruire un mythe, plus délicat est d’en tirer des conséquences sérieuses, fiables et scientifiques. L’appropriation de l’écriture de fiction comme document, comme source d’une approche historique et juridique, pour aussi enthousiasmante, voire novatrice qu’elle puisse être, n’en est pas moins un cheminement empli de chausse-trappes. Le texte produit par l’imaginaire d’un auteur n’est en fait quasiment jamais le reflet d’une réalité objective, mais il est surtout pour l’historien la mise en témoignage d’un système de représentation des divers phénomènes traversant l’époque de sa production. Le procès de Ganelon dans la Chanson de Roland n’est sans doute pas la retranscription d’un procès tel qu’il pouvait se dérouler à l’époque de Charlemagne ; il est la représentation d’une image de la justice en exercice de la fin du xie ou du xiie siècle et là est son intérêt majeur pour l’historien, du droit comme des mentalités. J. Devard ne tombe pas dans le piège de l’historicisme et son ouvrage ne propose pas une étude de la parenté mais bien celle de la représentation familiale, selon une approche que l’auteur qualifie de socio-juridique. Trois termes essentiels donc pour 11cette riche étude : « représentation », « société », « droit ». Il faudrait ajouter « histoire » et même « généalogie », dans la mesure ou J. Devard met au service de son travail des données historiques et généalogiques, ces dernières illustrées par de précieux figures et diagrammes (je pense pour ces derniers à ceux relevant la transmission des noms), comme un arrière-fond qui trame sans cesse l’analyse, ce qui est de toute évidence de bonne méthode. J’ajouterai encore, parmi les outils mis en œuvre ici, l’anthropologie, surtout l’anthroponymie qui permet une analyse comparée entre l’onomastique et la transmission du nom dans le monde épique avec la réalité généalogique. J. Devard a choisi pour cette étude interdisciplinaire de se fixer à la catégorie qui relèverait aujourd’hui du droit civil. La difficulté d’approche et donc de lecture de cet ouvrage participe d’un certain caractère ‘hors norme’ de ce travail parce que J. Devard ne propose pas un aller-retour entre les Coutumiers et la fiction, mais bien une construction analytique de la parenté fictionnelle qui s’érige, si j’ose dire, en ‘droit fictionnel épique’ dont J. Devard établit peu à peu les codes et les normes.
C’est à travers cette vision déformée qu’il faudra mesurer ce que sont la parenté et les relations de parenté, plus exactement les relations lignagères, les questions de parenté étant un des piliers qui soutient la société féodale et qui donc, par projection, structurent aussi la représentation de cette société que propose la chanson de geste. J. Devard a alors l’audace (périlleuse) de mettre en œuvre conjointement des outils anthropologiques, tels que l’anthroponymie, et linguistiques pour montrer combien l’épopée privilégie un axe vertical patrilinéaire ; cependant, même (relativement) marginal, l’axe horizontal montre l’importance des collatéraux. Ce qui me paraît le plus intéressant à ce niveau est une certaine ‘déconstruction’ proposée par J. Devard qui avance que, somme toute, une vision trop structurante du lignage dans l’épopée est inexacte, pour le moins approximative, piège proposé par les trouvères. Car le terme « lignage » revêt différentes acceptions qui, justement, révèlent la complexité de ce qu’est une représentation en la matière : ‘maison’, organisation familiale structurée par une filiation unilinéaire (patrilinéaire en général), mais aussi – et là est sans doute le point le plus important – idéologie. De plus, la vision trop simpliste du lignage, telle que la propose un Bertrand de Bar-sur-Aube, ne résiste pas à l’analyse de la Matière de France qui montre que les lignages – les traîtres, les bons, les 12fidèles, les révoltés – ne sont pas du tout monolithiques. Ce qui in fine explique la complexité des différents rôles attribués ou que s’attribuent les lignages, aussi bien dans leurs relations internes qu’externes, en particulier dans leur rapport au pouvoir royal ou impérial, ainsi que dans leurs actions en matière de justice – je pense ici au beau chapitre sur l’intercession des lignagers dans les duels judiciaires et à celui dévolu à l’union matrimoniale.
Je terminerai cette courte préface sur l’expression fort heureuse employée en conclusion par J. Devard, renovatio normae. L’épopée médiévale propose finalement un système normatif plutôt cohérent, en dépit de nuances inhérentes à toute écriture fictionnelle. La fiction, parce que représentation, permet l’union anachronique de pratiques carolingiennes, voire mérovingiennes, avec des usages contemporains en matière de justice, créant ainsi son propre univers juridique. Le travail de J. Devard est une contribution importante qui s’ajoute aux études récentes permettant de déjouer certains pièges d’a priori que le genre épique, par ses topoi et son apparence monolithique et manichéenne établit (trop) aisément. Faut-il alors parler ici, en matière de droit familial, d’un ‘édifice normatif’ propre à la chanson de geste ?
Bernard Ribémont
1 Discours au sénat et au peuple de Toulouse, Toulouse, G. Boudeville, 1559, p. 17 ; trad. P. Mesnard, Corpus général des philosophes français (auteurs modernes), Paris, PUF, 1951, p. 47.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-07750-3
- EAN : 9782406077503
- ISSN : 2492-0150
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-07750-3.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 04/08/2021
- Langue : Français