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Classiques Garnier

Préface

  • Publication type: Book chapter
  • Book: Pouvoir(s) et parenté dans la Matière de France
  • Pages: 7 to 12
  • Collection: POLEN - Power, Literature, Norms, n° 12
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406077503
  • ISBN: 978-2-406-07750-3
  • ISSN: 2492-0150
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-07750-3.p.0007
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 08-04-2021
  • Language: French
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Préface

Cest une grande joie pour moi que de rédiger une préface à cet ouvrage, issu de la brillante thèse de doctorat de Jérôme Devard, juriste de formation qui a osé se plonger dans des textes littéraires, qui plus est des textes médiévaux, selon le très difficile pari de linterdisciplinarité avec en sus la complexité de la langue et du droit de cette période dont bien des éléments, de mentalité en particulier, échappent encore à lhistorien. Je ne peux ici, en préambule, que prendre un (malin) plaisir à citer Jean Bodin : « Il y a déjà longtemps quon a soutenu à Toulouse que la culture littéraire saccordait assez mal avec la science du droit : mais cela revient à peu près à dire que nul ne peut être jurisconsulte à moins dêtre reconnu pour un barbare et un sot. Ce quon aurait dû tenir pour un sanglant outrage envers les juristes, car les maîtres de leur science ont rempli leurs livres non seulement déloquence mais de philosophie et de toutes les grâces de lhumanisme, si bien que dépouillée de sa forme littéraire on rendrait cette discipline non seulement pénible, mais repoussante, non seulement ingrate mais incohérente1. »

Il y a un peu plus de huit ans que je lançai le projet Juslittera visant à étudier les rapports que le droit, les notions de justice pouvaient entretenir avec la littérature, pour une période allant du Moyen Âge aux Lumières. Ce projet fut honoré par le soutien de lAgence Nationale pour la Recherche puis, les quatre années de programme révolues, par un soutien constant du Conseil Régional Centre-Val-de-Loire. Lidée initiale métait venue, en tant que médiéviste, à la suite dun constat : en dépit de louvrage pionnier de Howard Bloch, Medieval French Literature and Law (1977), et de la parution de quelques études, surtout de langue anglaise, dévolues principalement à la chanson de geste, comme celle dEmanuel J. Mickel, Ganelon, Treason, and The Chanson de Roland (1989), ainsi que de certains articles, portant surtout sur la question du 8duel judiciaire dans lépopée, la critique médiéviste (française) sétait fort peu intéressée aux relations entre droit et littérature ; à la différence des spécialistes de la Renaissance et de lÂge classique – je pense ici au travail de Christian Biet –, même si le sujet est fort loin dêtre essentiel dans la critique littéraire et historienne. Quant aux chercheurs juristes intégrant des textes littéraires anciens dans leur corpus, ils sont plutôt rares en France.

Et pourtant… dans la pratique judiciaire, la fiction est un artifice permettant, en faisant comme si, détendre lapplication de la loi à des cas quelle na pas prévus ; par exemple, un homme absent depuis longtemps est considéré comme mort, pour permettre à sa femme de se remarier et à ses enfants dhériter. Citons, entre autres, le cas dune fictio exploitée par Rabelais avec le « fol citadin de Paris », Seigny Joan, la fictio per aes et libram, fiction qui permet de remettre les dettes. Au milieu du xviie siècle, le canoniste toulousain Antoine Dadin de Hauteserres consacre même un traité à cette question, le De fictionibus juris. Mais si le droit produit du récit, la littérature, de son côté, élabore des intrigues à partir de règles de droit, à partir de situations à caractère juridique et judiciaire : les histoires quelle raconte parlent de mariage, de succession, de meurtres, de relations familiales, de transactions commerciales, de procès – plus ou moins truqués –, de quiproquos juridiques. Elle met en scène des figures liées directement à la pratique judiciaire (Maître Pathelin, le juge Bridoye de Rabelais, le juge Dandin des Plaideurs…) et elle construit des personnages à partir de données juridiques (Ganelon, Jourdain de Blaye, Le Bâtard de Bouillon, Roméo et Juliette, le chevalier Des Grieux…). Elle utilise la forme du procès, transposition plus ou moins allégorique ou factice du réel, pour structurer le récit, la mise en scène, le discours ou une partie de ceux-ci, ou bien encore se sert du procès comme arrière-fond du récit : le Roman de Thèbes, les deux Jugements de Guillaume de Machaut, le Songe de Pestilence dHenri de Ferrières, le Livre du chemin de long estude de Christine de Pizan, la Farce de maître Pathelin pour men tenir au Moyen Âge.

Ainsi, dès le Moyen Âge, se manifeste linscription du juridique dans la littérature de fiction, en particulier à partir de la prétendue « renaissance du xiie siècle » qui voit lémergence de la littérature vernaculaire et un intérêt marqué pour le droit savant après la redécouverte du droit romain à la fin du xie siècle. La littérature sempare aussi daffaires 9judiciaires propres à frapper les esprits, comme du cas de Saint-Pol (1475) à la fin du Moyen Âge ou la fameuse affaire Martin Guerre. La littérature peut prolonger ou altérer les faits dans un but poétique ou idéologique ou bien simplement pour tirer profit de la notoriété de la matière en vue du marché littéraire (par exemple, au xviiie siècle, Mouhy sur laffaire De Moras ou lample littérature autour de Cartouche). Mais indépendamment aussi des affaires historiques, des aspects ou questions de droit, en relation avec lactualité ou non, des éléments liés au droit, à la procédure, à lidée de justice et déquité deviennent motifs littéraires, quils soient centraux dans un texte, embrayeurs narratifs ou simplement cantonnés dans un rôle rhétorique, dornement. Ces motifs participent de la mise en place dune esthétique particulière, tout en alimentant, voire fondant, des systèmes de représentation du droit et de la justice engageant une évaluation de la justice plus ou moins bien fondée, dune question ou de sa réalité vécue, quil sagisse de duel, de prison, de bûcher, de règlements dhéritage, de sorcières, de vœux forcés ou de mariages arrangés…

Devant un tel foisonnement, la part relativement peu importante détudes françaises sur les relations droit/littérature peut étonner, tout particulièrement pour la période médiévale. Cest que lhistorien de la littérature, guidé par une histoire de la critique, voit le plus souvent un ensemble de textes articulés sur le fameux doublet « armes/amour », ce qui paraît au demeurant conforme à une certaine réalité de la vie de laristocratie féodale. À la fin du Moyen Âge encore, époque de véritable nostalgie idéologique et surtout esthétique, les princes se plaisent, en particulier dans le cadre des ordres chevaleresques, à vouloir réactiver des valeurs qui relèvent de plus en plus du decorum, ce dont certains auteurs, tels Alain Chartier, Christine de Pizan ou Antoine de la Sale sont parfaitement conscients en se montrant critiques, même de façon non systématique, envers cette artificialité mondaine. Le regard de lhistorien des textes en moyen français est donc également attiré par ces armes et ces amours au parfum suranné de troubadour ou jongleur de geste. De telles pratiques sociales apportent au demeurant la preuve de la force médiatique des textes littéraires ; les cérémonies et fêtes chevaleresques, comme les entrées royales qui fascinent un Froissart ou les Cours damour de la fin du Moyen Âge ne visent quà imiter et promouvoir des modèles directement issus de la lecture de Chrétien 10de Troyes, du Roman dAlexandre et autres productions courtoises et chevaleresques des siècles précédents. Cependant, à trop insister sur les prouesses guerrières et amoureuses, on en oublie un troisième élément tout aussi essentiel : car nos seigneurs et princes passent également bien du temps à rendre la justice ou à plaider. À parcourir les documents darchives, lon enregistre de multiples plaids qui animent la société féodale. Il est donc logique de penser, même a priori, que des auteurs, des jongleurs présents dans les cours seigneuriales ont une certaine habitude des questions juridiques et des pratiques judiciaires et que, même sans avoir fréquenté lécole, ils sont un peu frottés de droit. Il suffit pour sen convaincre de regarder de près nos premiers textes en français, que ce soit le Roman de Thèbes et l’‘affaire Daire le Roux, le Tristan de Béroul et le faux vrai serment dIseut, la Chanson de Roland et la complexité juridique du cas Ganelon ou encore le Roman de Renart et son fameux procès, cher à Jérôme Devard qui a consacré quelques études à cette œuvre.

Le point de départ de lanalyse de J. Devard repose sur ce quil appelle une « déconstruction du mythe du droit » qui implique de fait une rupture de la frontière étanche ou quasi étanche entre les études dhistoire du droit et celles portant sur le document littéraire. Il est sans doute aisé de déconstruire un mythe, plus délicat est den tirer des conséquences sérieuses, fiables et scientifiques. Lappropriation de lécriture de fiction comme document, comme source dune approche historique et juridique, pour aussi enthousiasmante, voire novatrice quelle puisse être, nen est pas moins un cheminement empli de chausse-trappes. Le texte produit par limaginaire dun auteur nest en fait quasiment jamais le reflet dune réalité objective, mais il est surtout pour lhistorien la mise en témoignage dun système de représentation des divers phénomènes traversant lépoque de sa production. Le procès de Ganelon dans la Chanson de Roland nest sans doute pas la retranscription dun procès tel quil pouvait se dérouler à lépoque de Charlemagne ; il est la représentation dune image de la justice en exercice de la fin du xie ou du xiie siècle et là est son intérêt majeur pour lhistorien, du droit comme des mentalités. J. Devard ne tombe pas dans le piège de lhistoricisme et son ouvrage ne propose pas une étude de la parenté mais bien celle de la représentation familiale, selon une approche que lauteur qualifie de socio-juridique. Trois termes essentiels donc pour 11cette riche étude : « représentation », « société », « droit ». Il faudrait ajouter « histoire » et même « généalogie », dans la mesure ou J. Devard met au service de son travail des données historiques et généalogiques, ces dernières illustrées par de précieux figures et diagrammes (je pense pour ces derniers à ceux relevant la transmission des noms), comme un arrière-fond qui trame sans cesse lanalyse, ce qui est de toute évidence de bonne méthode. Jajouterai encore, parmi les outils mis en œuvre ici, lanthropologie, surtout lanthroponymie qui permet une analyse comparée entre lonomastique et la transmission du nom dans le monde épique avec la réalité généalogique. J. Devard a choisi pour cette étude interdisciplinaire de se fixer à la catégorie qui relèverait aujourdhui du droit civil. La difficulté dapproche et donc de lecture de cet ouvrage participe dun certain caractère hors norme de ce travail parce que J. Devard ne propose pas un aller-retour entre les Coutumiers et la fiction, mais bien une construction analytique de la parenté fictionnelle qui sérige, si jose dire, en droit fictionnel épique dont J. Devard établit peu à peu les codes et les normes.

Cest à travers cette vision déformée quil faudra mesurer ce que sont la parenté et les relations de parenté, plus exactement les relations lignagères, les questions de parenté étant un des piliers qui soutient la société féodale et qui donc, par projection, structurent aussi la représentation de cette société que propose la chanson de geste. J. Devard a alors laudace (périlleuse) de mettre en œuvre conjointement des outils anthropologiques, tels que lanthroponymie, et linguistiques pour montrer combien lépopée privilégie un axe vertical patrilinéaire ; cependant, même (relativement) marginal, laxe horizontal montre limportance des collatéraux. Ce qui me paraît le plus intéressant à ce niveau est une certaine déconstruction proposée par J. Devard qui avance que, somme toute, une vision trop structurante du lignage dans lépopée est inexacte, pour le moins approximative, piège proposé par les trouvères. Car le terme « lignage » revêt différentes acceptions qui, justement, révèlent la complexité de ce quest une représentation en la matière : maison, organisation familiale structurée par une filiation unilinéaire (patrilinéaire en général), mais aussi – et là est sans doute le point le plus important – idéologie. De plus, la vision trop simpliste du lignage, telle que la propose un Bertrand de Bar-sur-Aube, ne résiste pas à lanalyse de la Matière de France qui montre que les lignages – les traîtres, les bons, les 12fidèles, les révoltés – ne sont pas du tout monolithiques. Ce qui in fine explique la complexité des différents rôles attribués ou que sattribuent les lignages, aussi bien dans leurs relations internes quexternes, en particulier dans leur rapport au pouvoir royal ou impérial, ainsi que dans leurs actions en matière de justice – je pense ici au beau chapitre sur lintercession des lignagers dans les duels judiciaires et à celui dévolu à lunion matrimoniale.

Je terminerai cette courte préface sur lexpression fort heureuse employée en conclusion par J. Devard, renovatio normae. Lépopée médiévale propose finalement un système normatif plutôt cohérent, en dépit de nuances inhérentes à toute écriture fictionnelle. La fiction, parce que représentation, permet lunion anachronique de pratiques carolingiennes, voire mérovingiennes, avec des usages contemporains en matière de justice, créant ainsi son propre univers juridique. Le travail de J. Devard est une contribution importante qui sajoute aux études récentes permettant de déjouer certains pièges da priori que le genre épique, par ses topoi et son apparence monolithique et manichéenne établit (trop) aisément. Faut-il alors parler ici, en matière de droit familial, dun édifice normatif propre à la chanson de geste ?

Bernard Ribémont

1 Discours au sénat et au peuple de Toulouse, Toulouse, G. Boudeville, 1559, p. 17 ; trad. P. Mesnard, Corpus général des philosophes français (auteurs modernes), Paris, PUF, 1951, p. 47.