Notices biographiques et résumés des œuvres
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Poétique de l’exil. Friedrich Hölderlin, Arthur Rimbaud et Nigoghos Sarafian
- Pages : 51 à 61
- Collection : Littérature, histoire, politique, n° 49
Notices biographiques
et résumés des œuvres
Friedrich Hölderlin
Friedrich Hölderlin est né le 20 mars 1770 à Lauffen sur le Neckar (Souabe). Il perd son père à l’âge de trois ans et ressentira toujours une vive douleur de ne pas l’avoir vraiment connu. Il est élevé par sa mère, avec sa sœur Friederike et son demi-frère Karl, avec lesquels il entretiendra une correspondance sa vie durant. Son père était administrateur au « Stift » (séminaire protestant) de Lauffen, et sa mère était elle-même fille de pasteur. Remariée, elle vivra à Nürtingen jusqu’à sa mort en 1828.
Hölderlin étudie dès 1784 au séminaire de Denkendorf près de Nürtingen. Il y apprend le latin, le grec et l’hébreu. Il part continuer ses études au séminaire de Maulbronn deux ans plus tard, où il vit une amitié intense avec Immanuel Nast et fréquente la cousine de cet ami, Louise. Un lien amoureux s’établit ; il rompra quelques années après, ne voyant pas la possibilité de poursuivre une relation suivie alors qu’il se sent destiné à une carrière créatrice qui exige de lui une grande solitude.
En 1788, il entre pour cinq ans au séminaire de Tübingen. Durant ses années d’étude, il se lie d’amitié avec Magenau, Neuffer, Hegel, Schelling et surtout Isaac von Sinclair, qui restera l’ami fidèle jusqu’à la fin. En 1793 il est diplômé du séminaire et, malgré l’insistance de sa mère, refuse de faire carrière comme pasteur. Il trouve un premier poste de précepteur à Waltershausen, avant de s’installer à Iéna où il fréquente Schiller pour lequel il a une véritable vénération. Il suit les cours de Fichte.
Pendant ce temps, il écrit Hypérion, dont un fragment paraît dans Thalia, la revue de Schiller. En 1795 il devient précepteur du fils du banquier Gontard à Francfort et entretient une liaison avec la femme 52du banquier, qui donnera lieu à une correspondance passionnée et transparaîtra à travers la relation entre Hypérion et Diotima. En 1796, Hölderlin termine Hypérion qui paraît chez l’éditeur Cotta à Tübingen en deux livraisons, la première en 1797, la seconde en 1799. La relation adultère ayant été découverte, Hölderlin doit partir.
Il se retrouve à Hombourg où il se lance dans la composition d’une tragédie, Empédocle, qui restera inachevée. Il écrit aussi des essais philosophiques et esthétiques. Il tente de fonder une revue littéraire avec l’appui de Schiller, sans succès. Il se met alors à écrire les grands poèmes de la maturité tout en obtenant des postes de précepteur qu’il ne pourra garder : Hölderlin n’arrive pas à se fixer géographiquement et professionnellement.
Il est précepteur quelques mois à Bordeaux en 1802, avant de revenir en Allemagne, atteint d’un surcroît de souffrances psychiques déjà bien perceptibles auparavant. Sa santé se dégrade ; il continue d’écrire des poèmes dont un bon nombre restent inachevés. Il glisse peu à peu vers la folie et est interné en 1806.
Un an plus tard, le menuisier Zimmer, touché par une lecture publique de Hypérion, l’accueille dans sa demeure à Tübingen ; le poète occupe alors le premier étage d’une tour. Il y écrit des poèmes principalement sur les saisons qui défilent sous ses yeux : sa chambre donne sur le Neckar et la nature environnante. Il ne retrouvera pas la raison, même s’il s’apaise au fil des années. Il rend l’âme le 7 juin 1843.
Hypérion est réédité en 1822 ; suivront des poèmes les années suivantes. On découvre tout au long du xixe siècle un grand auteur. Mais c’est au xxe siècle qu’il acquiert une véritable notoriété avec la redécouverte et la publication de ses œuvres par Norbert von Hellingrath au début du siècle.
Hypérion
Depuis la parution de Hypérion, on constate quelque hésitation à présenter cette œuvre comme un roman. Les longues méditations lyriques sur la nature, la religion et la patrie, les réflexions philosophiques sur la société idéale, le caractère abstrait ou stéréotypé des personnages, 53enfin la langue poétique chargée d’images et d’états d’âme font que les recensions le désignent tour à tour comme un roman par lettres, une épopée en prose, un long poème ou un récit poétique.
Tome I, Livre premier : un jeune Grec du nom de Hypérion (qui selon Hésiode est le fils du Soleil dans la mythologie grecque) raconte en des lettres majoritairement adressées à un destinataire du nom de Bellarmin, ses aventures successives en Grèce et en Allemagne. Dès le début du roman, sur l’isthme de Corinthe, il évoque son sentiment d’exil dans sa propre patrie, la Grèce de 1770, alors sous le joug turc. L’exil de la patrie se double rapidement d’un sentiment d’exil de la Nature qui se présente comme une forme d’entité sacrée. Le héros ressent une grande nostalgie et le désir de retour à cette pureté originelle. Il fait un acte de foi panthéiste, qui s’inspire manifestement des Stoïciens et de Spinoza.
Hypérion fait ensuite le récit de sa formation auprès d’un mentor nommé Adamas, dont il doit se séparer. Son père lui conseille alors d’aller à Smyrne pour se former. Il y rencontre un patriote révolutionnaire du nom d’Alabanda, avec lequel il discute passionnément de la patrie à venir et de la future Église, nouveau lien fraternel entre les hommes. Mais la séparation est rapide, lorsque Alabanda présente Hypérion à la Ligue de Nemesis, société occulte que Hypérion perçoit comme une imposture. Il quitte Smyrne et plonge dans un profond désespoir.
Tome I, Livre deuxième : Hypérion renaît à la vie, à Salamine, île d’Ajax. Il y sent l’harmonie de la nature. Il tombe amoureux d’une jeune femme, Diotima, qui représente un absolu pour lui. Loin d’elle à présent, avec le recul des années, il se sent exilé. Pour l’instant, il vit des moments de félicité. Une discussion a lieu avec des amis : on parle de nouvelle société, des siècles d’or, du monde perdu, d’Athènes, de l’Antiquité, de la religion, de l’art et de la poésie.
Tome II, Livre premier : la guerre russo-turque est déclenchée. Hypérion laisse Diotima et part à la guerre pour la patrie. Le combat a lieu. Au milieu de ce récit sont développées diverses considérations sur la religion de la nature, le paganisme et la philosophie. Le camp grec finit dans la débandade.
Tome II, Livre deuxième : Hypérion retrouve Alabanda. Leur relation est manifestement très intime. Hypérion médite à nouveau sur la Nature et développe des pensées s’apparentant au panthéisme et au paganisme. Diotima et Hypérion se séparent par lettre. Hypérion fait ses adieux 54à Alabanda. Diotima écrit à Hypérion pour lui dire qu’elle ressent un appel de la mort pour aller s’unir à la Nature. Elle veut être brûlée. Hypérion est à la fois rongé intérieurement et apaisé. Il part alors en Allemagne où il développe un long réquisitoire contre le peuple allemand qu’il compare à des barbares, matérialistes et éloignés du divin. Un exil semblable à celui du début se fait sentir. Ainsi, quand Hypérion souhaite quitter l’Allemagne, son éventuel départ s’apparente à celui d’un patriote qui quitterait son pays avec une grande déception. Mais la nature le retient, et il élève son dernier chant panthéiste où il exprime la résolution des contradictions du monde dans le retour à l’unité de l’éternelle Nature : la boucle est bouclée, et la Sehnsucht du début trouve un écho dans la dernière lettre.
Arthur Rimbaud
Arthur Rimbaud est né le 20 octobre 1854 à Charleville. Son père est alors capitaine et part longtemps à la guerre ou en garnison loin de Charleville avant de se retirer de l’armée et de partir sans laisser de nouvelles à la famille. Rimbaud est alors enfant. Il a deux jeunes sœurs, Vitalie et Isabelle, et un frère aîné, Frédéric. Dès le collège, il montre de réelles aptitudes à l’écriture et remporte des prix d’excellence, notamment en langue française, en récitation classique et en instruction religieuse. Il reçoit les conseils bienveillants de son jeune professeur de français, Georges Izambard. En 1870, il écrit à Théodore de Banville. La guerre franco-prussienne éclate. Rimbaud s’ennuie terriblement à Charleville. Il rêve de fréquenter les milieux littéraires de Paris et de partir à l’aventure. Il fait des fugues qui le ramènent immanquablement à la maison, chez sa mère qui veille avec autorité à son éducation. Il continue d’écrire des poésies, dont certaines paraissent dans des revues locales. Rimbaud mène une vie errante entre Paris et Charleville pendant la guerre. Il est possible qu’il ait été présent à la Commune de Paris.
Revenu à Charleville, il ne rêve que de Paris d’où Verlaine et le cercle des Vilains-Bonshommes l’appellent. Il finit par s’y rendre, et durant l’année 1872 il mène une vie de bohème, écrit et fréquente les cercles 55littéraires où il fait forte impression. Une relation très forte le lie à Verlaine avec qui il partira à Londres, puis à Bruxelles l’année suivante. Il aurait composé Une saison en enfer entre avril et août 1873, d’après l’inscription en bas du manuscrit, donc entre Bruxelles et Paris, mais plus vraisemblablement à la ferme familiale de Roche (canton d’Attigny) ; du moins il l’aurait complété dans ce lieu en retrait après le drame de Bruxelles : Verlaine, dans l’été 1873, tire un coup de revolver sur Rimbaud et le blesse. Rimbaud se remet sur pied et renonce à toute action en justice. Une saison en enfer est imprimée à l’Alliance typographique à Bruxelles en octobre, et Rimbaud, n’ayant pas payé les frais d’impression, n’en retire que quelques exemplaires qu’il distribue. Ce sera la seule publication d’une œuvre intégrale qu’il aura lui-même dirigée.
Il écrit les Illuminations vraisemblablement en 1874 (on a cru longtemps qu’elles étaient antérieures à la Saison). Il se trouve alors à Londres avec un ami poète, Germain Nouveau. À part peut-être quelques poèmes épars, il n’écrira plus à partir de 1875, année où il commence une vie d’aventures à travers le monde, passant par Stuttgart, Naples (1876), Stockholm (1877), Chypre (1879), Alexandrie (1880), villes dans lesquelles il cherchera et souvent trouvera un travail temporaire, avant de repartir pour Aden et l’Abyssinie où il devient négociant durant plusieurs années. Véritable exil dans un climat très difficile et des conditions sociales éprouvantes, il revient en 1891 à Marseille où il rend l’âme le 10 novembre. Il n’aura pas connu la notoriété de son vivant. Après avoir tourné le dos à la littérature et aux milieux littéraires parisiens, d’anciens collègues lui avaient écrit de Paris, l’appelant pour le consacrer dirigeant du mouvement symboliste. Il n’avait pas donné de suite. Il avait tourné la page. Le succès, surtout posthume, ira grandissant, jusqu’à façonner un véritable mythe au xxe siècle.
Une saison en enfer
Une saison en enfer emprunte à plusieurs genres. On peut la considérer comme une forme d’autobiographie en partie imaginaire (dans laquelle 56le délire et la fantaisie ont une part) développant une prose poétique qui suspend le fil de la narration et procède par tableaux successifs.
Le narrateur raconte son parcours de poète sous la forme d’un drame lié d’une part à son éducation chrétienne, et d’autre part à son projet créateur d’« alchimie du verbe » consistant à trouver un verbe poétique résumant toute l’expérience humaine ; expérience prométhéenne, suivi d’un châtiment et d’un adieu à la littérature. C’est en ce sens qu’on y a vu une forme d’autobiographie, puisque, malgré l’absence du nom du narrateur, tous ses propos concordent avec la vie de l’auteur, qui cite ses propres poèmes. Le narrateur fait le récit de sa traversée de ce qu’il considère comme l’enfer, référence chrétienne dont il accomplit toutefois la subversion, ne serait-ce que par le titre : si l’enfer est le lieu des tourments éternels, comment peut-on n’y passer qu’une saison ? Vaste fresque polyphonique aux élans très variés et souvent contradictoires, Une saison en enfer peut être considérée comme le témoignage du parcours créateur d’un jeune homme d’abord exilé de sa propre tradition culturelle (de par sa volonté créatrice révolutionnaire), puis exilé de la littérature dans laquelle il avait mis tous ses espoirs, enfin exilé de la religion chrétienne dont la pratique d’enfance semble avoir étouffé son sentiment de liberté.
Le prologue annonce le projet : suite à une révolte qui s’apparente à une transgression, le narrateur est exilé du festin originel. Il se considère comme un damné qui se doit de faire à Satan le récit de sa chute et de sa quête.
« Mauvais sang » : le narrateur retrace sa généalogie gauloise et glisse insensiblement vers l’imaginaire et le délire. Il se place d’emblée en situation de porte-à-faux face au christianisme, se présentant comme païen, esclave de son baptême.
« Nuit de l’enfer » : le narrateur fait le récit de son mal-être, de sa lutte et de ses hallucinations, qui peuvent être vues déjà comme la narration de l’expérience créatrice, ou du moins du prix à payer pour s’être éloigné de la norme sociale. Le narrateur a conscience de son orgueil ; il voudrait mettre fin à ses souffrances et revenir à la vie.
« Délires I. Vierge folle. L’époux infernal » : récit d’une histoire entre une mystérieuse vierge folle (le narrateur) et l’époux infernal, relation qui participe de la décadence du narrateur. Certains critiques y ont vu l’histoire de Verlaine et de Rimbaud, d’autres la relation de Rimbaud à lui-même (deux tendances contradictoires en lui). L’auteur, en reprenant des termes bibliques, fait peut-être une parodie religieuse blasphématoire.
57« Délires II. Alchimie du verbe » : le narrateur raconte l’histoire de son aventure créatrice qui consistait à inventer un verbe créateur, opération de transgression entre toutes car elle amenait à diviniser le poète et à chercher à remplacer le Créateur. L’auteur cite ses propres poèmes en les intégrant au récit de sa vie. Il finit par évoquer son étiolement – qui l’a mené jusqu’au seuil de la mort – comme une conséquence de l’expérience poétique. Il laisse finalement entendre qu’il y a renoncé.
« L’impossible » : il s’agit d’une évocation de l’enfance, de l’Orient, de la foi chrétienne et les contradictions dans lesquels le narrateur se débat. Le tableau se termine par un regret de la pureté perdue.
« L’éclair » : évocation de la nécessité du travail humain ; l’homme est rendu à ses devoirs.
« Matin » : le narrateur affirme qu’il est sorti de l’enfer et accepte la vie.
« Adieu » : le narrateur dit adieu à son passé créateur et, sorti de l’enfer, il se déclare déterminé à avancer, coûte que coûte.
Nigoghos Sarafian
Nigoghos Sarafian est né le 14 avril 1902, le jour de Pâques, sur un bateau qui le menait de Constantinople à Varna avec ses parents. Il est le cadet de la famille. Ses parents venaient de la région d’Agn en Arménie occidentale (dans l’Empire ottoman). Ils avaient été exilés en Bulgarie au moment des massacres d’Arméniens ordonnés par le sultan Abdul-Hamid II en 1894-1896. Le peu de renseignements que nous avons sur son enfance nous viennent en grande partie de ses œuvres. Nous ne connaissons pas de livre entièrement consacré à la vie de Sarafian.
À Varna, il étudie au collège Djierdjian. Les divers écrits qu’il fera paraître plus tard dans son exil parisien (Le Bois de Vincennes ainsi que des articles dans les revues arméniennes de Paris) évoquent à plusieurs reprises une enfance douce, solitaire et rêveuse, dans la nature et à la ville, entouré de parents aimants. C’est l’enfance des fêtes religieuses et familiales, qui constituait un refuge contre les agressions du monde à venir. Sarafian, au cœur de ses grandes crises spirituelles, reviendra 58toujours aux célébrations chrétiennes de l’enfance, porteuses d’une magie dans laquelle il retrouve une vérité.
La Première Guerre mondiale éclate et ses parents l’envoient chez son frère en Roumanie, puis à Odessa et Rostov, où il est témoin d’horreurs qu’il évoquera dans Le Bois de Vincennes. Il revient alors à Varna et apprend le français au Lycée Saint-Michel. En 1919, il part avec sa famille à Constantinople où il étudie au Lycée Central. Il a pour professeurs les célèbres écrivains Hagop Ochagan et Vahan Tékéyan qui l’encouragent à poursuivre la littérature. Au moment des persécutions kémalistes de 1922, il doit s’exiler en Bulgarie, puis en Roumanie. La période suivante est mal connue ; il aurait traversé une partie de l’Europe avant d’arriver à Paris en passant par Marseille.
À Paris, il exerce le métier de typographe à France-Soir tout en fréquentant les milieux littéraires arméniens. Son premier recueil de poésies, La Conquête d’un espace, est publié en 1928. Suit le recueil 14 en 1933, puis Flux et reflux en 1939. Citadelle est publié en 1946, et il se tourne alors exclusivement vers la prose. Le Bois de Vincennes paraît en feuilleton aux Éditions Nayri à Alep en 1947. Il travaille ensuite principalement dans la presse arménienne, publiant des articles de critique littéraire et de réflexion sur le devenir du peuple arménien en Diaspora, dans des journaux tels que Haratch, Menk, Anahid et Hayrenik. Tout au long de ces années, il se tient au courant des diverses tendances littéraires et philosophiques, qui contribuent à sa réflexion sur le monde. Il revient à la poésie avec Méditerranée en 1971, avant de rendre l’âme le 16 décembre 1972. Depuis quelques années, il travaillait à une suite du Bois de Vincennes, restée inachevée sous le titre de Dans le brouillard (non traduit).
Sarafian a eu un lectorat principalement arménien, publiant toute sa vie en langue arménienne. Ses œuvres comportent donc en arménien (fait à signaler, puisqu’il constitue un point de vue bien précis) une réflexion sur l’exil et le devenir de la langue en terre étrangère.
Faisons un bref rappel historique pour bien comprendre certains aspects de l’œuvre de l’auteur. Sarafian ne se trouvait donc vraisemblablement pas dans les provinces d’Arménie occidentale de l’Empire ottoman au moment du génocide des Arméniens, mais il a su ce qui s’y passait et a connu de nombreux rescapés de la déportation et des massacres. Le 24 avril 1915, plusieurs centaines d’intellectuels, artistes, écrivains et hommes politiques arméniens, principalement à Constantinople, sont arrêtés et exécutés dans 59d’atroces souffrances. Talaat Pacha, alors Ministre de l’Intérieur Jeune Turc de l’Empire ottoman, ordonne la déportation et l’anéantissement de tous les Arméniens, jusqu’au dernier. Toutes les provinces sont vidées de leur population arménienne. Suivent les marches de la mort jusque dans les déserts syriens dont bien peu reviendront. L’armistice de 1918 empêche momentanément de poursuivre les opérations, déjà très avancées cependant ; des Arméniens arrivent ainsi à rester à Constantinople et dans quelques provinces. Mais Mustapha Kemal Atatürk, à son arrivée au pouvoir, poursuit le processus génocidaire, vidant les provinces restantes de leur population arménienne et persécutant les populations restées à Constantinople, où ne resteront finalement que quelques dizaines de milliers d’Arméniens. La fondation de la République de Turquie en 1922, avec le concert des nations (qui avaient participé au crime, par les accords avec la Turquie et par le silence complice), donne à bien des Arméniens un sérieux doute sur la possibilité de revenir dans leur foyer, d’autant que les rescapés arrivant en France se voient inscrire sur leur carte de réfugié la mention « Sans retour possible », ce qui prend une importance dans les œuvres littéraires des exilés. Entre les massacres hamidiens, ceux ordonnés par les Jeunes Turcs en 1915, puis par Atatürk en 1922, c’est plus de deux millions d’Arméniens qui périrent, ce qui est une proportion considérable au regard de la population d’alors (environ trois millions sur les territoires historiques).
La petite République d’Arménie intégrée à l’Union soviétique, d’une superficie minime au regard des territoires historiques, lance un appel aux Arméniens de la Diaspora en 1946. De nombreux Arméniens répondront à l’appel, et un bon nombre d’entre eux seront envoyés au Goulag où ils mourront dans des conditions atroces.
En littérature, le génocide est aussi évoqué par le terme de Catastrophe, qui correspond à l’arménien Aghed.
Le Bois de Vincennes
Le Bois de Vincennes est également d’un genre difficile à définir. Il ne se prête pas tout à fait à la définition du récit poétique : les séquences 60narratives sont très courtes et l’histoire ne présente pas de fil conducteur. Ce fil est à déceler bien davantage dans la méditation sur l’exil, la vie à l’étranger et la pensée en général. Sarafian habitait à Vincennes, juste à côté du Bois. Dans ce paysage qu’il voyait chaque jour venait se présenter en surimpression le paysage d’autrefois : celui de l’enfance, du pays natal et du pays d’origine. C’est pourquoi cette œuvre d’exil prend la forme d’une vaste métaphore filée qui parcourt l’ensemble. Le narrateur évoque toutes sortes d’éléments constitutifs du Bois ; tout en ne faisant que rarement allusion à la Catastrophe, l’auteur parvient à faire sentir à la fois le monde dont il est exilé et le décalage avec le lieu d’exil en France, à travers un geste, une lumière, une couleur, un motif environnant qui croise un motif d’autrefois. Les espaces se confondent tout au long de l’œuvre, laissant entendre et voir le drame de l’exil à travers cette perte des repères et ce bouleversement des frontières et des images. Il s’agit d’une véritable tentative de donner forme à l’exil dans la langue, non seulement à travers les thèmes mais aussi la forme littéraire et les figures du langage.
Le Bois est tour à tour le lieu de naissance, le lieu d’une guerre, d’un tribunal, le lieu de la foi avec des anges en hiver, des ombres du passé la nuit venue. On y entend la voix du père, la voix des Pères spirituels de la nation. Mais on y croise aussi des réflexions sur l’existence et sur la philosophie de l’existence, sur le doute qui ronge le narrateur mais libère en lui des espaces nouveaux et un nouveau rapport au monde. On assiste à une remise en question de toutes les idéologies, révolutions, religions, de tous les idéaux dont l’exilé est revenu. La patrie est rarement nommée mais curieusement présente dans son silence constitué de tous les motifs qui l’évoquent. L’auteur rappelle qu’il est né à l’étranger et que son exil est un second exil, venu s’ajouter à l’exode de son peuple. Le questionnement sur le devenir de l’Arménien en Diaspora et sur l’Arménie soviétique est aussi développé, toujours de façon allusive, comme un fleuve qui passe, comme sous le pont Mirabeau que cite l’auteur parmi d’autres œuvres de la littérature occidentale qu’il a assimilées.
Le Bois de Vincennes est une prose qui confronte les univers, les pensées, les perspectives. Elle est aussi le témoignage d’un cheminement spirituel, où sont évoqués à la fois les grands mystiques comme Grégoire de Narek ou saint Jean de la Croix, et l’itinéraire de l’auteur même dans sa traversée d’une nuit obscure, celle de son exil… avant de renaître 61à la lumière, dans une nouvelle identité qu’il ne reconnaît pas encore. Questionnement sur l’identité, sur l’altérité, sur la peur et la fascination du monde étranger, sur l’espoir enfin, sur ce qui reste à l’humain quand il a perdu son sol. Le lieu devient un vaste espace qui porte cette méditation et fait entendre la voix de l’auteur – la voix ou les multiples voix ; car l’œuvre est tentative aussi de retrouver l’unité, même dans la douleur de l’exil et de la dispersion.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-11359-1
- EAN : 9782406113591
- ISSN : 2261-5903
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11359-1.p.0051
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 30/06/2021
- Langue : Français