[Introduction à la troisième partie]
- Prix Observatoire du Bonheur 2012
Prix de thèse Aix-Marseille Université 2013 - Publication type: Book chapter
- Book: Plaisirs féminins dans la littérature française de la Renaissance
- Pages: 407 to 408
- Collection: Masculine/ Feminine in Modern Europe, n° 33
- Series: XVIe siècle, n° 4
Ce que nous entendons par espace de soi recouvre ce que Philaste formulait dans les Discours des champs faëz, à savoir, pour les femmes, « la congnoissance de leur seigneur et facteur, et bien souvent d’ellesmesmes. » (ibid., p. 119). En ce sens, nous nous appuyons sur ce que Michel Foucault a défini comme relevant du soi dans Histoire de la sexualité : rapport à soi, culture de soi, souci de soi, conversion à soi, expérience de soi, autant d’expressions qui permettent de rendre compte d’une finalité de l’usage des plaisirs comme « pratiques de soi » (Foucault, 1984, p. 89) : « Et l’expérience de soi qui se forme dans cette possession n’est pas simplement celle d’une force maîtrisée, ou d’une souveraineté exercée sur une puissance prête à se révolter ; c’est celle d’un plaisir qu’on prend à soi-même. Celui qui est parvenu à avoir finalement accès à lui-même est, pour soi, un objet de plaisir. » (ibid., p. 91). Pour définir cette réflexivité du plaisir, Michel Foucault s’appuie sur la définition de la joie que Sénèque donne notamment dans ses Lettres à Lucilius et qui repose sur une distinction entre voluptas et gaudium :
Mon bien-aimé Lucilius, je t’en conjure, prends le parti qui peut seul garantir le bonheur. Disperse, foule aux pieds les splendeurs du dehors, les promesses de celui-ci, les profits à tirer de celui-là ; tourne ton regard vers le bien véritable ; sois heureux de ton propre fonds. Mais ce fonds, quel est-il ? Toi-même, et la meilleure partie de toi. Ce pauvre corps aussi a beau être notre collaborateur indispensable : tiens-le pour un objet plus nécessaire que de conséquence. Il procure les vains plaisirs, courts, suivis de mécontentement et destinés, si une grande modération ne les tempère, à passer dans l’état opposé1. (Sénèque, 2009, p. 99).
Seul le plaisir relevant du gaudium, qui « naît de nous-même et en nous-même », permet l’accomplissement et la connaissance de soi et un plaisir durable.
Si cette définition de l’espace de soi en lien avec le plaisir est stimulante et permet de réexaminer les perspectives philosophiques, ou en tout cas existentielles, que nous avions écartées comme point de départ à notre 408réflexion, il ne faut pas perdre de vue le pouvoir que représente l’héritage misogyne et qui vient, dans le cas de l’accomplissement féminin, fausser les pistes d’analyse que propose Michel Foucault. En effet, les discours sur la femme et sur ce qui constitue son bien sont majoritairement composés de discours masculins, qui apparaissent extérieurs à elle-même, ce que nous avons montré dans les deux parties précédentes grâce aux divers débats, querelles et polémiques qui agitent la représentation des sexes à la Renaissance. Dès lors, ce qui est défini comme bien et donc gaudium par des voix masculines ne représente pas nécessairement un bien pour les voix féminines. En ce sens, nous avons choisi d’étudier d’abord les plaisirs pouvant être considérés comme favorables à la connaissance de soi pour les femmes mais relevant d’un regard extérieur. Nous les nommerons voluptas selon la définition de Sénèque, car nous souhaitons adopter le point de vue des voix féminines émergentes, celles qui tentent de mettre à distance le discours idéologique masculin. Ces plaisirs sont présentés de façon ambivalente par les voix masculines qui, tout en les constituant comme les seuls plaisirs pouvant permettre aux femmes de trouver leur identité et leur justification en tant qu’individus, les présentent souvent comme des voluptés, des sublimations d’un plaisir sensuel qui faussent, dès lors, la distinction opérée par Sénèque. Au contraire, nous nommerons gaudium le plaisir formulé par les voix féminines comme permettant l’accomplissement de soi. Paradoxalement, ce gaudium n’est pas exempt de volupté, mais une volupté sublimée soit par la dimension spirituelle soit par l’écriture. Nous posons ainsi comme appartenant à la voluptas, le plaisir de la maternité et le plaisir voluptueux de la lecture et comme relevant du gaudium le plaisir de l’étude, le plaisir mystique et le plaisir de la « saillie », c’est-à-dire un plaisir mêlant amour, volupté et écriture. Le jeu des voix masculines et des voix féminines est plus tranché que dans l’espace conjugal ou l’espace social : il ne s’agit plus tant d’un dialogue que de conceptions différentes du bonheur féminin qui se répondent. Nous verrons en effet que cette distinction entre voluptas et gaudium permet de saisir un passage du plaisir comme émotion agréable au plaisir comme accomplissement heureux de soi. C’est dans la réappropriation des topiques philosophiques que les voix féminines parviennent à s’affirmer et à se dégager des discours masculins, en s’inscrivant dans une perspective plus large en unissant les problématiques féminines à des problématiques humanistes.
1 « Fac, oro te, Lucili carissime, quod unum potest praestare felicem : dissice et conculca ista, quae extrinsecus splendent, quae tibi promittuntur ab alio uel ex alio : ad uerum bonum specta et de tuo gaude. Quid est autem hoc “de tuo” ? te ipso et tui optima parte. Corpusculum quoque, etiam si nihil fieri sine illo potest, magis necessariam rem crede quam magnam : uanas suggerit uoluptates, breues, paenitendas, ac nisi magna moderatione temperentur, in contrarium abituras. »
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-12701-7
- EAN: 9782406127017
- ISSN: 2261-5741
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12701-7.p.0407
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-23-2022
- Language: French