Préface
- Publication type: Book chapter
- Book: Philippe de Gueldre (1467-1547). « Royne de Sicile » et « povre ver de terre »
- Pages: 9 to 15
- Collection: Library of Renaissance History, n° 13
Préface
Ce livre, s’il fallait tenter de le définir, s’apparente à une fouille archéologique dans l’intériorité d’une figure féminine du grand tournant des débuts de la modernité, Philippe de Gueldre, née en 1467 et décédée en 1547. En apparence une impossible intériorité. Mais son auteur ne s’est pas laissé impressionner. Il a pris son courage à deux mains et a entrepris d’aller au delà des préventions et autres intimidations. Il a dû beaucoup réfléchir afin de mettre en œuvre une conditionnalité épistémologique. Une conditionnalité qui passe pour lui par une plongée dans une documentation éclatée que l’historien doit sublimer dans une quête de sens qui est avant tout un défi au silence.
Il a fallu alors cerner les outils permettant l’exploration et donc tout d’abord localiser et baliser des sources manuscrites rares et dispersées, puis procéder aussi à une identification large des sources imprimées ; mais un des points importants de l’enquête est que celle-ci ne scinde pas le langage des mots de celui des images, qu’elle croise sans cesse le discours avec l’iconologie, démontrant qu’il n’est pas possible de faire de l’histoire sans prendre en considération que les acteurs du passé se mettent en situation d’être des locuteurs à travers les représentations qu’ils font façonner ou plus simplement à travers lesquelles ils aspirent à se voir, ou plutôt à se mirer dans une sorte d’autoanalyse leur dictant ce qu’il peuvent ou doivent être. Il a été encore nécessaire de rendre opératoire la mise en possibilité de l’historicisation en conciliant trois appréhensions spatiales, l’Europe chrétienne, le royaume de France, et le duché de Lorraine. Enfin et surtout, Philippe de Gueldre est une femme à qui son destin donna, au tournant de 1500, des jeux de rôles de femme, et il était absurde de ne pas prendre possession des outils fournis par la gender History. Il fallait se faire historien de la part féminine, et Ghislain Tranié a remarquablement réussi dans ce parcours problématique en tirant parti des avancées historiographiques d’outre-atlantique et du vieux continent, avec finesse et nuance.
10Ghislain Tranié s’est en outre originellement fixé sur ce qui a été sa méthode, la seule méthode qui pouvait, à ses yeux, lui permettre d’aller au delà des apories impliquées par un déficit de données explicites ou plutôt relevant d’une immédiateté consciente : ne pas procéder en partant de son objet même et en le grossissant comme avec une loupe, mais bien au contraire essayer de parvenir à une intelligibilité en élargissant préliminairement la focale. Avant le zoom qui intervient dans une seconde séquence, le très grand angle. Et c’est dans ce cadre scénographique que la première partie du livre a été composée. Philippe de Gueldre est une dame et il fallait commencer par des histoires de dames resituant ce que pouvait être l’imaginaire social, politique ou religieux de la féminité au temps de la duchesse de Lorraine, dans une durée de vie au cours de laquelle la fin des temps était obsédante. D’où une contextualisation centrée sur les signes eschatologiques pour lesquels il se découvre que la femme relève d’une procédure de fixation par le biais de prodiges ou de monstres féminins ou engendrés par des femmes, « témoignant d’une cristallisation de l’angoisse autour de la question du genre ». Et un paradoxe historique surgit, dans cette oscillation qui va de la femme truchement de l’évidence du péché, à « l’intimité de ces femmes avec le Christ [qui] leur donne une compréhension affective de l’humanité du Christ, alors que les hommes observent, en spectateurs, le drame mystique ». Un fil, en fonction de cette première antinomie, court de la féminité bivalente à une parole féminine inspirée.
Aux fixations fantasmatiques se surimpose un deuxième plan de présence féminine : après la représentation, vient la présentation de soi dans une économie de temps et de lieu apparemment saturés de femmes hantant les cours princières et semblant s’inscrire dans une certaine autonomisation que révèle symboliquement l’évolution contemporaine du jeu d’échec. Sont de la sorte disséquées et auscultées les articulations très complexes – et devant toujours être analysées avec nuance et doigté – qui jouent dans la dialectique du féminin et du masculin, jusqu’à un « État au masculin ». Il n’y a pas de sens unique dans cette histoire. La femme joue son rôle dans le champ du paradoxe et c’est à travers la traque de la visibilité féminine dans l’ordre même du champ visuel curial, que le livre procède à une avancée importante, en insistant sur la révélation d’un langage optique qui est un langage du pouvoir au féminin. Ce serait donc moins, pour ce qui est de l’identité féminine, 11dans l’objectivation curiale de soi qu’il y aurait autonomisation, que dans l’art de la projection iconique, avec par exemple l’examen très serré et bien conduit du diptyque de Jeanne de France : la dévotion à la Vierge au croissant serait « un puissant marqueur de puissance féminine », l’évocation de « la centralité de la matrice féminine dans le devenir de la lignée… ». Légitimation du pouvoir, légitimation pour le pouvoir, qui peut aller jusqu’à la projection d’une surrection messianique à travers certaines femmes. Là encore, des pages fortes, avec les deux dames de la famille Cholmondeley dont la totalité de l’existence paraît graviter autour de leur aptitude à l’enfantement pour un patrilignage.
Toujours dans ce balisage en quelque sorte écosystémique des rôles féminins, Ghislain Tranié s’intéresse donc, par la saisie du truchement qu’est le fantasme, la projection scénique ou scénographique, à la dramaturgie de la gouvernance au féminin, dans un moment où la puissance de l’imaginaire eschatologique est rythmée par une polarisation masculine du pouvoir. Cette dramaturgie permet de mettre en valeur Marguerite d’York pour qui, au même titre que l’iconologie, prévaut l’analyse d’un texte d’instruction spirituelle : le Dialogue de Nicolas Finet, qui donne à deviner, en tension néo-testamentaire, une mimétique vitale de Marie-Madeleine. D‘autres figures viennent tapisser cette toile de fond, à commencer par les dames de la maison de Gueldre, Catherine, mais aussi Marie de Luxembourg, comtesse de Saint-Pol, patronne et mécène, actrice féminine qui joue un rôle de relais pour la politique royale, actrice d’un soutien par le patronage aux réformateurs, actrice usant de pratiques mettant en valeur son genre, la lettre, l’adhésion à une mystique affective, actrice volontaire construisant une figure matriarcale. Et Ghislain Tranié, finalement, explique ce que ces rencontres historiographiques avec des dames lui suggèrent : l’existence d’une communauté « féminine disposant d‘une culture et de pratiques différenciées, faisant ainsi émerger un acteur au féminin sur la scène du monde, à un moment où l’antique communauté des femmes dans les monastères commence à devenir un objet de suspicion et alors que l’exclusion des femmes du champ politique n’est pas encore entérinée ».
Comprendre qui put avoir été Philippe de Gueldre implique toujours de la laisser temporairement dans l’ombre, car Ghislain Tranié fait le choix de chercher d’abord à expliquer le duché qui fut le cadre dans lequel elle s’illustra temporellement et spirituellement ; à quoi s’ajoute 12bien sûr la mémoire mythographique de ce duché. D’où une analyse serrée des jeux de forces de l’imaginaire de la légitimation politique, avec la composition d‘une sorte de généalogie de l’identité dans laquelle émergent des profondeurs, entre autres, le travail cartographique du cercle humaniste de Saint-Dié, le Dialogue de Jean Lud, la vita Renati de Jean Loys, la Nancéide et donc la fabrication ou l’invention d’une terre consacrée ayant pour fin de faire avancer l’œuvre eschatologique divine vers le temps de l’accomplissement…
C’est dans cet espace et cette durée nourris d’un imaginaire particularisé que Ghislain Tranié fixe enfin Philippe de Gueldre, pour ses trente années au cours desquelles sa devise vaut comme une confidence livrée par son ipséité pourtant si contenue et discrète : Ne mi toques, il poinct, manifestant une fusion dans le lignage épousé, mais aussi une distinction propre à travers le motif de la châtaigne. L’historien Ghislain Tranié continue à travailler avec sa méthode élaborée auparavant, désormais en rapprochant sa focale : ce qu’il cherche à ainsi appréhender, c’est la mise en scène de soi, dans le logis, dans le moment de l’accouchement et sur le paradigme de la « maternité saincte », dans la participation active, en tant qu’acteur au féminin, à la valorisation de l’État princier. Subsiste la dimension paradoxale, avec la montée de la masculinisation du pouvoir articulée à une présence affirmée de la duchesse, qui représente le duc, qui a ses sceaux, qui existe seulement par rapport au référent masculin, qui est dans ce que Ghislain Tranié nomme « une situation d’écart ». Une bonne formule qui caractériserait une posture en quelque sorte schizophrénique de l’identité féminine, au cœur du capital identitaire lorrain sans pourtant y disposer d’une légitimation juridique.
L’ouvrage démontre fortement, à travers une proposition de parcours dans la galerie des Cerfs, que la Lorraine s’ancre dans une symbolique de spatialisation christique dans laquelle une énergie eschatologique est cristallisée par le lignage, l’énergie de la lutte contre le mal, du combat contre l’hérésie, l’énergie de la guerre de Dieu, par et pour Dieu ; une énergie en parallèle de laquelle la duchesse Philippe se crée un espace clos et secret, afin d’y pratiquer l’oraison et la méditation, un espace intérieur différent de celui de la guerre contre les ennemis de Dieu à laquelle se vouent les mâles du lignage pour lesquels elle prie et vit dans le renoncement ascétique. Un sourd dialogue s’établit entre la Lorraine et la duchesse, qui semblent parfois se fondre et se confondre 13symboliquement. Sont ainsi données successivement une très belle étude de la Vierge des Litanies de la chapelle du Rosaire en l’Église Notre-Dame de Bar, Vierge invitant à la prière à travers l’Immaculée conception, une autre très belle approche du jardin qui est un jardin spirituel, du corps saint de la duchesse, du motif de la vision qui semble décalquée de la vision d’avant Marignan rapportée par Louise de Savoie elle-même. Sont remarquables les pages qui traitent de l’oraison de Philippe de Gueldre dont la chambre devient comme une crèche christique et dont l’espace semble hiérosolymite, de ses lettres intervenant comme en prolongement de cette tension en exprimant la vocation providentielle de la maison de Lorraine, la sanctifiant en quelque sorte. Retirée du monde, la duchesse est présente parmi les siens, médiatrice entre les siens et le Christ parce que « povre ver de terre ».
Et toujours le paradoxe de la posture féminine, une posture dans et hors de…, dans l’intériorité et l’extériorité, dans l’humilité absolue et dans la pratique d’une responsabilité qui répond à sa vie en religion et qui se traduit par l’exercice constant d’un patronage associant défense des Colettines et défense de la religion. Ghislain Tranié discerne dans la mystique de la duchesse une centralité référente de la devotio moderna qui implique « une manière doloriste qui préside à cette présence quasi obsédante du Christ crucifié… » ; dans l’ombre ou la profondeur existentielle de la piété de Philippe de Gueldre, il y a le groupe sculpté dont subsiste le Portement de la Croix et aussi le retable de Philippe de Gueldre, il y a encore le motif de l’« amour purifiant », les larmes, le jeûne, une tentation peut-être solifidéiste qui renverrait peut-être à une influence fabriste ; et le lecteur ne peut que se rallier à la conclusion donnée par Ghislain Tranié : « la lecture, l’oraison, la méditation et la communauté caractérisent alors une piété où la dimension sacramentelle semble moins essentielle que la construction d’un espace de réflexivité et d’intériorisation centrée sur la foi en Christ, source d’un salut désangoissant… ». Ce serait donc là un des grands paris de l’enquête : parvenir à cerner de manière précise les voies d’un parcours sotériologique féminin, par delà le silence de celle qui l’aurait fabriqué et vécu.
Mais un autre des grands paris qui donne son sens au livre est de partir du postulat qu’un personnage historique, ici féminin, n’existe que par son historicisation et que l’instrumentalisation structure et signifie l’historicisation. D’où l’enquête, excellemment menée, qui s’attache à 14rechercher dans les vies de Philippe de Gueldre un champ de significations éclairant ce que put être la sainteté et surtout ce que purent être ses modes de figuration ou de composition dans la Lorraine de la pré-modernité. Et toujours la même méthode de passage de la focale large à la focale réduite, puisque le lecteur est alors guidé jusque dans l’univers des nonnes historiennes : pour Ghislain Tranié, comprendre, c’est préalablement comprendre les modes de fonctionnement rhétoriques, les enjeux qui portent à dire et écrire et qui donc programment l’écriture. L’hagiographie féminine est donc modélisée dans ses variables suggérant des nécessités défensives face à un monde dangereux : l’écriture fournit « un instrument performatif de définition de soi au sein d’une communauté à la fois sociale, spirituelle et de genre ».
Et loin d’être marginaux, les développements qui portent sur l’art d’écrire participent d’un crescendo dans l’exploration des voies de l’intériorisation, surtout avec la valorisation de la chronique du couvent de Pont-à-Mousson, une chronique didactique de l’histoire même du couvent à travers la figure de la duchesse qui sort en quelque sorte de sa propre histoire pour devenir l’identité paradigme d’une communauté comme cristallisée en elle. Mais aussi une chronique ouvrant à une archéologie du genre, dans la mesure où la biographie tiendrait lieu d’un « exemplum d’une morale sociale dont le propos dessinerait les contours de la veuve chrétienne », de la parfaite veuve chrétienne pourrait-on ajouter. Et Ghislain Tranié de tenter de recomposer le cheminement d’une histoire du livre hagiographique, dans les éditions successives qui jalonnent l’avancée dans la modernité : celle de 1585 exaltant une impossibilité d’immédiateté héroïque et donc authentifiant la foi à travers l’obéissance, l’humilité et le renoncement, dans les idéaux de la réforme catholique ; celles de Douai et Cologne, celle de 1607 imprimée à Pont-à-Mousson et dans laquelle la sainteté passe par les apparitions des trois spectres et la donnée distinctive qu’est l’insistance sur le témoignage rémanent que fut l’odeur de sainteté. Il y a encore la vie publiée en 1627 par Christophe Mérigot et l’intégration de la duchesse dans les rangs des biographies exemplaires écrites par Hilarion de Coste. Important est le fait que la sainteté se dissout progressivement dans le discours aux xviie-xviiie siècles au profit de l’allégorisation de la Lorraine. Il y eut donc plusieurs régimes de vie post mortem de Philippe de Gueldre.
15Il faut le dire avec insistance, le livre de Ghislain Tranié est une contribution importante à l’avancée des connaissances sur l’imaginaire et la configuration de l’ipséité féminine, une ipséité qui avance dans la difficile prise de conscience de soi en jouant sur le paradoxe, en instrumentalisant la faiblesse pour s’inventer une puissance d’exister et devenir donc une histoire de l’histoire.
Denis Crouzet
Université Paris-Sorbonne
- CLIL theme: 3387 -- HISTOIRE -- Renaissance
- ISBN: 978-2-406-08218-7
- EAN: 9782406082187
- ISSN: 2264-4296
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08218-7.p.0009
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 01-03-2019
- Language: French