Présentation
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Philia et Dikè. Aspects du lien social et politique en Grèce ancienne
- Auteurs : Jaulin (Annick), Crubellier (Michel), Pellegrin (Pierre)
- Pages : 11 à 14
- Collection : Kaïnon - Anthropologie de la pensée ancienne, n° 10
- Série : Symposia, n° 1
Présentation
Les textes qui suivent sont issus des conférences prononcées dans le cadre du séminaire international sur Aristote, organisé par les Universités de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Lille III-Charles de Gaulle et le CNRS, durant les années 2008-2010.
Le thème de ces deux années, Philia/Dikè, est donné par les analyses aristotéliciennes. Aristote consacre, en effet, plusieurs chapitres de ses ouvrages éthiques1 à l’étude de ce qu’il considère comme deux « vertus » ou excellences. Il s’agit du premier traitement thématique explicite des attitudes éthiques désignées par ces termes, envisagées également dans leurs rapports réciproques. Les traités politiques font un usage fréquent des excellences dont les analyses ont été proposées par les traités éthiques. La plupart des contributions s’accordent à reconnaître l’inexactitude des traductions admises, faute de mieux : « amitié » pour philia et « justice » pour dikè, de sorte que l’on conservera plutôt les termes grecs pour désigner les comportements décrits sous ces termes.
L’objet du séminaire était donc de reprendre les descriptions aristotéliciennes d’attitudes et de comportements ordinaires, d’en évaluer la spécificité par la confrontation avec les présentations et usages antérieurs ou contemporains. L’enquête thématique se doublait ainsi d’une question supplémentaire sur le fait de savoir si l’émergence de la philosophie dans le champ des savoirs modifiait (et comment) les polarités attribuées antérieurement à ces deux valeurs par la poésie, l’histoire ou la pratique juridique. Ce sont ainsi plusieurs aspects du lien social et politique en Grèce ancienne qui furent mis en évidence.
12L’étendue et les objets de l’enquête sont présentés par les résumés en fin de volume (voir p. 519-524). On se contentera donc ici de dégager les lignes d’analyse qui semblent constituer comme les lignes de force des contributions présentées.
En ce qui concerne la philia d’abord. Le terme est surtout utilisé à l’époque classique. L’épopée homérique lui préfère le terme de philotès, « dépendante de la puissance ambiguë d’Aphrodite », selon D. Bouvier qui, renouvelant les analyses classiques de Benveniste sur cette question, explique ainsi pourquoi les grecs, à la différence des latins, n’ont « pas retenu, pour dire la relation réciproque des citoyens, un terme lié à l’idée de philia ou de philotès ». De fait, l’ambivalence de la notion de philia est soulignée tant par les historiens, Hérodote (M. Tamiolaki) et Thucydide (P. Ponchon) que par la comédie d’Aristophane (M. Bastin-Hammou).
Les philosophes témoignent, eux-aussi, de cette insuffisance de la philia à fonder l’ordre civique, lorsqu’elle n’est pas soutenue par la dikè. Ainsi, alors que Protagoras, dans le dialogue platonicien éponyme, fonde l’ordre civique, à part égale, sur la dikè et l’aidôs, c’est une amitié subordonnée à la justice que présente, selon O. Renaut, la formule platonicienne de l’ordre politique. De même, les Lois font paraître l’amitié civique comme celle qui existe dans le cadre d’une cité juste (D. El Murr, Ch. Murgier). De fait, l’amitié politique (homonoia) est, également pour Aristote, une forme d’amitié inférieure à l’amitié véritable, comme le montre P. Pellegrin ; l’amitié parfaite est une forme de réciprocité complète, incluant donc nécessairement la dikè. Cette méfiance des philosophes à l’égard de l’amitié politique (laquelle est aussi liée à un pathos rhétorique, selon P. Chiron), quand elle n’est pas régie par la justice, distingue leurs analyses et de l’idéologie civique dont Protagoras pourrait être donné comme le représentant et de la rupture avec cette même idéologie, sous la forme que présente « l’usage xénophontique du terme philanthrôpia » (V. Azoulay).
Il serait donc nécessaire de distinguer, dans le cas de la philia, entre le registre éthique et le registre politique (sauf s’il s’agit de considérations d’utilité, voir S. Gastaldi), non seulement chez Aristote, comme le montre E. Rogan, mais dans toute l’éthique philosophique qui lie l’amitié première à la recherche du bonheur et de la sagesse. Dans cette tradition 13où « l’amitié envers soi-même » fait paraître « la médiation du propre » (Ch. Murgier), « l’amitié permet de concevoir le souci d’autrui […] comme un aspect du bonheur personnel », comme ce sera explicitement le cas, en dehors de toute visée politique, dans la tradition épicurienne, présentée par P. M. Morel. C’est seulement dans la perspective englobante du stoïcisme que l’amitié envers soi-même devient « amour de l’humanité » ou philanthrôpia (Ch. Veillard), sans que cependant l’on puisse véritablement faire des Stoïciens les inventeurs des « droits de l’homme » (R. Bett). Il appartiendra au néo-platonisme de dépasser la philanthropie en conférant à l’amitié une dimension quasi cosmologique (F. Fauquier).
Quelle est cependant cette dikè censée contrôler la philia ? « La position surplombante » qui lui est « conférée » « fait d’elle », selon E. Scheid-Tissinier, « un principe transcendant », celui-là même que L. Gernet avait caractérisé comme « l’ordre sous sa forme la plus générale, l’ordre de la nature aussi bien que l’ordre des choses humaines ». On retrouve ce lien de la dikè à un ordre nécessaire dans les conceptions de la dikè chez les Présocratiques ; il en va d’ailleurs de même pour la philia : l’une comme l’autre sont marquées au sceau de la nécessité (A. L. Therme).
À l’époque classique cependant, avec son insertion dans un contexte transformé par l’existence des tribunaux, « dikè n’est plus affecté à la désignation du résultat de la confrontation qui oppose les adversaires, à savoir la sentence émise par les juges, mais désigne désormais le processus judiciaire en train de se dérouler », « il revient » alors « au dikaion d’incarner la justice, ou plus précisément ‘le juste’ » (E. Scheid-Tissinier). C’est ce sens du dikaion, comme lié à un nomos issu de l’homologia, qui est évoqué par Aristote dans l’examen de l’esclavage (G. Besso). C’est, au contraire, à une conception cosmique de l’arrangement par la loi que se réfère Platon dans les Lois (A. Macé). Si cette justice est conçue comme un accord de l’ordre des parties avec le tout, alors elle est de l’ordre d’une harmonie que présentent aussi la santé et le bonheur, ce que sait celui qui sait que « nul n’est méchant volontairement » ; thèse que l’on ne peut donc reconduire à une position intellectualiste (L. Mouze).
Les évolutions lexicales, mises en évidence par les études présentées, n’empêchent pas les superpositions sémantiques, de sorte que les lignes 14de force, ci-dessus évoquées, n’épuisent pas la complexité des aspects du lien social et politique en Grèce ancienne, dont la lecture des contributions qui suivent permettra de prendre connaissance.
Annick Jaulin,
Michel Crubellier,
Pierre Pellegrin
1 Le livre VII de l’Éthique à Eudème ainsi que les livres VIII et IX de l’Éthique à Nicomaque portent sur l’amitié, tandis que le livre V de l’Éthique à Nicomaque propose une analyse de la justice qui restera une référence pour l’ensemble de la pensée éthico-politique jusqu’à l’époque contemporaine. Les références à ces vertus dans les Politiques apparaissent au fil des analyses, elles sont donc plus dispersées, mais cependant nombreuses.
- Thème CLIL : 3127 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie antique
- ISBN : 978-2-406-07176-1
- EAN : 9782406071761
- ISSN : 2428-713X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07176-1.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 01/06/2018
- Langue : Français