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Classiques Garnier

Présentation

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Philia et Dikè. Aspects du lien social et politique en Grèce ancienne
  • Auteurs : Jaulin (Annick), Crubellier (Michel), Pellegrin (Pierre)
  • Pages : 11 à 14
  • Collection : Kaïnon - Anthropologie de la pensée ancienne, n° 10
  • Série : Symposia, n° 1
  • Thème CLIL : 3127 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie antique
  • EAN : 9782406071761
  • ISBN : 978-2-406-07176-1
  • ISSN : 2428-713X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07176-1.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 01/06/2018
  • Langue : Français
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Présentation

Les textes qui suivent sont issus des conférences prononcées dans le cadre du séminaire international sur Aristote, organisé par les Universités de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Lille III-Charles de Gaulle et le CNRS, durant les années 2008-2010.

Le thème de ces deux années, Philia/Dikè, est donné par les analyses aristotéliciennes. Aristote consacre, en effet, plusieurs chapitres de ses ouvrages éthiques1 à létude de ce quil considère comme deux « vertus » ou excellences. Il sagit du premier traitement thématique explicite des attitudes éthiques désignées par ces termes, envisagées également dans leurs rapports réciproques. Les traités politiques font un usage fréquent des excellences dont les analyses ont été proposées par les traités éthiques. La plupart des contributions saccordent à reconnaître linexactitude des traductions admises, faute de mieux : « amitié » pour philia et « justice » pour dikè, de sorte que lon conservera plutôt les termes grecs pour désigner les comportements décrits sous ces termes.

Lobjet du séminaire était donc de reprendre les descriptions aristotéliciennes dattitudes et de comportements ordinaires, den évaluer la spécificité par la confrontation avec les présentations et usages antérieurs ou contemporains. Lenquête thématique se doublait ainsi dune question supplémentaire sur le fait de savoir si lémergence de la philosophie dans le champ des savoirs modifiait (et comment) les polarités attribuées antérieurement à ces deux valeurs par la poésie, lhistoire ou la pratique juridique. Ce sont ainsi plusieurs aspects du lien social et politique en Grèce ancienne qui furent mis en évidence.

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Létendue et les objets de lenquête sont présentés par les résumés en fin de volume (voir p. 519-524). On se contentera donc ici de dégager les lignes danalyse qui semblent constituer comme les lignes de force des contributions présentées.

En ce qui concerne la philia dabord. Le terme est surtout utilisé à lépoque classique. Lépopée homérique lui préfère le terme de philotès, « dépendante de la puissance ambiguë dAphrodite », selon D. Bouvier qui, renouvelant les analyses classiques de Benveniste sur cette question, explique ainsi pourquoi les grecs, à la différence des latins, nont « pas retenu, pour dire la relation réciproque des citoyens, un terme lié à lidée de philia ou de philotès ». De fait, lambivalence de la notion de philia est soulignée tant par les historiens, Hérodote (M. Tamiolaki) et Thucydide (P. Ponchon) que par la comédie dAristophane (M. Bastin-Hammou).

Les philosophes témoignent, eux-aussi, de cette insuffisance de la philia à fonder lordre civique, lorsquelle nest pas soutenue par la dikè. Ainsi, alors que Protagoras, dans le dialogue platonicien éponyme, fonde lordre civique, à part égale, sur la dikè et laidôs, cest une amitié subordonnée à la justice que présente, selon O. Renaut, la formule platonicienne de lordre politique. De même, les Lois font paraître lamitié civique comme celle qui existe dans le cadre dune cité juste (D. El Murr, Ch. Murgier). De fait, lamitié politique (homonoia) est, également pour Aristote, une forme damitié inférieure à lamitié véritable, comme le montre P. Pellegrin ; lamitié parfaite est une forme de réciprocité complète, incluant donc nécessairement la dikè. Cette méfiance des philosophes à légard de lamitié politique (laquelle est aussi liée à un pathos rhétorique, selon P. Chiron), quand elle nest pas régie par la justice, distingue leurs analyses et de lidéologie civique dont Protagoras pourrait être donné comme le représentant et de la rupture avec cette même idéologie, sous la forme que présente « lusage xénophontique du terme philanthrôpia » (V. Azoulay).

Il serait donc nécessaire de distinguer, dans le cas de la philia, entre le registre éthique et le registre politique (sauf sil sagit de considérations dutilité, voir S. Gastaldi), non seulement chez Aristote, comme le montre E. Rogan, mais dans toute léthique philosophique qui lie lamitié première à la recherche du bonheur et de la sagesse. Dans cette tradition 13où « lamitié envers soi-même » fait paraître « la médiation du propre » (Ch. Murgier), « lamitié permet de concevoir le souci dautrui [] comme un aspect du bonheur personnel », comme ce sera explicitement le cas, en dehors de toute visée politique, dans la tradition épicurienne, présentée par P. M. Morel. Cest seulement dans la perspective englobante du stoïcisme que lamitié envers soi-même devient « amour de lhumanité » ou philanthrôpia (Ch. Veillard), sans que cependant lon puisse véritablement faire des Stoïciens les inventeurs des « droits de lhomme » (R. Bett). Il appartiendra au néo-platonisme de dépasser la philanthropie en conférant à lamitié une dimension quasi cosmologique (F. Fauquier).

Quelle est cependant cette dikè censée contrôler la philia ? « La position surplombante » qui lui est « conférée » « fait delle », selon E. Scheid-Tissinier, « un principe transcendant », celui-là même que L. Gernet avait caractérisé comme « lordre sous sa forme la plus générale, lordre de la nature aussi bien que lordre des choses humaines ». On retrouve ce lien de la dikè à un ordre nécessaire dans les conceptions de la dikè chez les Présocratiques ; il en va dailleurs de même pour la philia : lune comme lautre sont marquées au sceau de la nécessité (A. L. Therme).

À lépoque classique cependant, avec son insertion dans un contexte transformé par lexistence des tribunaux, « dikè nest plus affecté à la désignation du résultat de la confrontation qui oppose les adversaires, à savoir la sentence émise par les juges, mais désigne désormais le processus judiciaire en train de se dérouler », « il revient » alors « au dikaion dincarner la justice, ou plus précisément le juste » (E. Scheid-Tissinier). Cest ce sens du dikaion, comme lié à un nomos issu de lhomologia, qui est évoqué par Aristote dans lexamen de lesclavage (G. Besso). Cest, au contraire, à une conception cosmique de larrangement par la loi que se réfère Platon dans les Lois (A. Macé). Si cette justice est conçue comme un accord de lordre des parties avec le tout, alors elle est de lordre dune harmonie que présentent aussi la santé et le bonheur, ce que sait celui qui sait que « nul nest méchant volontairement » ; thèse que lon ne peut donc reconduire à une position intellectualiste (L. Mouze).

Les évolutions lexicales, mises en évidence par les études présentées, nempêchent pas les superpositions sémantiques, de sorte que les lignes 14de force, ci-dessus évoquées, népuisent pas la complexité des aspects du lien social et politique en Grèce ancienne, dont la lecture des contributions qui suivent permettra de prendre connaissance.

Annick Jaulin,
Michel Crubellier,
Pierre Pellegrin

1 Le livre VII de lÉthique à Eudème ainsi que les livres VIII et IX de lÉthique à Nicomaque portent sur lamitié, tandis que le livre V de lÉthique à Nicomaque propose une analyse de la justice qui restera une référence pour lensemble de la pensée éthico-politique jusquà lépoque contemporaine. Les références à ces vertus dans les Politiques apparaissent au fil des analyses, elles sont donc plus dispersées, mais cependant nombreuses.