Avant-propos
- Publication type: Book chapter
- Book: Paul et Virginie
- Pages: 109 to 111
- Collection: Classiques Jaunes (The 'Yellow' Collection), n° 667
- Series: Littératures francophones
Avant-propos1
Je me suis proposé de grands desseins dans ce petit ouvrage. J’ai tâché d’y peindre un sol et des végétaux différents de ceux de l’Europe. Nos poètes ont assez reposé leurs amants sur le bord des ruisseaux, dans les prairies et sous le feuillage des hêtres. J’en ai voulu asseoir sur le rivage de la mer, au pied des rochers, à l’ombre des cocotiers, des bananiers et des citronniers en fleurs. Il ne manque à l’autre partie du monde que des Théocrites et des Virgiles2, pour que nous en ayons des tableaux au moins aussi intéressants que ceux de notre pays. Je sais que des voyageurs pleins de goût nous ont donné des descriptions enchantées de plusieurs îles de la mer du Sud3 ; mais les mœurs de leurs habitants, et encore 110plus celles des Européens qui y abordent, en gâtent souvent le paysage. J’ai désiré réunir à la beauté de la nature entre les tropiques, la beauté morale d’une petite société4. Je me suis proposé aussi d’y mettre en évidence plusieurs grandes vérités, entre autres celle-ci : que notre bonheur consiste à vivre suivant la nature et la vertu. Cependant, il ne m’a point fallu imaginer de roman pour peindre des familles heureuses. Je puis assurer que celles dont je vais parler ont vraiment existé, et que leur histoire est vraie dans sesa principaux événements. Ils m’ont été certifiés par plusieurs habitants que j’ai connus à l’île de France. Je n’y ai ajouté que quelques circonstances indifférentes, mais qui, m’étant personnelles, ont encore en cela même de la réalité. Lorsque j’eus formé, il y a quelques années, une esquisse fort imparfaite de cette espèce de pastorale, je priai une belle dame qui fréquentait le grand monde, et des hommes graves qui en vivaient loin, d’en entendre la lecture5, afin de pressentir l’effet qu’elle produirait sur des lecteurs de caractères si différents : j’eus la satisfaction de leur voir verser à tous des larmes. Ce fut le seul jugement que j’en pus tirer, et c’était aussi tout ce 111que j’en voulais savoir. Mais comme souvent un grand vice marche à la suite d’un petit talent, ce succès m’inspira la vanité de donner à mon ouvrage le titre de Tableau de la Nature. Heureusement, je me rappelai combien la nature même du climat où je suis né m’était étrangère ; combien, dans des pays où je n’ai vu ses productions qu’en voyageur, elle est riche, variée, aimable, magnifique, mystérieuse, et combien je suis dénué de sagacité, de goût et d’expressions, pour la connaître et la peindre. Je rentrai alors en moi-même. J’ai donc compris ce faible essai sous le nom et à la suite de mes Études de la Nature, que le public a accueillies avec tant de bonté, afin que ce titre, lui rappelant mon incapacité, le fît toujours souvenirb de son indulgence.
1 [ 1788 ; texte de l ’ édition de 1789 ] . Cet Avant-propos précède immédiatement Paul et Virginie dans toutes les éditions du t. IV des Études de la Nature depuis 1788. Il est repris dans l’édition séparée de 1789, où il est suivi par l’Avis sur cette édition. Il est absent de celle de 1806.
2 Les Idylles de Théocrite inspirent les Bucoliques de Virgile. Ce sont les modèles de la poésie pastorale, dont Saint-Pierre se réclame dans cet avant-propos, tout en soulignant le renouvellement tropical qu’il apporte au genre.
3 La « mer du Sud » dans le vocabulaire de l’Ancien Régime renvoie au Pacifique Sud. Dans l’imaginaire européen, alimenté par les récits de voyage, c’est depuis la fin du xviie siècle le lieu des richesses, de l’empire espagnol, des pirates, mais aussi, depuis les voyages de Bougainville et de Cook, du mythe érotique tahitien. Saint-Pierre est présent lors de l’escale de l’expédition de Bougainville à l’île de France (du 8 novembre au 12 décembre 1768). Il y rencontre le Tahitien Aotourou « franc, gai, un peu libertin », qu’il retrouve « réservé, poli et maniéré » à son retour de Paris, deux ans plus tard, lors de son séjour à l’île de France (23 octobre 1770-18 octobre 1771) dans l’attente du bateau qui le ramènerait à Tahiti. En revanche, bien qu’il les ait rencontrés, Saint-Pierre n’évoque dans le Voyage à l’île de France ni Bougainville ni Commerson, le naturaliste de l’expédition, qui fut le premier propagateur de la « fable des Otaïtiens » dans une lettre publiée par le Mercure de France en 1769 et qui séjourna à l’île de France à l’invitation de Pierre Poivre.
4 Le thème de la « petite société » vivant à l’écart du reste des hommes dans une relation harmonieuse est une des déclinaisons du genre utopique notable de la deuxième moitié du xviiie siècle, qu’on trouve notamment mise en scène dans la fin de Candide de Voltaire ou dans la description du domaine de Wolmar dans La Nouvelle Héloïse.
5 Selon M.-T. Veyrenc, qui suit Aimé-Martin, Saint-Pierre donne une lecture publique de la première version de Paul et Virginie, intitulée Histoire de Mlle Virginie de la Tour, dans le salon de Madame Necker, peut-être dès 1777. Cette lecture n’aurait d’ailleurs pas suscité l’enthousiasme des auditeurs. Voir M.-T. Veyrenc, Édition critique du manuscrit de Paul et Virginie, éd. citée, p. 47-49.
- CLIL theme: 3436 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques
- ISBN: 978-2-406-06207-3
- EAN: 9782406062073
- ISSN: 2417-6400
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06207-3.p.0109
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 08-06-2019
- Language: French