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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Paul et Virginie
  • Pages : 109 à 111
  • Collection : Classiques Jaunes, n° 667
  • Série : Littératures francophones
  • Thème CLIL : 3436 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques
  • EAN : 9782406062073
  • ISBN : 978-2-406-06207-3
  • ISSN : 2417-6400
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06207-3.p.0109
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 06/08/2019
  • Langue : Français
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Avant-propos1

Je me suis proposé de grands desseins dans ce petit ouvrage. Jai tâché dy peindre un sol et des végétaux différents de ceux de lEurope. Nos poètes ont assez reposé leurs amants sur le bord des ruisseaux, dans les prairies et sous le feuillage des hêtres. Jen ai voulu asseoir sur le rivage de la mer, au pied des rochers, à lombre des cocotiers, des bananiers et des citronniers en fleurs. Il ne manque à lautre partie du monde que des Théocrites et des Virgiles2, pour que nous en ayons des tableaux au moins aussi intéressants que ceux de notre pays. Je sais que des voyageurs pleins de goût nous ont donné des descriptions enchantées de plusieurs îles de la mer du Sud3 ; mais les mœurs de leurs habitants, et encore 110plus celles des Européens qui y abordent, en gâtent souvent le paysage. Jai désiré réunir à la beauté de la nature entre les tropiques, la beauté morale dune petite société4. Je me suis proposé aussi dy mettre en évidence plusieurs grandes vérités, entre autres celle-ci : que notre bonheur consiste à vivre suivant la nature et la vertu. Cependant, il ne ma point fallu imaginer de roman pour peindre des familles heureuses. Je puis assurer que celles dont je vais parler ont vraiment existé, et que leur histoire est vraie dans sesa principaux événements. Ils mont été certifiés par plusieurs habitants que jai connus à lîle de France. Je ny ai ajouté que quelques circonstances indifférentes, mais qui, métant personnelles, ont encore en cela même de la réalité. Lorsque jeus formé, il y a quelques années, une esquisse fort imparfaite de cette espèce de pastorale, je priai une belle dame qui fréquentait le grand monde, et des hommes graves qui en vivaient loin, den entendre la lecture5, afin de pressentir leffet quelle produirait sur des lecteurs de caractères si différents : jeus la satisfaction de leur voir verser à tous des larmes. Ce fut le seul jugement que jen pus tirer, et cétait aussi tout ce 111que jen voulais savoir. Mais comme souvent un grand vice marche à la suite dun petit talent, ce succès minspira la vanité de donner à mon ouvrage le titre de Tableau de la Nature. Heureusement, je me rappelai combien la nature même du climat où je suis né métait étrangère ; combien, dans des pays où je nai vu ses productions quen voyageur, elle est riche, variée, aimable, magnifique, mystérieuse, et combien je suis dénué de sagacité, de goût et dexpressions, pour la connaître et la peindre. Je rentrai alors en moi-même. Jai donc compris ce faible essai sous le nom et à la suite de mes Études de la Nature, que le public a accueillies avec tant de bonté, afin que ce titre, lui rappelant mon incapacité, le fît toujours souvenirb de son indulgence.

1 [ 1788 ; texte de l édition de 1789 ] . Cet Avant-propos précède immédiatement Paul et Virginie dans toutes les éditions du t. IV des Études de la Nature depuis 1788. Il est repris dans lédition séparée de 1789, où il est suivi par lAvis sur cette édition. Il est absent de celle de 1806.

2 Les Idylles de Théocrite inspirent les Bucoliques de Virgile. Ce sont les modèles de la poésie pastorale, dont Saint-Pierre se réclame dans cet avant-propos, tout en soulignant le renouvellement tropical quil apporte au genre.

3 La « mer du Sud » dans le vocabulaire de lAncien Régime renvoie au Pacifique Sud. Dans limaginaire européen, alimenté par les récits de voyage, cest depuis la fin du xviie siècle le lieu des richesses, de lempire espagnol, des pirates, mais aussi, depuis les voyages de Bougainville et de Cook, du mythe érotique tahitien. Saint-Pierre est présent lors de lescale de lexpédition de Bougainville à lîle de France (du 8 novembre au 12 décembre 1768). Il y rencontre le Tahitien Aotourou « franc, gai, un peu libertin », quil retrouve « réservé, poli et maniéré » à son retour de Paris, deux ans plus tard, lors de son séjour à lîle de France (23 octobre 1770-18 octobre 1771) dans lattente du bateau qui le ramènerait à Tahiti. En revanche, bien quil les ait rencontrés, Saint-Pierre névoque dans le Voyage à lîle de France ni Bougainville ni Commerson, le naturaliste de lexpédition, qui fut le premier propagateur de la « fable des Otaïtiens » dans une lettre publiée par le Mercure de France en 1769 et qui séjourna à lîle de France à linvitation de Pierre Poivre.

4 Le thème de la « petite société » vivant à lécart du reste des hommes dans une relation harmonieuse est une des déclinaisons du genre utopique notable de la deuxième moitié du xviiie siècle, quon trouve notamment mise en scène dans la fin de Candide de Voltaire ou dans la description du domaine de Wolmar dans La Nouvelle Héloïse.

5 Selon M.-T. Veyrenc, qui suit Aimé-Martin, Saint-Pierre donne une lecture publique de la première version de Paul et Virginie, intitulée Histoire de Mlle Virginie de la Tour, dans le salon de Madame Necker, peut-être dès 1777. Cette lecture naurait dailleurs pas suscité lenthousiasme des auditeurs. Voir M.-T. Veyrenc, Édition critique du manuscrit de Paul et Virginie, éd. citée, p. 47-49.