1832
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Passé et Présent. 1830-1838
- Pages : 59 à 61
- Collection : Littératures du monde, n° 48
1832
La première chose par laquelle Menzel s’est trouvé dépassé, ce fut la politique au jour le jour. Aux jeux et taquineries légères avec une épée politique succédèrent de vrais combats. Il ne fut plus possible d’utiliser la politique seulement comme la pointe aiguisée d’une épigramme. Au contraire, elle poussait à un combat sérieux dans lequel quelques-uns perdirent la vie et beaucoup la liberté. Les assemblées parlementaires, les réunions populaires et les passages des Polonais1, tout cela exigeait un don de soi hardi et sacrificiel des personnes décidées à combattre. Dans les banquets, les toasts ne devaient pas tourner autour du pot ; lorsqu’on signait un texte, il fallait mettre les noms en entier et pas trois croix craintives. Les poètes détachèrent les colombes de leur voitures de nuages et attachèrent des serpents et des dragons sous le joug. Tels des nuées orageuses, ils passaient en tempête au-dessus de la lande qui s’assombrissait de plus en plus. Les actes furent étouffés et les mots durent revêtir l’armure. Les phalanges des amis de la liberté furent dispersées et les tireurs d’élite du mot durent alors, depuis les bois et les forêts, couvrir leur retraite. Les Promenades viennoises, les Lettres de Paris, les poésies de Lenau et même de Pfizer, les De la France et des préfaces ici ou là2 et bien d’autres éléments plus faibles, tout cela faisait quelque chose qui ressemblait à une salade sur laquelle des grains de poivre de Maltitz furent dispersés. Tous ces ouvrages et efforts, donc, donnèrent à la retraite l’allure d’une offensive. Les cygnes chantaient merveilleusement parce qu’ils allaient mourir3. 60L’écho des derniers coups de feu se perdit dans de longues pauses intermédiaires jusqu’à ce qu’en fin de compte la tranquillité s’établisse et que, le dimanche, les parades de la garde, et, la nuit, les postes de surveillance en reviennent à des fusils non chargés. L’esprit du peuple dort et ce qu’il dit et fait, il ne le dit et ne le fait qu’en rêve.
L’Allemagne ressemblait à un pays après une inondation. Des berceaux pendaient dans les arbres, dans les montagnes, on voyait des objets qui, de toute éternité, ne s’étaient trouvés que dans la plaine. Des fonctionnaires étaient devenus des partisans exaltés et on les trouvait porteurs d’opinions ou membres d’associations qui leur coûtaient, sinon leur poste, du moins l’avancement normal de leur carrière. Les salles de cours étaient vides, les étudiants erraient, fugitifs dispersés, et les professeurs émigraient lorsqu’ils en avaient encore la possibilité. Ça et là, des jeunes gens prenaient la plume et offraient aux idées du jour, comme un premier sacrifice, leurs sentiments et leurs idées enflammés, mais encore timides. Mais, pour la plupart, la bande rouge bordant la toge prétexte de l’écrivain, qu’ils avaient adoptée, n’avait pour fonction que de les signaler à la répression. Peu d’entre eux parvinrent à revenir sans se faire remarquer dans les salles de cours, les bureaux des administrations et les sacristies. Et plus faible encore fut le nombre de ceux qui n’auraient pas préféré échanger pour toujours, dans la souffrance et la joie, la carrière bourgeoise à vie qu’ils avaient manquée contre celle de l’écrivain. C’est de ce moment-là que date ce phénomène dont Hitzig a signalé le danger avec davantage de bonnes intentions que de juste compréhension [voir Hitzig] : un grand nombre d’auteurs a renoncé au service de l’État et a cherché à acquérir son autonomie. L’heureuse réussite des uns donna du courage aux autres pour les imiter. Nombreux, bien sûr, furent ceux qui rejoignirent ces rangs sans en avoir la vocation et se gâtèrent au contact de la littérature au lieu de lui être utile, surtout s’ils voulaient le b i e n et ignoraient le b e a u. D’autres mettaient pour la première fois à l’épreuve un talent qui ne s’était formé que dans le tumulte. Nombreux étaient ceux qui avaient un caractère, mais pas de dons, et beaucoup de ceux qui avaient des dons furent si surpris par cette découverte, nouvelle pour eux, qu’ils lui sacrifièrent leur caractère. Alors commença à se former une littérature nouvelle. Les convictions 61cessèrent forcément de constituer la seule instance décisive et les facteurs décisifs furent l’esprit et l’habileté.
Cependant4, la forme seule ne nous apportera jamais l’essor d’une littérature. L’influence de Voß sur la littérature de son temps, par exemple, ne fut que fugitive et passagère, tandis que Lessing, qui a introduit dans la littérature, par Minna de Barnhelm, la vie naturelle et bourgeoise, et Klopstock, qui y a introduit l’idée de la patrie et de la religion, ont exercé une influence extraordinairement stimulante. Les Schlegel5 n’auraient rien pu faire avec leurs belles formes littéraires empruntées aux pays du Sud, si ne s’était déployé en eux le contenu enchanteur de la chevalerie, de l’amour courtois et de la piété devant la Croix. C’est la raison pour laquelle les tentatives récentes pour créer une littérature formant un tout ont eu des i d é e s pour point de départ ; et c’est pourquoi, aussi, la spéculation interne à l’Allemagne, la littérature française de la même époque, la nécessité intérieure, ainsi que la colère et le ressentiment contre la marche historique des événements ont offert à toute cette littérature récente un choix de sujets riche, varié dans ses nuances, en partie inventé de façon aventureuse et en partie fondé sur les manifestations les plus profondes de l’existence.
La concrétisation effective de toutes ces influences en un nouveau moment de la littérature ne s’est produit que quelques années plus tard.
1 Les Polonais traversant l’Allemagne, le plus souvent vers la France, après leur défaite de 1831 face à l’armée russe.
2 Allusions à Gustav Pfizer, aux Promenades d’un poète viennois (Spaziergänge eines Wiener Poeten) d’Anastasius Grün (1831), aux Lettres de Paris (Briefe aus Paris) de Börne et au De la France (Französische Zustände) de Heine, avec sa préface très critique à l’égard de la Prusse, en particulier au sujet des affaires polonaises, la Prusse étant tenue pour complice au moins objective du tsar de Russie.
3 Cette phrase et la précédente suggèrent un lien de cause à effet entre la révolution politique manquée en Allemagne de 1830 à 1832 et une apparence de révolution intellectuelle et littéraire. C’est ce lien qui est au point de départ de notre travail sur la Jeune Allemagne et, plus largement, la période 1789-1845 : Calvié B et F.
4 L’espace vide qui précède ce § est dans le texte imprimé allemand de 1839 (VuG, p. 28).
5 Les frères August Wilhelm et Friedrich Schlegel, théoriciens du premier romantisme allemand.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-14208-9
- EAN : 9782406142089
- ISSN : 2261-5911
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14208-9.p.0059
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 04/01/2023
- Langue : Français