Avant-propos
- Publication type: Book chapter
- Book: Pascal et son libertin
- Pages: 7 to 10
- Collection: Reading the Seventeenth Century, n° 45
- Series: Littérature, libertinage et spiritualité, n° 6
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Avant-Propos1
L’anthropologie de la « misère de l’homme sans Dieu » dans les Pensées de Pascal, sa définition de la vanité et de la misère, l’expression qu’il donne à l’effroi de l’incroyant devant l’univers doublement infini, son analyse lucide de la « raison des effets » politiques et sociaux, sa quête de sens et son étonnement devant le mystère de la nature humaine, c’est ce qui a attiré et fasciné les lecteurs depuis des siècles. Ce portrait de la nature humaine frappe non seulement par son éloquence mais aussi par sa pertinence : aucun apologiste chrétien n’a exprimé avec tant de justesse le point de vue d’un incroyant sur le monde et sur sa propre nature. Or, cette anthropologie sert de point de départ d’une argumentation apologétique qui vise à conduire l’interlocuteur incroyant à la foi : en ce sens, elle est ce sur quoi l’apologiste et son interlocuteur se mettent d’accord avant d’entamer l’argument ad hominem apologétique proprement dit. Autrement dit, cette anthropologie découle d’un constat commun à l’apologiste et à l’incroyant, et il importe de comprendre qu’ils partagent cette vision de la nature humaine – en dehors de toute science biblique ou théologique – car c’est ce qui nous permet de mesurer la cohérence et l’efficacité de l’argumentation apologétique de Pascal.
Il ne lui suffira pas de déclarer que, si on croit en Dieu, on est plus heureux dans ce monde et qu’on aura des chances d’être encore plus heureux par la suite. Certes, Pascal déclare que « vous y gagnerez en cette vie » (S. 680, 681), mais il ne se contente pas de ce constat pour convertir son interlocuteur incroyant. Tous les superstitieux peuvent dire de même. Il faut des arguments cohérents à la hauteur du constat anthropologique. Il ne suffit pas de dire que Dieu peut nous accorder la grâce et ainsi nous serons sauvés. Ce serait le meilleur moyen de nous inspirer la désinvolture, car on n’aurait qu’à se laisser aller à ses 8penchants et à laisser faire la toute-puissance divine. Il ne suffit pas non plus d’accorder un statut surnaturel au « sentiment » de la foi, qui nous permettrait d’échapper à la misère qui est la nôtre, car ce serait une pétition de principe qui réduirait à néant le constat anthropologique initial : s’il existe en l’homme une faculté psychologique qui lui permette de sortir de l’incertitude et de l’angoisse par ses propres forces, où est la misère ? On sortirait d’emblée de la « seconde nature », ce qui est évidemment – selon l’anthropologie augustinienne – impossible sans le secours d’une grâce surnaturelle. Par ses propres moyens, l’homme est incapable de « passer outre ».
Non, Pascal ne se contente pas de ces balivernes. Il construit un argument cohérent pour conduire son interlocuteur incroyant à la foi. Il ne dispose pas de la grâce : son argumentation doit être cohérente sur le plan de la « seconde nature », sur celui des capacités rationnelles de son interlocuteur : il ne peut viser qu’à inspirer à l’homme une foi humaine, une conviction, fondée sur des arguments cohérents, que la doctrine chrétienne est vraie et le désir d’inculquer en lui-même le sentiment de la foi par un comportement qui corresponde à cette conviction. À quoi bon, puisque seule la foi qu’inspire la grâce divine est salvatrice ? L’apologiste déclare explicitement qu’il cherche à « donner [aux incroyants] la religion » par « raisonnement, en attendant que Dieu la leur donne par sentiment de cœur, sans quoi la foi n’est qu’humaine et inutile pour le salut » (S. 142). Certes, « la foi est un don de Dieu » et non pas un « don de raisonnement » (S. 487), mais Pascal croit fermement qu’il vaut mieux se convaincre par les preuves, s’y confirmer par la coutume et ainsi « s’offrir par les humiliations aux inspirations [de la grâce] » (S. 655), plutôt que de « tenter Dieu » en attendant avec désinvolture son intervention.
C’est parce que Pascal vise à convertir l’incroyant par des arguments rationnels que ses écrits constituent l’expression complexe et intéressante d’une philosophie chrétienne et que la cohérence voulue de son argumentation constitue un témoignage privilégié sur le libertinage tel qu’il le concevait. Il oppose argument à argument, il s’adresse à un honnête homme qui réfléchit et qui est susceptible de reconnaître la cohérence d’une argumentation et d’agir en conséquence. Le profil intellectuel de son libertin apparaît ainsi entre les lignes de l’argumentation apologétique.
9La grande découverte philologique du xxe siècle, en ce qui concerne les Pensées, fut celle de Louis Lafuma2, qui reconnut dans les « liasses à titre » ou « dossiers » l’ordre conçu par Pascal pour son apologie. Ses travaux ont été approfondis, à l’aide des recherches paléographiques de Pol Ernst3, par Philippe Sellier et par Laurent Thirouin4. Même s’il reste des zones d’ombre, ces travaux permettent de conclure que la cohérence globale de son argumentation ne peut apparaître que si on interprète les fragments selon la perspective des liasses (ou dossiers) où ils ont été classés par Pascal et que l’on saisit le sens d’un même thème envisagé sous différents aspects dans des liasses différentes. Ce travail d’interprétation – philologique, littéraire, philosophique et théologique – se fait depuis plusieurs années par un petit groupe de chercheurs dirigés par Dominique Descotes et Laurent Thirouin et les résultats de leurs réflexions paraissent régulièrement sur le site dédié aux Pensées de Pascal géré par le Centre International Blaise Pascal : http://www.penseesdepascal.fr/5. À quoi bon, peut-on donc se demander, publier une étude sur les Pensées, puisque ce séminaire de longue haleine vise à faire la synthèse de toutes les interprétations ? Ce serait sous-estimer la complexité des Pensées et du travail d’interprétation. Suivre l’ensemble des quelque 800 fragments dans le détail, les rapports qui les lient les uns aux autres, les renvois intertextuels implicites, les implications logiques de telle ou telle interprétation pour l’ensemble de la lecture de la philosophie religieuse de Pascal, c’est un travail gigantesque qui ne saurait faire l’objet d’une rapide synthèse. Les directeurs du site en question visent à fournir une lecture historique des différentes versions 10de chaque fragment dans les divers manuscrits et dans diverses éditions des Pensées et d’y ajouter toutes les références bibliographiques des travaux de recherche pertinents… Cette masse d’informations est difficile à appréhender, d’autant qu’il est rare de trouver deux lecteurs de Pascal qui soient d’accord sur l’interprétation de tel ou tel aspect de sa pensée. Un tel projet dépasse manifestement les dimensions du petit livre que je propose, où j’aborde les Pensées sous un angle très particulier et où, par souci de brièveté, je ne développe pas toutes les conséquences de tous les fragments cités. Mon attention porte essentiellement sur le « noyau dur » de la philosophie religieuse de Pascal et de la philosophie libertine qu’il vise à contrer. Il y a beaucoup de fragments pertinents que je ne cite pas, mais j’espère que mon analyse des fragments cités permettra de mieux saisir le sens des autres. La bibliographie pascalienne est immense ; il m’importait donc de limiter la perspective pour proposer une interprétation synthétique.
1 Un grand merci à ceux qui m’ont aidé par leur lecture d’une première version de cette étude : Élodie Argaud, Christine Jackson-Holzberg, Anne McKenna, Bruno Roche et Fabienne Vial-Bonacci.
2 Pascal, Blaise, Pensées, éd. L. Lafuma, Paris, Luxembourg, 1950, Préface. Voir aussi J. Mesnard, « Aux origines de l’édition des Pensées : les deux copies », in Les « Pensées » de Pascal ont trois cents ans, Clermont-Ferrand, G. de Bussac, 1971, p. 1-30, et Pascal, Pensées, éd. Ph. Sellier, Paris, Clasiques Garnier, 1991, Introduction, p. 23-31.
3 Ernst, P., Les Pensées de Pascal, géologie et stratigraphie, Paris, Universitas/Oxford, Fondation Voltaire, 1996.
4 Thirouin, L., « Les premières liasses des Pensées : architecture et signification », xviie siècle, 177 (1992), p. 451-468, article repris dans Pascal ou le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre, Paris, Honoré Champion, 2015, p. 71-96 ; Sellier, Ph., Port-Royal et la littérature. Pascal, 2e éd. Paris, Honoré Champion, 2010, section I : Philologiques, p. 103-182, comprenant des articles publiés initialement entre 1992 et 2003, qui définissent le statut de différentes liasses (ou dossiers) des Pensées et précisent que l’Entretien de Pascal avec M. de Sacy faisait bien partie du projet apologétique de Pascal. Voir aussi Proust, G., « Les copies des Pensées », Courrier du Centre international Blaise Pascal, 32 (2010), p. 4-47.
5 Sur le séminaire, voir aussi : https://www.bib-port-royal.com/seminairedescotesgen.html.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-06845-7
- EAN: 9782406068457
- ISSN: 2257-915X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06845-7.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 01-20-2017
- Language: French