In Memoriam Jean-Pierre Bertrand
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Parade sauvage Revue d’études rimbaldiennes
2022, n° 33. varia - Auteur : Saint-Amand (Denis)
- Pages : 369 à 372
- Revue : Parade sauvage
In Memoriam
Jean-Pierre Bertrand
Jean-Pierre Bertrand nous a quittés le 17 mars 2022, il allait avoir 62 ans. Professeur à l’université de Liège, il avait consacré sa thèse aux Complaintes de Jules Laforgue (Les Complaintes de Jules Laforgue. Ironie et désenchantement, Klincksieck, 1997) et était spécialiste de l’histoire des formes littéraires au xixe siècle. Avec Pascal Durand, héritier comme lui d’une démarche fondée sur l’approche sociologique du littéraire développée par Jacques Dubois, il était l’auteur d’un important diptyque sur la poésie de la modernité (LaModernitéromantique, Les Impressions nouvelles, 2006 et Les Poètes de la modernité, Seuil, 2006), auquel s’articulaient idéalement les éditions pleines de finesse des œuvres de Laforgue, Corbière, Schwob, Dujardin, Verhaeren, Odilon-Jean Périer, Jean Tousseul ou Huysmans qu’il a livrées au fil des années. En 2015, il publiait au Seuil l’essai Inventer en littérature. Du poème en prose à l’écriture automatique, témoin à la fois de son amplitude et de son ingéniosité, de son élégance et de son alacrité. Il s’attelait à la préparation d’un livre sur la question de l’influence, dont il avait exposé les fondements et enjeux lors de ses conférences « Influencer en littérature » prononcées à l’université de Namur en 2019 dans le cadre de la chaire Francqui. Ces dernières années, Jean-Pierre Bertrand avait porté avec Frédéric Claisse et Justine Huppe le projet STORYFIC, interrogeant les reconfigurations, formes et pouvoirs de la fiction littéraire contemporaine : de ce terrain fertile est notamment issu l’ouvrage Réarmements critiques dans la littérature française contemporaine, paru récemment aux Presses de l’Université de Liège. Jean-Pierre Bertrand était non seulement un excellent gestionnaire institutionnel (il a assuré avec brio deux mandats de doyen de la Faculté de philosophie et lettres de l’Université de Liège), mais aussi un formidable animateur de la vie académique : associant l’acuité et la camaraderie, il privilégiait les formes et espaces permettant le dialogue, 370depuis le groupe COnTEXTES, qu’il a longtemps présidé avec Paul Aron, jusqu’à l’Unité de Recherche Traverses, en passant par les nombreux colloques et volumes collectifs qu’il a organisés. Sans jamais chercher à faire école et en favorisant le développement d’une communauté soudée, il a formé une génération de chercheurs et chercheuses qui, de Liège à Kobe et de Sherbrooke à Paris, lui sont redevables de ses impulsions et de sa bienveillance.
Quand ils perdent l’un de leurs proches, les gens ont tendance à parler d’eux-mêmes plutôt que de celui qui n’est plus là – ce qui peut être parfaitement irritant, et je présente à l’avance mes excuses pour ce qui suit. C’est Jean-Pierre Bertrand qui m’a donné envie d’étudier Rimbaud. Lors d’un examen oral à la fin de ma première année d’université, il y a une vingtaine d’années, il m’a demandé de proposer une explication d’« Aube », qui faisait partie de l’anthologie de poèmes de la modernité sur laquelle il fondait son cours. Je me souviens encore des faits de texte qu’il m’avait invité à commenter : la structure de ce poème – repliable sur lui-même via l’axe central d’une phrase-pivot (« Je ris au wasserfal blond… »), s’ouvrant et se terminant par deux octosyllabes évocateurs –, la polysémie du titre et du mot entreprise, la poétique synecdochique du détail rythmant la marche du « Je », l’ambivalence du déterminant possessif dans le segment « une fleur qui me dit son nom »… En première année, Jean-Pierre Bertrand nous impressionnait par ses connaissances, par son ironie et par la distance qu’il semblait instaurer avec les étudiants ; lors de cet examen, pourtant, il m’a fait ressentir une grande impression de bienveillance et de connivence qui m’a accompagné durant le reste de la session. J’ai ensuite passé l’été à lire Rimbaud (et ceux qui le commentaient) et je ne l’ai plus vraiment lâché. En deuxième année, les Illuminations figuraient au programme du cours de Jean-Pierre et je me rappelle aussi les discussions qui se tenaient en classe – sur le fait que rabattre la question biographique sur « Vagabonds » risquait de nous conduire à être satisfaits d’une explication rapide et à se priver d’interroger les mécanismes du texte (qu’est-ce que ça désigne, au fond, ces « fantômes du futur luxe nocturne » ?), sur la fausse poétique réaliste d’« Ouvriers », sur l’anaphore de « Départ » et l’économie de moyens de ce petit poème quasi-performatif, se délestant de tout ce qui est encombrant pour mieux rendre possible le projet du titre. Et puis cette fois où 371il est entré en classe en demandant « Qui a proposé qu’on travaille sur “Fairy” cette semaine ? On n’y comprend rien ! » – c’était moi : je n’y comprenais rien non plus et je n’avais pas envie que ce texte-là tombe à l’examen. À la place, j’ai dû commenter l’un de mes textes préférés, le deuxième volet d’« Enfance » et sa saillie boudeuse, « d’ailleurs il n’y a rien à voir là-dedans », dans laquelle Jean-Marie Gleize lisait une sentence métapoétique applicable au nihilisme des Illuminations. Jean-Pierre a développé l’idée de Gleize ; dans Les Poètes de la modernité, il écrivait : « Une illumination éclaire autant qu’elle aveugle : c’est la grande leçon de ce recueil qui oblige le lecteur à faire le deuil de ses représentations. […] Certes, le monde [s’y] déconstruit et se déforme, mais nul n’est dupe, et surtout pas le poète : ces révolutions ne sont que parades, paraboles et fictions de tous ordres – ce que chaque poème rappelle à sa manière plus ou moins discrètement, en indiquant qu’il relève d’un dispositif d’illusions, sorte de kaléidoscope verbal. » Et dans ces quelques lignes, on retrouve sa hauteur de vue, son élégance et son sens de la formule.
Jean-Pierre Bertrand a supervisé mon mémoire (né d’un petit projet programmatique sur le Zutisme qu’il m’a encouragé à développer), ma thèse (dont on avait très vite convenu qu’elle ne serait pas rimbaldienne) et mon premier mandat postdoctoral ; il était mon mentor et je suis fier d’avoir pu écrire quelques pages avec lui. Sans lui, sans ses enseignements, ses conseils, sa confiance et sa complicité, je n’aurais jamais fait le métier que j’exerce aujourd’hui. En y repensant, je suis sûr que j’ai dû, à certains moments, le fatiguer par mon impatience et mon emballement, mais il ne m’en a jamais fait le reproche. Au contraire, il n’a cessé d’être attentif à ma situation et son soutien m’a été précieux durant les pénibles années d’instabilité qui ont suivi la thèse : c’est dans mes moments les moins optimistes que j’ai pu mesurer à quel point il se souciait de celles et ceux qui l’entouraient. Jean-Pierre était réputé pour sa finesse, sa malice et sa désinvolture revendiquée ; il était aussi débordant d’empathie et d’humanité. D’une grande modestie, il nous parlait de ses projets en cours, au sujet desquels il nous demandait notre avis, et il ne se mettait jamais en avant – du genre à nous indiquer qu’il n’était pas libre à une date, sans préciser qu’il était en fait invité à donner une conférence au Collège de France. Il cultivait l’art de la sociabilité conviviale et informelle : ces dernières années, alors que je ne travaillais plus dans la même université, il continuait à 372me faire intervenir dans ses cours et séminaires, mais aussi à m’inviter aux dîners rituels de son équipe (ce que je tenais pour une manière de signifier que j’en faisais toujours partie, et qui m’était très précieux). En réalité, je crois que nous nous voyions plus souvent ces derniers temps que durant mes années de thèse, autour d’une bouteille de vin rouge ou d’un repas (fixé à la hâte par un rapide courriel – « on mange ensemble demain ? »). Je me réjouis que nous puissions un jour nous remémorer avec joie sa capacité à « allumer à la recherche », ses intuitions géniales, ses commentaires brillants, son humour futé et les mille petites choses qui rendent aujourd’hui son absence si difficile.
Denis Saint-Amand
FNRS – Université de Namur
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-14632-2
- EAN : 9782406146322
- ISSN : 2262-2268
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14632-2.p.0369
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 15/03/2023
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français