Présentation
- Publication type: Book chapter
- Book: Pantomimes fin de siècle en Autriche et en Allemagne. Textes et contextes
- Pages: 255 to 260
- Collection: Nineteenth-Century Library, n° 95
Présentation
Si Paul Scheerbart (1863-1915) est aujourd’hui davantage connu en France comme théoricien utopiste de l’architecture de verre1 et dessinateur, il s’est également essayé à divers genres littéraires : prose, théâtre ou poésie2. Cofondateur de la maison d’édition « Verlag deutscher Phantasten » (Éditions des fantaisistes allemands3), qui publie la traduction allemande du Pierrot lunaire par Hartleben, il apporte à ses créations littéraires avant-gardistes la richesse de l’imaginaire, le plaisir expérimental, l’extravagance et l’humour grotesque, qui annoncent le dadaïsme et le surréalisme. Sans doute trop avant-gardiste pour son époque, il ne réussit pas à toucher le grand public, mais a toute l’estime d’écrivains comme Erich Mühsam, Lothar Schreyer, ou de l’éditeur Ernst Rowohlt.
Dans le domaine du théâtre, Scheerbart plaide pour une « scène simple », c’est-à-dire une simplification de la forme et du contenu des pièces, tout en s’autorisant un débordement par le fantastique4. Dans cet imaginaire foisonnant, les astres occupent une place importante, pourvoyeuse d’utopie, depuis Die große Revolution. Ein Mondroman (La Grande Révolution. Un roman lunaire) ou Weltglanz. Ein Sonnen-Märchen (Éclat du monde. Un conte solaire), en 1902, jusqu’au « roman-astéroïde » Lesabéndio5 en 1913, en passant par 256la « pantomime astrale » traduite ici6. Ses premières pièces et pantomimes, parues en 1904 sous le titre Revolutionäre Theater-Bibliothek (Bibliothèque théâtrale révolutionnaire), regorgent d’esprits, de gnomes et de fées7. Les six volumes de cette bibliothèque sont annoncés comme « les six premiers », mais ils ne seront pas suivis d’autres volumes : les pièces suivantes paraissent uniquement dans des revues, jusqu’à l’édition de 1983, et le théâtre de Scheerbart est resté peu joué, même si les représentations qui purent avoir lieu, pour l’essentiel à Berlin, furent accueillies favorablement8.
Après Die neue Tänzerin (La Nouvelle Danseuse, 1893), pantomime dansée située dans le monde des elfes, Scheerbart rédige, entre décembre 1899 et le printemps 1900, trois versions successives de la Danse des comètes, dont il espère que Richard Strauss la mettra en musique9. Mais ce dernier la juge finalement « injouable » et se retire du projet, malgré la promesse de Gustav Mahler d’une première à l’Opéra de Vienne10. La pantomime est d’abord publiée dans la revue Die Insel, en mars 190211, puis sous forme de livre chez l’éditeur Insel de Leipzig, en 1903, dans l’attente d’une mise en scène.
La musique et la danse – gavotte, polonaise, ronde ou valse – occupent une place importante dans ce livret comportant deux actes de quatorze subdivisions chacun, reliés par une musique des sphères omniprésente et modulée par les affects des personnages. À l’opposé, dans une pantomime plus radicale, Geheimnisse. Eine Pantomime ohne Musik (Secrets. Une pantomime sans musique12), Scheerbart concentre l’action exclusivement sur les mouvements isolés d’une main, puis d’une tête, montrant l’inquiétante étrangeté d’un corps décomposé dans sa mécanicité, telle Olympia, l’automate du conte d’Hoffmann, L’Homme au sable.
257Ici, le spectateur est plongé dans un univers merveilleux, voire féérique, qui se déploie dans un éblouissement visuel et sonore, un chatoiement de couleurs et de formes pour les costumes et les décors, où règnent la bigarrure et le clinquant. Au sein de cet univers original, débordant d’imagination, Scheerbart sacrifie à la mode pierrotique, faisant danser en costume de Pierrot sept dames qui représentent les sept planètes de la cosmologie ancienne : outre la lune et le soleil, Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne.
Une société féodale fortement hiérarchisée, sous la coupe d’un jeune roi blasé qui fait songer au prince Leonce de Büchner, entre en collision avec l’univers impitoyable des astres qui fascine la cour et suscite un élan spirituel propre à transcender la finitude, le cloisonnement social et l’arbitraire des châtiments royaux. Cette aspiration – qui traduit aussi celle de l’auteur à un monde meilleur, dont les difficultés matérielles et les conflits seraient bannis – est immense chez le roi et ne peut être satisfaite par l’art du poète de cour. Elle est visualisée par le double mouvement de descente des astres vers les humains et de montée du roi, de la soubrette (incarnant le feu de la passion) et du bourreau (homme de la froide raison) vers les contrées célestes, défiant les lois de la gravité. Le globe céleste posé sur la scène symbolise ce lien entre les deux mondes, qui reste nimbé de mystère et fait la part belle à l’irrationnel. Ainsi que le déclare le protagoniste de la pièce brève Die Gesellschaft des Herrn von Kaminski (La Société de Monsieur von Kaminski, 1909) : « Je sais bien que, dans l’infinitude infinie, il existe encore beaucoup, beaucoup plus d’univers que nous ne pouvons le soupçonner13. » La contemplation des astres doit nous conduire, selon Scheerbart, à prendre conscience de leur influence sur la vie humaine et de l’interconnexion de toutes choses dans l’univers. Ainsi, un récit fantastique intitulé Das kosmische Theater (Le Théâtre cosmique, 1907) dépeint avec humour les conséquences cosmiques de la collision entre une comète et une planète rouge carmin – « une série de catastrophes effroyables » dans la nébuleuse d’Andromède –, par analogie avec un 258acte en apparence aussi insignifiant que la coupe d’un fromage d’Edam par un couteau tranchant14, anticipant ainsi ce qui sera popularisé plus sérieusement sous le nom d’« effet papillon ».
L’originalité de cette pantomime réside également dans le jeu avec l’illusion théâtrale, puisque le poète – sortant de son rôle à la manière des artisans dans Le Songe d’une nuit d’été – est effrayé à la vue du public dans la salle et « secoue la tête » devant les coulisses, en signe de désapprobation. La présence du « personnage comique » complète ce jeu avec la tradition, dans un esprit ironique propre à Scheerbart15. Lui seul parvient à faire entrer les astres dans la danse, à les intéresser aux passions humaines, l’espace d’un instant16. De même, les masques qui servent à figurer les astres renvoient à la tradition des masques italiens tout en la renouvelant, notamment par le biais des faisceaux lumineux qui jaillissent de la tête des personnages représentant les comètes. Les tableaux font alterner différentes figures de danse et se succèdent à la manière de numéros dans une revue de variétés, exigeant un déploiement scénique qui contredit la simplicité à laquelle en appelle Scheerbart dans une lettre fictive17, malicieusement datée du 1er avril 1898. On songe également 259au texte Kriegstheater (Theâtre de guerre, 1909), où l’auteur imagine une bataille de gigantesques aéronefs au-dessus de la mer ou d’un immense théâtre en forme d’hippodrome, une performance « musicale » rythmée par des cornes de brume et un concert de canons, de motocyclettes et de fusées18 ; ou bien une « pantomime géante » qui mettrait en scène Goliath et sa femme, le corps et la tête du géant étant représentés par des ballons captifs19. Ailleurs encore, il conçoit un « oratorio en nacelles d’aérostat20 » : chœurs et orchestre prendraient place dans ces nacelles, qui monteraient et descendraient au cours du concert, de sorte que les effets acoustiques varieraient sans cesse, selon le souhait du chef d’orchestre. Le spectacle aurait lieu à la nuit tombée pour créer l’impression d’une « musique des sphères ». Scheerbart espère ainsi, à travers ses utopies ludiques et poétiques, livrer matière à un renouvellement de « l’ancien théâtre », accusé de stagnation21.
De même qu’il réclame une « architecture de verre » colorée, qui inspira à Bruno Taut son pavillon de verre pour l’exposition du Werkbund à Cologne, en 1914, Scheerbart plaide aussi pour un « théâtre de verre », où les décors seraient magnifiés par des vitraux de couleur, transparents ou opaques, des brillants et des jeux d’ombres22. L’utilisation généralisée de ce matériau doit signer, selon Scheerbart, l’avènement d’une nouvelle civilisation, sous le signe de l’ouverture, de la lumière et des échanges pacifiques entre les êtres.
La Danse des comètes ne fut jamais représentée et le théâtre de Scheerbart ne rencontra pas le succès espéré, mais l’élan et l’aspiration qui la portent inspirèrent la jeune génération expressionniste. L’un de ses auteurs, Lothar Schreyer, membre du cercle autour de la revue Der Sturm, exprima son 260admiration pour la Danse des comètes, « la plus merveilleuse des pantomimes23 », et salua l’influence décisive de son auteur sur les aspirations spirituelles de l’expressionnisme.
1 Paul Scheerbart, L’Architecture de verre, traduit de l’allemand par Pierre Galissaire, Belval, Circé, 1995. Cf. Intouchable. L’idéal transparence. L’architecture de verre, une exposition de Guillaume Désanges & François Piron, Nice et Paris, Villa Arson et Xavier Barral, 2006.
2 Par exemple Paul Scheerbart, Der alte Orient : Kulturnovelletten aus Assyrien, Palmyra und Babylon, hg. von Mechthild Rausch, München, Text + Kritik, 1999.
3 Le terme « Phantast » est polysémique. On pourrait aussi traduire le nom de cette maison par « Éditions des écrivains allemands de l’imaginaire » ou encore « Éditions des affabulateurs allemands », comme le propose Yves Iehl dans un article consacré aux Novelettes astrales de Scheerbart, récits de « science-fiction » : Yves Iehl, « Les Novelettes astrales (1912) ou l’utopie subversive de Paul Scheerbart », ReS Futurae [En ligne], 16 (2020).
4 Cf. Paul Scheerbart, Gesammelte Arbeiten für das Theater, 2 Bde, hg. von Mechthild Rausch, München, Text + Kritik, 1983.
5 Paul Scheerbart, Lesabéndio, traduit de l’allemand par Raphaël Koenig, Bruxelles, Vies parallèles, 2016.
6 Cf. Hubertus von Gemmingen-Hornberg, Paul Scheerbarts astrale Literatur, Bern et al., Peter Lang, 1976.
7 Elles sont reproduites dans le tome 1 de Paul Scheerbart, Gesammelte Arbeiten für das Theater, op. cit. La Danse des comètes, publiée dans le tome 2, est traduite ici d’après cette édition.
8 Ibid., Bd 2, p. 170-171.
9 Cf. sa lettre à Max Bruns du 15 août 1900, dans Paul Scheerbart, 70 Trillionen Weltgrüße. Eine Biographie in Briefen 1889-1915, hg. von Mechthild Rausch, Berlin, Argon, [1991].
10 Cf. Hartmut Vollmer, Die literarische Pantomime, op. cit., p. 224. H. Vollmer évoque également les réserves de Strauss quant à la collaboration nécessairement exigeante entre le compositeur et l’auteur, afin de parvenir à une parfaite adéquation entre geste et musique.
11 Paul Scheerbart, Kometentanz. Astrale Pantomime in zwei Aufzügen, Die Insel 3 (1901/1902), Bd 2, p. 309-341.
12 Id., Gesammelte Arbeiten für das Theater, op. cit., Bd 1, p. 179-182.
13 Ibid., p. 80 : « Ich weiß wohl, es gibt in der unendlichen Unendlichkeit noch viel, viel mehr Welten, als wir ahnen können. » Il est probable que la cosmosophie de Scheerbart ait été influencée par le philosophe Gustav Theodor Fechner, selon qui la contemplation des astres permettait de se rapprocher de « l’esprit du monde » (cf. Hartmut Vollmer, Die literarische Pantomime, op. cit., p. 227).
14 Ibid., p. 153. Le protagoniste, von Treckenbock, organise chez lui des « spectacles cosmiques », où les convives observent le ballet des astres à travers des jumelles d’opéra.
15 L’ironie caractérise également la troisième pantomime publiée dans la Bibliothèque théâtrale révolutionnaire : Sophie. Eine Ehestands-Pantomime (Sophie. Une pantomime du mariage), exemple de cette forme simple et brève que réclame Scheerbart, à l’opposé de la foisonnante Danse des comètes. Réduit à deux pages (ibid., p. 206-208), le texte aborde, sur le mode de la dérision grotesque, le jeu de la séduction qui menace le couple et le thème du triangle amoureux, cher au tournant du siècle, pour s’achever sur un éloge de la forme brève : « La plupart des pièces du passé peuvent, selon ce “schéma Sophie”, être aisément transformées en pantomimes qui – de façon parfaitement compréhensible – expriment même sans paroles ce qui est digne d’intérêt dans ces pièces. En raison de leur brièveté, les pantomimes sont préférables aux drames parlés, dans la plupart des cas. » (ibid., p. 208)
16 Dans le drame Der fanatische Bürgermeister (Le Maire fanatique), Theodor, maire d’une « ville volante » et pourfendeur de tous les tristes sires, finit par quitter sa planète pour lui préférer un astre plus amusant, dont les habitants se régalent de sauts périlleux à longueur de journée : ibid., p. 170.
17 Ibid., Bd 2, p. 111-112. Les textes théoriques de Scheerbart sont eux-mêmes de petits bijoux fictionnels. Outre une simplicité scénographique, l’écrivain recommande des textes courts, aisément transportables en tous lieux, et un renoncement partiel aux coulisses (Das Dualistische in der Bühnenkunst, ibid., Bd 2, p. 118). Mais il se moque aussi de la mode des pièces en un acte et autres textes très brefs, qui conduit, dans les salles de spectacle, à lever et baisser le rideau à une cadence fastidieuse pour le public. Il imagine ironiquement confier ces intermèdes à des pages, nains, elfes ou ramoneurs, qui viendraient distraire le public par des facéties pantomimiques : Zwischenspiele (Intermèdes), ibid., p. 121. Un autre texte ironique constate la faible proportion de textes dramatiques ayant le privilège d’être représentés et suggère d’en augmenter le nombre en jouant des textes en version abrégée. On pourrait alors engager « 300 auteurs dramatiques inemployés pour procéder à ces coupes » ! Ibid., p. 141-142 : Das abgekürzte Verfahren (Le Procédé en raccourci).
18 Ibid., p. 119-120.
19 Ibid., p. 123-124 : Riesenpantomime mit Fesselballons (Pantomime géante avec ballons captifs). Le goût de Scheerbart pour la démesure s’exprime également dans le recueil de ses récits fantastiques qui a paru sous le titre Münchhausens Wiederkehr (Le Retour de Münchhausen), Berlin, Eulenspiegel Verlag, 1966.
20 Ibid., p. 128-129 : Oratorium in Ballongondeln (1909/1910).
21 C’est le propos du texte Reformation ! Programm-Spaß : ibid., p. 106-108.
22 Cf. Das Glas-Theater (1910), ibid., p. 139-140.
23 Lothar Schreyer, Expressionistisches Theater. Aus meinen Erinnerungen (1948) : « die zauberhafteste Pantomime », cité dans Hartmut Vollmer, Die literarische Pantomime, op. cit., p. 235.
- CLIL theme: 3440 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- XIXe siècle
- ISBN: 978-2-406-12938-7
- EAN: 9782406129387
- ISSN: 2258-8825
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12938-7.p.0255
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 07-06-2022
- Language: French