Présentation
- Publication type: Book chapter
- Book: Pantomimes fin de siècle en Autriche et en Allemagne. Textes et contextes
- Pages: 217 to 223
- Collection: Nineteenth-Century Library, n° 95
Présentation
Le baron Karl Michael von Levetzow (1871-1945), dit Carl von Levetzow, est un écrivain morave, issu par son père d’une vieille lignée du Mecklembourg, et par sa mère de la noblesse de Bohème. Juriste de formation, il choisit la vie d’artiste et quitte Trieste pour Berlin, où il collabore au célèbre cabaret « Überbrettl » d’Ernst von Wolzogen, plaisamment surnommé « Der Überbaron ». Il réside également à Vienne, devient l’un des représentants de la modernité viennoise, mais sa vie nomade, entre l’Autriche, la France – il réside notamment à Marseille, entre 1919 et 1930 –, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, l’Égypte et l’Inde, puis la destruction de certains écrits lors d’un bombardement pendant la Seconde Guerre mondiale expliquent en partie que son œuvre soit tombée dans l’oubli ou perdue. Ses sympathies pour le national-socialisme, qui lui valent un procès et un emprisonnement en mai 1945, sont un autre élément d’explication. Il est l’auteur d’aphorismes et de poèmes, de pantomimes, de pièces de théâtre et de livrets d’opéra, en collaboration avec les compositeurs Eugen d’Albert, Hans Gál ou Ottmar Gerster, parmi lesquels : Scirocco (1919), Die schwarze Orchidee [L’orchidée noire, 1928] ou Mister Wu [1932]1.
Écrite à Marseille en 1901, la pantomime des Deux Pierrots est donnée au Carltheater de Vienne par la troupe du cabaret berlinois Überbrettl, à l’occasion d’une tournée, le 19 septembre de la même année. La représentation est précédée d’un discours introductif prononcé par l’auteur. Hermann Bahr la commente le lendemain2, se déclare particulièrement touché par la scène entre les deux Pierrots, le père et le fils, et résume le discours de Levetzow en rappelant que l’art de la pantomime, est un « art 218sérieux », ancré dans la tradition germanique, et qu’il ne s’agit donc pas simplement d’imiter les Français, mais de retrouver l’élan dionysiaque.
Au demeurant, le titre fait songer à deux pantomimes françaises intitulées Les Deux Pierrots, mais sans rapport avec celle de Levetzow et chacune singulière dans son contenu : l’une, d’Auguste Jouhaud, jouée sur la scène des Funambules en octobre 1849, met en scène un double de Pierrot, source de quiproquos. L’autre, de Champfleury, jouée pour la première fois en mars 1851, évoque les facéties, soufflets et coups de pied des domestiques de Cassandre et de Polichinelle, qui se nomment tous deux Pierrot3.
Le modèle français dont s’inspire Levetzow, comme pour beaucoup de ses contemporains, n’est pas le Pierrot de la comédie italienne, mais le Pierrot moderne, sombre et mélancolique, ici sous les traits du musicien et de ses doubles : son fils, à la sensibilité exacerbée, nimbé du clair de lune comme d’une sainte auréole, et le médaillon en majolique représentant un Pierrot lunatique, qui surmonte la cheminée dans le cabinet de travail. On est frappé par le syncrétisme de cette pantomime, alliant la joyeuse sensualité de l’Italie4 et la nature sombre, désespérée, du Pierrot moderne : Levetzow retient des masques italiens le cadre luxuriant d’un port méditerranéen, tout en le faisant contraster avec un contenu sérieux, voire tragique.
L’issue heureuse inverse la polarité entre le père et le fils : au commencement, le père se croit heureux au jeu et en amour, tandis que son double véritable, son propre fils, est méconnu et rejeté ; mais au moment où Pierrot père plonge dans le désespoir, c’est précisément le fils souffre-douleur qui le sauve et, dans un geste de rédemption, le tire vers l’espérance. À Vienne et à Berlin, le public a pu apprécier cette inversion de la structure du « fils prodigue », parabole déjà utilisée dans maint scénario pour son fort potentiel émotionnel. Cette parabole est reprise dans l’adaptation par Frappart de la pantomime de Michel Carré fils, L’Enfant prodigue, pour la scène viennoise du Theater an der Wien, ainsi que dans l’adaptation Geschichte eines Pierrot5. Le public peut 219ainsi reconnaître chez Levetzow des motifs de L’Enfant prodigue comme l’aisance matérielle du père, la fuite facilitée par le vol d’argent, le jeu de carte ou la femme infidèle (Phrinette, chez Carré fils), motifs qui sont ici détournés pour construire une action originale.
On ne peut donc totalement suivre les railleries de Karl Kraus, lorsqu’il affirme :
Ce qui est est censé être original dans tout cela, et ce que Dionysos, en particulier, doit avoir affaire avec un dramolet pierrotique dont la portée est loin de pouvoir se mesurer aux mimodrames bien connus chez nous que sont Le Fils prodigue et La Statue du Commandeur, cela reste une énigme6.
Les deux écrits théoriques de Levetzow sur la pantomime nous renseignent sur ses intentions. Sa conception du jeu muet de la pantomime, telle qu’elle s’exprime dans son texte en trois parties « Sur la renaissance de la pantomime » (1905)7, est proche de celle d’Hofmannsthal, dont l’essai Sur la pantomime est postérieur, puisqu’il date de l’été 1911. L’un comme l’autre fustigent le mot mensonger et, à l’inverse, glorifient l’individualité du geste comme étant l’expression d’émotions pures. Tous deux sont influencés par l’essai de Nietzche, Vérité et mensonge au sens extra-moral (1873), et l’influence de la critique du langage chez Mauthner est également prégnante8. Selon Levetzow, « le geste fondamental (Gestus) est un bon gars simple et honnête, tandis que le mot est souvent une prostituée fardée et menteuse9 ».
De même, sa conception de la pantomime comme un art « dionysiaque », une fête des sens renouant avec le mime antique, a des accents nietzschéens : « Ce n’est autre que le vieux, l’éternellement jeune Dionysos qui ressuscite sous une forme nouvelle, celui qu’on croyait mort, l’oublié, 220le protéiforme, qui réapparaît sous l’une de ses apparences, en costume contemporain […]10. »
À l’instar d’Hofmannsthal, Levetzow désire aborder cet art avec sérieux et renouer avec la grande pantomime antique pour que ressuscite, loin des arlequinades et clowneries, une pantomime « artistique » (künstlerische Pantomime), aussi noble que la tragédie et qu’il appelle de ses vœux dans un essai de 1910 intitulé « Pantomime ». Il y constate que le public des pays méridionaux – France, Italie, Espagne –, habitué à se faire comprendre avec force gestes et traditionnellement familier de la pantomime, serait capable de suivre de longs récits sans parole, mais que cela aurait conduit à une trivialisation du goût et à la production de pantomimes de piètre qualité11. Il s’agit donc de s’éloigner d’exemples triviaux, de retourner aux sources et de « partir du principe même de la pantomime pour reconstruire les critères permettant d’évaluer les écrits et les représentations » de cet art qualifié de « genre le plus dramatique entre tous12 ».
Cette exigence peut paraître tardive, mais elle est contemporaine des efforts d’Hofmannsthal pour allier danse et pantomime, de sa collaboration avec Grete Wiesenthal et, dans les années 1920, de sa propre expérimentation d’un « grand théâtre du monde salzbourgeois13 ». Si la pantomime est un sommet de l’art dramatique, c’est qu’elle repose, dans une forme extrêmement condensée, sur une synergie entre le dramaturge, l’acteur, le metteur en scène et le musicien. Pour décrire cet art syncrétique, Levetzow détaille la collaboration de plusieurs « gestes », qu’il désigne 221par le terme Gestus, beaucoup plus large que celui de Gebärde, traditionnellement utilisé pour la gestuelle du mime14 : le Gestus – traduit ici par « geste fondamental » – englobe le jeu de l’acteur, sa maîtrise du corps au service de l’action extérieure et des relations entre les personnages, la mise en scène (le décor, l’espace scénique…) et une écriture musicale motivique, expression des passions humaines et du temps qui, mesure après mesure, rythme tout destin, dans une sorte d’œuvre d’art « totale ».
Dans la pantomime Les Deux Pierrots, publiée en 190215, les éléments visuels et la musique, composée par Waldemar Wendland (1873-1947), jouent un rôle majeur : ils sont au diapason de l’action, entre cacophonie et mélodie de l’âme, et lorsque tout semble perdu et que toute sécurité matérielle a disparu, c’est de la musique que vient le salut, La pratique du genre pantomimique renforce l’importance accordée par Levetzow à la musique, déjà sensible dans sa tragédie Der Bogen des Philoktet [L’Arc de Philoctète, 1909], inspirée du Philoctète de Sophocle. Par la suite, tous les drames de la maturité seront conçus avec un accompagnement musical. L’absence de paroles dans le genre pantomimique est-elle-même perçue comme une « contrainte » productive – Levetzow emploie le terme en français –, offrant à cet art une densité et une concentration qui, selon lui, font défaut au naturel16.
Une autre pantomime, rédigée entre décembre 1899 et août 1900, donc antérieure aux Deux Pierrots mais publiée seulement en 1902, donne une idée de l’unité des arts à laquelle aspire Levetzow17. Pierrots Leben, Leiden und Himmelfahrt [Vie, Passion et Ascension de Pierrot], clairement inspiré du modèle christique.
Il s’agit d’une pantomime fleuve en sept tableaux, pour laquelle l’auteur a souhaité une symbiose entre la dimension visuelle et les 222éléments sonores : entre l’action muette sur scène, des passages en vers lus par un récitant en commentaire de l’action muette, et la musique qui la souligne.
Pierrot, trompé par Colombine sous ses propres yeux, trouve refuge auprès de la « femme dans la lune », qui le console et l’envoie de nouveau dans le monde, où il doit revivre, en une éternelle variation du jeu de domination qui s’apparente à un chemin de croix, la même humiliation et les mêmes souffrances sous divers oripeaux : ceux d’un roi, d’un paysan, d’un artiste-peintre, d’un domestique asservi par le roi, balayant la neige devant son palais et aspirant à la révolution, pour finir attaché au traîneau royal et roué de coups, jusqu’à ce qu’il rende l’âme dans la neige gelée et monte au ciel, emporté par la femme dans la lune, en une rédemption symbolique.
La pantomime est construite sur la polarité entre la femme volage et sensuelle (Colombine et ses variations), et l’idéal féminin (la femme dans la lune), avec des indications gestuelles très précises rythmant les différentes épreuves que doit traverser Pierrot au fil des sept tableaux, comme autant de stations sur son chemin de croix. Il est possible que cette structure ait été inspirée par Le Chemin de Damas18, trilogie dont Strindberg rédige la première partie en 1898 et qui annonce le « drame à stations » expressionniste, jusque dans son message messianique. Au cœur de son martyre – le dernier tableau est intitulé explicitement « martyre et Ascension de Pierrot » –, même à demi-mort dans la neige, Pierrot offre son manteau à un mendiant qui le crible de boules de neige et de cailloux en retour : à l’instar du « brave homme » dans la pantomime éponyme de Hermann Bahr, l’homme bon, généreux et serviable, ne récolte que railleries et coups dans un monde où seule compte la volonté de domination. Mais l’épilogue contient des vers messianiques : ils annoncent que Pierrot, depuis la lune, enverra son fils sur la terre pour la délivrer de la « neige », des souffrances de l’amour charnel, et lui apporter ainsi le salut.
Dans l’une et l’autre de ses pantomimes, aux accents sotériologiques, Levetzow prend la défense de l’éternel perdant, du faible, de l’artiste, et 223consacre le Pierrot nostalgique comme un « symbole de toute poésie », dont l’affinité essentielle avec la lune est, selon lui, « une victoire du romantisme allemand au sein de la poésie française19 ».
1 Sur la vie et l’œuvre de cet écrivain, cf. Brigitta Cornaro, Karl Michael Freiherr von Levetzow. Versuch einer Monographie, Diss. Wien 1950.
2 Hermann Bahr, Rezensionen. Wiener Theater 1901-1903, op. cit., p. 161-163. Le Buntes Theater, plus connu sous le nom de Überbrettl, est le premier cabaret dans l’espace germanophone. Inauguré le 18 janvier 1901 à Berlin, il a servi de modèle aux cabarets viennois.
3 Ces deux pantomimes sont reproduites dans l’anthologie Pierrot sur scène, op. cit., p. 215-233.
4 Levetzow a lui-même séjourné à Venise, dans l’une des propriétés de sa grand-mère maternelle.
5 Cf. l’introduction à la présente anthologie. En 1891, Louis Frappart adapte L’Enfant prodigue pour le Theater an der Wien en modifiant l’original, et c’est sous le nom de l’auteur français qu’elle paraît : Michel Carré fils, Der verlorene Sohn. (L’Enfant prodigue.), Wien 1891. Sur cette adaptation, cf. Karin Wolgast, Die Commedia dell’arte im Wiener Drama um 1900, op. cit., p. 87-91.
6 Karl Kraus, Die Fackel 82, octobre 1901 : « Was aber an der ganzen Sache Neues sein und was insbesondere Dionysos mit einem trivialen Pierrotstückchen zu thun haben soll, dessen Wirkungen an die hierzulande längst bekannten Mimodramen Der verlorene Sohn und Die Statue des Commandeurs nicht entfernt hinanreichen, bleibt unerfindlich. »
7 Karl von Levetzow, « Zur Renaissance der Pantomime », art. cité.
8 Cf. l’introduction à la présente anthologie, p. 26.
9 Karl von Levetzow, « Zur Renaissance der Pantomime », art. cité, II, p. 160 : « Der Gestus ist ein aufrichtiger, einfacher Kerl, wenn das Wort oft eine verlogene, geschminkte Dirne ist. »
10 Ibid., I, p. 125 : « es ist nur der alte, ewig junge Dionysos, der in neuer Form ersteht, der Totgeglaubte, Vergessene, Vielgestaltige, der wieder erscheint, in einer seiner Gestalten, in zeitgemäßer Verkleidung […]. »
11 Karl von Levetzow, « Pantomime », art. cité, p. 330 : « […] das Publikum ist soweit vorgebildet, oder vielmehr verbildet, um diese Erzählungen zu verstehen und seine Freude über diese eigene Virtuosität durch lautes Beifallklatschen gerade dann zu äußern, wenn gegen die echte Kunst pantomimischer Darstellung am meisten gesündigt worden ist. Auch die Pantomimedichtungen wurden in den letzten Zeiten meistens von irgendwelchen Fabrikanten dem verdorbenen Geschmacke angepasst und nicht mehr wie früher von Dichtern erfunden. So war denn in ganz Europa die Pantomime zu einer Zirkusmusik herabgesunken. »
12 Ibid., p. 330 : « aus dem Prinzipe der Pantomime selbst die Grundsätze rekonstruieren, nach denen wir mimische Dichtungen und mimische Darstellung auf ihren Kunstwert prüfen können » ; p. 332 : « Zum Schluß muß denn noch gesagt sein, daß die Pantomime […] gerade die allerdramatischste Kunstgattung ist ».
13 Cf. André Combes, « Quelle scène pour quelle parole ? », art. cité.
14 Karl von Levetzow, « Zur Renaissance der Pantomime », art. cité, II, p. 159.
15 Karl Freiherr von Levetzow, Die beiden Pierrots. Musik v. Waldemar Wendland, Variété. Ein Buch der Autoren des Wiener Verlages, Wien, Wiener Verlag, 1902, p. 72-86.
16 Karl von Levetzow, « Zur Renaissance der Pantomime », art. cité, II, p. 162 : « jede Kunst ist Beschränkung, contrainte ; diese Beschränkung macht grade erst die Fülle, die Konzentrierthait des Kunstwerks möglich, die der Natur abgeht. »
17 Id., Pierrots Leben, Leiden und Himmelfahrt. Eine tragische Pantomime in 7 Bildern mit begleitenden Versen, Leipzig, Verlag Hermann Seemann Nachfolger, 1902. Les dates qui figurent à la fin de cette première publication sont : Vienne, décembre 1899 – Genève, août 1900. Ce long texte (environ 150 pages dans l’original) s’apparente davantage à une pièce tragique qu’à un scénario de pantomime. Pour une analyse de ce texte, cf. Hartmut Vollmer, Die literarische Pantomime, op. cit., p. 139-151.
18 August Strindberg, Le chemin de Damas I, édition d’Annie Bourguignon, Paris, Classiques Garnier 2015. Il est intéressant de constater que les pantomimes de Levetzow annoncent déjà la sécularisation du modèle christique ou messianique à l’œuvre dans le théâtre expressionniste.
19 Karl von Levetzow, « Zur Renaissance der Pantomime », art. cité, I, p. 130.
- CLIL theme: 3440 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- XIXe siècle
- ISBN: 978-2-406-12938-7
- EAN: 9782406129387
- ISSN: 2258-8825
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12938-7.p.0217
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 07-06-2022
- Language: French