Préface
- Publication type: Book chapter
- Book: Octavio Paz et l’Orient
- Author: Lambert (Jean-Clarence)
- Pages: 7 to 10
- Collection: Comparative Perspectives, n° 29
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Préface
La communauté des patronymes, cher Hervé Pierre, a certainement favorisé notre heureuse rencontre qui s’est faite à Paris dans ces années où tu dirigeais la Maison de la Poésie, alors sise au Forum des Halles. Rencontre, ou conjonction, pour employer un mot pazien, car c’est là où je veux tout de suite en venir : Octavio Paz à qui tu as consacré ce livre à la fois enlevé et réfléchi que je viens de lire avec tant de plaisir et de profit.
Octavio a été pour moi comme un grand frère, nous nous étions connus – je n’ose dire reconnus – quand j’avais vingt ans à peine, il résidait alors à Paris, il fréquentait comme moi le café de la Place Blanche, où André Breton accueillait ses amis surréalistes et ceux que le surréalisme attirait : je l’ai raconté dans mon livre Les armes parlantes. C’est du reste pour exaucer un souhait de Breton que je me suis mis à traduire les poèmes en prose d’Aigle ou Soleil ? Puis, ce fut Le labyrinthe de la solitude – cette fois-ci sur commission de Max Pol Fouchet –, puis Liberté sur parole. Ces livres assurèrent à Paz une présence majeure sur la scène française. Mais en ces mêmes années, c’est la scène mondiale qui accueillait ce Mexicain instaurateur d’une culture planétaire où se conjuguent le vieux creuset européen, les États-Unis tout puissants après la chaotique décadence du communisme soviétique, l’Amérique latine encore énigmatique dans ses origines précolombiennes, l’Inde immémoriale en devenir, le Japon ancien et nouveau, oui, une planète et quatre ou cinq mondes, selon le titre de ce volume où Paz nous dit ce qu’il pense – pas forcément du bien ! – du xxe siècle.
Pour le Festival d’Avignon de 1992, France Culture m’avait demandé une « traversée de l’œuvre d’Octavio Paz ». Ce fut, du 11 au 16 juillet, en présence d’Octavio et de Marie José, cinq lectures publiques à la chapelle Sainte Claire, « ce lieu désigné entre tous, puisque c’est là que Pétrarque avait aperçu pour la première fois Laure de Sade qui sera
l’inspiratrice intemporelle de son œuvre lyrique », ce que je m’étais plu à rappeler… Et je n’ai pu m’empêcher d’ajouter : « Comme celui de Pétrarque, le canzoniere de Paz recueille toute sa vie sentimentale et intellectuelle ».
C’est bien là, en Avignon, cher Hervé Pierre, que je t’ai présenté Octavio. Tu venais d’être nommé directeur à Mexico de l’Institut Français d’Amérique Latine (IFAL), poste que tu as occupé pour le plus grand profit des relations culturelles franco-mexicaines, qui sont anciennes et neuves à chaque génération ! À plusieurs reprises, Octavio Paz a participé aux programmes de l’IFAL où j’étais moi-même convié. Je me rappelle – avec plaisir et nostalgie – tes « rencontres poétiques » de Janvier-Février 1993. Ce fut, d’abord, une velada où se sont trouvés, de Homero Aridjis à Veronica Volkow, la plupart des poètes mexicains que j’ai traduits plus tard pour la Bibliothèque Mondiale de Poésie / Unesco. La semaine suivante eut lieu une soirée-débat, Octavio Paz et la culture française, et Octavio lui-même participa, le 3 février à un Hommage à Roger Caillois. L’un des derniers travaux de Caillois, avant sa mort, avait été la traduction du grand poème de Paz Pasado al claro, Mise au net. Paz reconnaissait une dette intellectuelle envers Caillois, qu’il commentait dès Le labyrinthe de la solitude et à bien d’autres occasions. Le tout récent Prix Nobel qu’il était alors présida les Rencontres internationales, L’univers de Roger Caillois, que j’ai pu organiser à Paris en 1991.
En te lisant, j’ai noté qu’à plusieurs occasions tu te réfères à Jardines errantes, l’édition espagnole des lettres que Octavio m’a adressées de 1952 à 1992. Notre relation épistolière a persisté en fait jusqu’aux derniers jours d’Octavio, et même après… Le titre de « Jardins errants » vient du poème que Paz a écrit en préface à Codigo, l’édition mexicaine de mes propres poèmes (1971).
Les lettres de Février-Mars 1952 décrivent les premières impressions de Paz en Inde, qu’il ressent d’emblée comme – je le cite – « un pays mystérieux (…) qui ne se donne qu’à celui qui est prêt à s’y perdre »… Dans ton livre, tu restitues parfaitement toute l’ampleur de la confrontation culturelle que Paz a dû assumer. On trouve aussi dans ces Lettres la première version du poème « Mutra » que Octavio m’a envoyé pour traduction dès Janvier 1956, et qu’il n’a cessé de retravailler et de commenter, jusqu’à cette ultime note de Juillet 1995, où il explique de nouveau : « Je l’ai écrit pour me défendre de la tentation métaphysique
de l’Inde ». Mutra, appelée aussi Mathura, est la ville sainte où Krishna a vu le jour, et c’est, dans l’œuvre de Paz, l’un de ces espaces-temps qui lui ont inspiré de grands poèmes rassemblés sous le titre de La saison violente emprunté à Apollinaire. On les lit dans le recueil Liberté sur Parole publié dans ma traduction chez Gallimard en 1966.
Au printemps 1964, j’avais rendu visite à Octavio à New Delhi, où il était ambassadeur. C’était une étape dans la tournée asiatique de performances poétiques que j’effectuais alors avec notre ami commun Jean Loup Philippe, comédien et metteur en scène. Étape trop brève mais riche en rencontres et conversations… Je me rappelle que Paz était alors particulièrement préoccupé par le corps ; sans doute avait-il déjà entamé l’analyse et la confrontation des conceptions européenne et orientale, ce qui donnera l’un de ses grands livres de l’époque indienne, Conjonctions et disjonctions. Généreusement, il m’a prêté son maître de yoga, lequel venait à la Résidence très tôt chaque matin, avant la grande chaleur. Yoga pour débutant que j’ai continué à pratiquer un certain temps au retour, expérience qui m’interrogeait : ai-je un corps ou suis-je un corps ? Je me rappelle aussi d’avoir accompagné Octavio à une réception du Gouvernement du Kashmir : quelle beauté, quelle noblesse d’allure, hommes et femmes chez les Kashmiris ! L’Observatoire de New Dehli, que Paz m’avait vivement conseillé de visiter, m’a sans doute donné la première idée de ce que j’ai appelé par la suite, pour certaines œuvres contemporaines, l’archisculpture.
Comme pour Paz dans les années 50, mon étape suivante a été le Japon. Un Japon au seuil de la grande mutation qui devait faire de ce pays, à nul autre semblable, l’un des maîtres de la mondialité, qu’il ne faut pas confondre avec la mondialisation, n’est-ce pas. J’ai eu la chance de pouvoir ressentir encore quelque chose du Japon traditionnel que Paz avait évoqué dans ses lettres de 1952 que tu sais faire revivre si justement. À Kyoto, la visite de Mu tei, le jardin, pierre et sable, du Ryoan-ji, a été pour moi comme une initiation à l’esprit Zen. Tu connais la grande édition illustrée par Olivier Debré de mon poème intitulé Mu tei.
Mais tout ceci est trop vite dit. Je m’arrête et je nous convie tous, sans plus différer, à lire ce livre exceptionnel que toi seul pouvais écrire, grâce à ta familiarité vécue avec les cultures du Mexique, de l’Inde et du Japon, avec ces pays eux-mêmes par tes séjours et voyages incessants. Et grâce à ta connaissance si profonde de l’œuvre pazienne.
Pour toi comme pour moi, Octavio Paz n’est pas de ces personnes dont le banal incident de leur mort altère la présence. Notre conversation continue.
Dracy en Puisaye, décembre 2013
Jean-Clarence Lambert
- CLIL theme: 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- ISBN: 978-2-8124-3111-1
- EAN: 9782812431111
- ISSN: 2261-5709
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-3111-1.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 11-01-2014
- Language: French