Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Nicolas Delamare théoricien de la police
- Auteur : Bercé (Yves-Marie)
- Pages : 11 à 16
- Collection : Histoire du droit, n° 3
Préface
Un commissaire de police n’est pas nécessairement philosophe. Si les historiens de Paris et du règne de Louis xiv connaissent bien le nom et l’œuvre de Nicolas Delamare, ils imaginent au premier abord explorer avec lui la naissance de l’urbanisme dans la capitale, la vie quotidienne des rues, les bousculades des halles, les marchands du Pont neuf ou les promenades aux jardins des Tuileries. En effet, les aventures de la grande ville ont certes été les objets de sa carrière, mais sa pente intellectuelle et aussi ses ambitions sociales le portaient plutôt à la réflexion sur l’histoire des pouvoirs et des institutions. Alors qu’on attendrait sous sa plume un catalogue d’ordonnances ou, au moins, des reflets de ses expériences de l’ordre public dans le Paris de l’âge louis-quatorzien, on découvre dans les gros volumes de son Traité de la police un essai d’épistémologie, une entreprise inattendue, originale et monumentale. Nicole Dyonet, historienne érudite et subtile des idées et des faits sociaux des siècles modernes, est l’auteur de cette transfiguration. Connaissant les vicissitudes des maréchaussées et la richesse de leurs archives, elle n’avait pu manquer d’ouvrir les volumes du Delamare et d’y poursuivre les reflets des opinions et des comportements collectifs. Une étude très approfondie lui permet d’offrir aux historiens la surprenante mise à jour d’une œuvre méconnue et, mieux encore, de discerner une étape signifiante et insolite de la philosophie politique de l’âge classique.
Au lieu de présenter à son lecteur une compilation du bon gouvernement des villes de son temps, Delamare le transporte aux origines du monde où ce praticien du droit a cherché à deviner les règles rudimentaires qui avaient, croyait-il, guidé les plus anciennes sociétés humaines. Selon la méthode cartésienne de réflexion que sa génération découvre, Delamare entend aborder son sujet sous ses aspects les plus simples et les plus aisées à connaître, en l’occurrence sous les aspects que l’on peut prêter à nos ancêtres originels. La première et éternelle 12forme d’organisation des hommes entre eux est donc la famille, échelon élémentaire du pouvoir.
Faute de sources, c’est l’idée du droit naturel qui identifie la famille dans ce rôle politique fondamental d’appartenance, de solidarité, de protection des faibles et de construction de l’avenir. Delamare a fait siens les concepts du droit naturel professés en son temps, il a lu Grotius et des auteurs plus actuels encore Domat (1697) Pufendorf, traduit en 1706. Écrivant son histoire immémoriale, il est donc à bonne école lorsqu’il tient ces représentations comme des éléments de connaissance ; la situation des premiers hommes comprendrait déjà implicitement l’idée générale de police entendue comme besoin de conservation de soi et de ses proches. À ce moment utopique droit civil et droit public n’étaient pas encore distincts. L’homme étant de nature enclin au mal, une intervention allait bientôt être nécessaire pour garantir les justes des menaces des pervers. « Le plus parfait des hommes, dit Horace, est celui qui a les moindres défauts ». La malignité de l’homme pêcheur oblige alors les princes à établir des lois de prescription et de contrainte. On découvre de tels gestes étatiques dès les premières traces de textes et d’images laissées par les Égyptiens et les Hébreux. Ainsi en partant des images du droit naturel et des moments d’apparition d’un droit positif et public, c’est-à-dire voué à l’intérêt général, les annales des civilisations interprétées par le savant commissaire conduisent jusqu’à la sociabilité de son temps, selon une trajectoire millénaire et rationnelle. Le travail de l’historien est de reconnaître ce constant lien de raison qui, à travers le passage des siècles, doit unir les règles grossières des mondes antiques à la sagesse du prince contemporain.
Puisque le besoin de police accompagne l’existence en société, la fonction de commissaire acquiert une pertinence universelle. En tous temps et lieux, à Sparte ou à Rome, il y eut certainement des agents du pouvoir en charge de la discipline du groupe. Chaque peuple leur donne des titres et des prérogatives spécifiques mais comparables. Il en est allé de même pour la France, nation singulière qui héritait des lois et coutumes des Gaulois, des Romains ou des Allemands, mais qui, à l’aide de la Providence, a pu accéder en 987, lors de l’avènement de la troisième race de ses rois, à une originalité précoce et puissante.
Les devoirs de la charge de commissaire tendent au bien public, à l’intérêt de tous et chacun. Delamare est profondément persuadé de la 13dignité morale des fonctions de police qu’il exerce. Elles ne se confondent pas avec celles des juges, car ceux ci n’entrent en action qu’après la survenance d’un litige, alors que les commissaires préparent l’avenir, puisqu’ils se soucient de sécurité et conservation, de précaution et prévention des « cas fortuits ». Au fond, à bien entendre Delamare, les détenteurs des offices de la police sont sans doute plus utiles à la survie de la société que les juges, qui ne sont qu’interprètes de faits accomplis. De fait, cette grande mission de la police apparaît clairement dans la déclaration royale d’août 1674 qui définit les tâches du lieutenant général de police, soit la contrainte : « assurer et purger », mais aussi le bien public : « procurer et faire vivre ». L’engagement au service de la communauté des habitants d’une ville, le sentiment d’œuvrer pour le bien commun, Delamare les avait expérimentés dans les principales opérations qui lui avaient été confiées. Il s’était occupé de la « police de la santé » qui comprenait la prévention des contagions épidémiques et avant tout de la peste, dont les modes de propagation étaient alors empiriquement à peu près identifiés. Surtout il avait dû s’investir dans la « police des grains » ; l’approvisionnement du marché parisien, entreprise immense en année ordinaire, prenait une urgence dramatique en période de cherté et de disette. Delamare avait supporté cette lourde responsabilité, effectuant durant les mois de soudure difficile des tournées provinciales d’enquêtes, achats, tarifications, accélération des transports. Quatre fois de 1693 à 1709 il eut à mener de pareilles expéditions longues de plusieurs mois. C’était donc en expert qu’il consacra les tomes trois et quatre de son œuvre à ces domaines très particuliers de l’administration de la capitale.
Nicole Dyonet a cherché les échos des publications de Delamare chez ses contemporains. Outre les mérites évidents d’un travail considérable, il semble que l’accueil favorable de l’opinion lettrée ait résulté aussi de sa place dans l’administration royale et de l’estime de sa personne dans les cercles savants des jésuites. En tout cas, son premier volume fut aussitôt cité et jugé « curieux et utile » : sanction à vrai dire incertaine qui laissait supposer dans le livre plus de mérites intellectuels que de commodité de référence dans la pratique. En définitive, Delamare avait sans doute atteint son but essentiel, c’est-à-dire la louange des nouvelles institutions de police mises en place à Paris depuis 1667, et puis, plus solennellement, la participation de cette instance aux plus hauts niveaux de l’État, et enfin, en plus humble corollaire, la valorisation du rang social de ses officiers.
14L’éminente dignité de la police tenait, à entendre Delamare, à sa proximité des fonctions du souverain. Aux désordres du présent, aux dangers de l’avenir, le prince fait face grâce à sa vocation de police, « fleuron de la couronne » ; ce sont, à point nommé, les officiers de la police qui l’aident dans ses démarches, qui lui offrent une vue cavalière de la société, qui lui ouvrent les perspectives des lendemains. Prêts à passer de la contemplation à l’action, les agents de la police assurent au souverain l’intelligence des faits et l’efficacité de ses interventions. Delamare, attentif à la force des images, confiait à des dessinateurs et graveurs l’invention de figures symboliques de l’institution. Dans des décors mythologiques, on y voit la jeune créature incarnant la police se tenir aux pieds du souverain, munie d’un écritoire pour recevoir les textes des lois sous sa dictée. Si l’on s’autorise un peu d’anachronisme, on conviendra que, bien loin d’une distinction des pouvoirs et d’un contrat primitif, c’est une sorte d’utopie de despotisme éclairé que Delamare mettait en scène en ce début du xviiie siècle.
En vantant l’ancienneté de la police, le commissaire Delamare confirmait sa propre situation dans l’appareil du gouvernement. Sa parenté le rangeait parmi les nombreux modestes robins qui gagnaient leur vie dans les affaires des diverses juridictions royales ou seigneuriales de Paris et d’Ile de France. Si l’on peut supposer que dès sa prime jeunesse il a lu des livres de droit et de pratique et qu’il a connu le petit monde du palais et de la cité, il n’était cependant pas gradué en droit. Du moins en savait-il assez pour prendre rang parmi les procureurs au Châtelet puis pour acquérir en 1673 un office de commissaire examinateur à la lieutenance générale de police. Il y fut bientôt remarqué pour son intelligence et pour le succès de ses missions. Il eut ainsi à traiter de problèmes graves, les secrets de l’affaire des poisons, le contrôle des « nouveaux convertis », les fournitures de blés, la censure des livres, etc. Il était parvenu, au long de près de cinquante ans de carrière, à mériter le soutien de La Reynie, la protection de Colbert et puis l’amitié du très savant abbé Bignon, directeur de la Librairie. On peut dire que la réussite professionnelle de Delamare, sa remarquable entrée dans la vie intellectuelle transforment son histoire de vie en exemple étonnant d’ascension sociale.
On doit lui accorder encore quelques palmes historiographiques, dans l’analyse des institutions, et, bien sûr, dans l’histoire du phénomène 15urbain, ne fut ce que pour son initiative de faire graver une succession historique de plans du territoire parisien où l’on peut suivre du regard l’extension des lignes de remparts et l’expansion des routes et villages de la banlieue. Il prend aussi des traits de précurseur dans l’écriture historique du droit ; il a discerné l’inscription des instances de police dans les domaines du droit public, à une époque où l’enseignement de la législation royale ne faisait que commencer dans les facultés. Il lui revient enfin d’avoir identifié les prémices d’un droit administratif dont l’autonomie dans le système juridique français ne se devine qu’en 1790 lors de l’interdiction aux juges d’interférer avec les décisions administratives et de la dévolution des litiges qui en surviendraient à un ordre particulier de tribunaux. Ce fut seulement en 1819 que des cours de droit administratif commencèrent d’être professés à Paris, par la voix du baron de Gerando.
Les historiens n’ont pas souvent l’occasion et le mérite de faire découvrir ou redécouvrir une œuvre trop négligée. Il faut pour y parvenir une considérable somme de données, des années de familiarité et de réflexion sur un auteur. C’est la chance posthume que Nicole Dyonet accorde au commissaire Delamare ; elle a entrepris et réussi à retracer sa vie et son équipée savante. En effet, Delamare a joué contre lui même. Praticien des problèmes urbains, il a quitté son expertise professionnelle pour raisonner sur la place de ses fonctions dans la science du gouvernement. Il s’est ainsi lancé de seconde main dans une théorisation inventive et périlleuse, il a construit un panégyrique plus qu’une histoire, il s’exposait de la sorte à une désuétude honorable dans sa proche postérité juridique et, plus tard, à une relative méconnaissance de la part des historiens.
La notion de police ne remonte peut être pas à Moïse, comme le voulait Delamare, elle n’a pas non plus été inventée par Louis xiv comme on l’enseigne souvent ; déjà sous François ier, des « assemblées de police » étaient en charge des événements et des aménagements de Paris. L’œuvre de Delamare porte cependant des traits caractéristiques de sa classe d’âge, celle de Louis xiv lui-même. L’idée de recourir à des références d’histoire pour la structuration des connaissances reflète cette génération critique. L’attention à l’extraordinaire dynamique de la population de la capitale est aussi une marque conjoncturelle indélébile. Il vous appartient d’en juger.
16À défaut de vous plonger dans les volumes pesants et austères de Delamare, explorez son œuvre sous la conduite de Nicole Dyonet dans les pages qui suivent.
Yves-Marie Bercé
- Thème CLIL : 3262 -- DROIT -- Droit général -- Histoire du droit
- ISBN : 978-2-406-06049-9
- EAN : 9782406060499
- ISSN : 2425-990X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06049-9.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 24/01/2018
- Langue : Français