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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Nicolas Delamare théoricien de la police
  • Auteur : Bercé (Yves-Marie)
  • Pages : 11 à 16
  • Collection : Histoire du droit, n° 3
  • Thème CLIL : 3262 -- DROIT -- Droit général -- Histoire du droit
  • EAN : 9782406060499
  • ISBN : 978-2-406-06049-9
  • ISSN : 2425-990X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06049-9.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 24/01/2018
  • Langue : Français
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Préface

Un commissaire de police nest pas nécessairement philosophe. Si les historiens de Paris et du règne de Louis xiv connaissent bien le nom et lœuvre de Nicolas Delamare, ils imaginent au premier abord explorer avec lui la naissance de lurbanisme dans la capitale, la vie quotidienne des rues, les bousculades des halles, les marchands du Pont neuf ou les promenades aux jardins des Tuileries. En effet, les aventures de la grande ville ont certes été les objets de sa carrière, mais sa pente intellectuelle et aussi ses ambitions sociales le portaient plutôt à la réflexion sur lhistoire des pouvoirs et des institutions. Alors quon attendrait sous sa plume un catalogue dordonnances ou, au moins, des reflets de ses expériences de lordre public dans le Paris de lâge louis-quatorzien, on découvre dans les gros volumes de son Traité de la police un essai dépistémologie, une entreprise inattendue, originale et monumentale. Nicole Dyonet, historienne érudite et subtile des idées et des faits sociaux des siècles modernes, est lauteur de cette transfiguration. Connaissant les vicissitudes des maréchaussées et la richesse de leurs archives, elle navait pu manquer douvrir les volumes du Delamare et dy poursuivre les reflets des opinions et des comportements collectifs. Une étude très approfondie lui permet doffrir aux historiens la surprenante mise à jour dune œuvre méconnue et, mieux encore, de discerner une étape signifiante et insolite de la philosophie politique de lâge classique.

Au lieu de présenter à son lecteur une compilation du bon gouvernement des villes de son temps, Delamare le transporte aux origines du monde où ce praticien du droit a cherché à deviner les règles rudimentaires qui avaient, croyait-il, guidé les plus anciennes sociétés humaines. Selon la méthode cartésienne de réflexion que sa génération découvre, Delamare entend aborder son sujet sous ses aspects les plus simples et les plus aisées à connaître, en loccurrence sous les aspects que lon peut prêter à nos ancêtres originels. La première et éternelle 12forme dorganisation des hommes entre eux est donc la famille, échelon élémentaire du pouvoir.

Faute de sources, cest lidée du droit naturel qui identifie la famille dans ce rôle politique fondamental dappartenance, de solidarité, de protection des faibles et de construction de lavenir. Delamare a fait siens les concepts du droit naturel professés en son temps, il a lu Grotius et des auteurs plus actuels encore Domat (1697) Pufendorf, traduit en 1706. Écrivant son histoire immémoriale, il est donc à bonne école lorsquil tient ces représentations comme des éléments de connaissance ; la situation des premiers hommes comprendrait déjà implicitement lidée générale de police entendue comme besoin de conservation de soi et de ses proches. À ce moment utopique droit civil et droit public nétaient pas encore distincts. Lhomme étant de nature enclin au mal, une intervention allait bientôt être nécessaire pour garantir les justes des menaces des pervers. « Le plus parfait des hommes, dit Horace, est celui qui a les moindres défauts ». La malignité de lhomme pêcheur oblige alors les princes à établir des lois de prescription et de contrainte. On découvre de tels gestes étatiques dès les premières traces de textes et dimages laissées par les Égyptiens et les Hébreux. Ainsi en partant des images du droit naturel et des moments dapparition dun droit positif et public, cest-à-dire voué à lintérêt général, les annales des civilisations interprétées par le savant commissaire conduisent jusquà la sociabilité de son temps, selon une trajectoire millénaire et rationnelle. Le travail de lhistorien est de reconnaître ce constant lien de raison qui, à travers le passage des siècles, doit unir les règles grossières des mondes antiques à la sagesse du prince contemporain.

Puisque le besoin de police accompagne lexistence en société, la fonction de commissaire acquiert une pertinence universelle. En tous temps et lieux, à Sparte ou à Rome, il y eut certainement des agents du pouvoir en charge de la discipline du groupe. Chaque peuple leur donne des titres et des prérogatives spécifiques mais comparables. Il en est allé de même pour la France, nation singulière qui héritait des lois et coutumes des Gaulois, des Romains ou des Allemands, mais qui, à laide de la Providence, a pu accéder en 987, lors de lavènement de la troisième race de ses rois, à une originalité précoce et puissante.

Les devoirs de la charge de commissaire tendent au bien public, à lintérêt de tous et chacun. Delamare est profondément persuadé de la 13dignité morale des fonctions de police quil exerce. Elles ne se confondent pas avec celles des juges, car ceux ci nentrent en action quaprès la survenance dun litige, alors que les commissaires préparent lavenir, puisquils se soucient de sécurité et conservation, de précaution et prévention des « cas fortuits ». Au fond, à bien entendre Delamare, les détenteurs des offices de la police sont sans doute plus utiles à la survie de la société que les juges, qui ne sont quinterprètes de faits accomplis. De fait, cette grande mission de la police apparaît clairement dans la déclaration royale daoût 1674 qui définit les tâches du lieutenant général de police, soit la contrainte : « assurer et purger », mais aussi le bien public : « procurer et faire vivre ». Lengagement au service de la communauté des habitants dune ville, le sentiment dœuvrer pour le bien commun, Delamare les avait expérimentés dans les principales opérations qui lui avaient été confiées. Il sétait occupé de la « police de la santé » qui comprenait la prévention des contagions épidémiques et avant tout de la peste, dont les modes de propagation étaient alors empiriquement à peu près identifiés. Surtout il avait dû sinvestir dans la « police des grains » ; lapprovisionnement du marché parisien, entreprise immense en année ordinaire, prenait une urgence dramatique en période de cherté et de disette. Delamare avait supporté cette lourde responsabilité, effectuant durant les mois de soudure difficile des tournées provinciales denquêtes, achats, tarifications, accélération des transports. Quatre fois de 1693 à 1709 il eut à mener de pareilles expéditions longues de plusieurs mois. Cétait donc en expert quil consacra les tomes trois et quatre de son œuvre à ces domaines très particuliers de ladministration de la capitale.

Nicole Dyonet a cherché les échos des publications de Delamare chez ses contemporains. Outre les mérites évidents dun travail considérable, il semble que laccueil favorable de lopinion lettrée ait résulté aussi de sa place dans ladministration royale et de lestime de sa personne dans les cercles savants des jésuites. En tout cas, son premier volume fut aussitôt cité et jugé « curieux et utile » : sanction à vrai dire incertaine qui laissait supposer dans le livre plus de mérites intellectuels que de commodité de référence dans la pratique. En définitive, Delamare avait sans doute atteint son but essentiel, cest-à-dire la louange des nouvelles institutions de police mises en place à Paris depuis 1667, et puis, plus solennellement, la participation de cette instance aux plus hauts niveaux de lÉtat, et enfin, en plus humble corollaire, la valorisation du rang social de ses officiers.

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Léminente dignité de la police tenait, à entendre Delamare, à sa proximité des fonctions du souverain. Aux désordres du présent, aux dangers de lavenir, le prince fait face grâce à sa vocation de police, « fleuron de la couronne » ; ce sont, à point nommé, les officiers de la police qui laident dans ses démarches, qui lui offrent une vue cavalière de la société, qui lui ouvrent les perspectives des lendemains. Prêts à passer de la contemplation à laction, les agents de la police assurent au souverain lintelligence des faits et lefficacité de ses interventions. Delamare, attentif à la force des images, confiait à des dessinateurs et graveurs linvention de figures symboliques de linstitution. Dans des décors mythologiques, on y voit la jeune créature incarnant la police se tenir aux pieds du souverain, munie dun écritoire pour recevoir les textes des lois sous sa dictée. Si lon sautorise un peu danachronisme, on conviendra que, bien loin dune distinction des pouvoirs et dun contrat primitif, cest une sorte dutopie de despotisme éclairé que Delamare mettait en scène en ce début du xviiie siècle.

En vantant lancienneté de la police, le commissaire Delamare confirmait sa propre situation dans lappareil du gouvernement. Sa parenté le rangeait parmi les nombreux modestes robins qui gagnaient leur vie dans les affaires des diverses juridictions royales ou seigneuriales de Paris et dIle de France. Si lon peut supposer que dès sa prime jeunesse il a lu des livres de droit et de pratique et quil a connu le petit monde du palais et de la cité, il nétait cependant pas gradué en droit. Du moins en savait-il assez pour prendre rang parmi les procureurs au Châtelet puis pour acquérir en 1673 un office de commissaire examinateur à la lieutenance générale de police. Il y fut bientôt remarqué pour son intelligence et pour le succès de ses missions. Il eut ainsi à traiter de problèmes graves, les secrets de laffaire des poisons, le contrôle des « nouveaux convertis », les fournitures de blés, la censure des livres, etc. Il était parvenu, au long de près de cinquante ans de carrière, à mériter le soutien de La Reynie, la protection de Colbert et puis lamitié du très savant abbé Bignon, directeur de la Librairie. On peut dire que la réussite professionnelle de Delamare, sa remarquable entrée dans la vie intellectuelle transforment son histoire de vie en exemple étonnant dascension sociale.

On doit lui accorder encore quelques palmes historiographiques, dans lanalyse des institutions, et, bien sûr, dans lhistoire du phénomène 15urbain, ne fut ce que pour son initiative de faire graver une succession historique de plans du territoire parisien où lon peut suivre du regard lextension des lignes de remparts et lexpansion des routes et villages de la banlieue. Il prend aussi des traits de précurseur dans lécriture historique du droit ; il a discerné linscription des instances de police dans les domaines du droit public, à une époque où lenseignement de la législation royale ne faisait que commencer dans les facultés. Il lui revient enfin davoir identifié les prémices dun droit administratif dont lautonomie dans le système juridique français ne se devine quen 1790 lors de linterdiction aux juges dinterférer avec les décisions administratives et de la dévolution des litiges qui en surviendraient à un ordre particulier de tribunaux. Ce fut seulement en 1819 que des cours de droit administratif commencèrent dêtre professés à Paris, par la voix du baron de Gerando.

Les historiens nont pas souvent loccasion et le mérite de faire découvrir ou redécouvrir une œuvre trop négligée. Il faut pour y parvenir une considérable somme de données, des années de familiarité et de réflexion sur un auteur. Cest la chance posthume que Nicole Dyonet accorde au commissaire Delamare ; elle a entrepris et réussi à retracer sa vie et son équipée savante. En effet, Delamare a joué contre lui même. Praticien des problèmes urbains, il a quitté son expertise professionnelle pour raisonner sur la place de ses fonctions dans la science du gouvernement. Il sest ainsi lancé de seconde main dans une théorisation inventive et périlleuse, il a construit un panégyrique plus quune histoire, il sexposait de la sorte à une désuétude honorable dans sa proche postérité juridique et, plus tard, à une relative méconnaissance de la part des historiens.

La notion de police ne remonte peut être pas à Moïse, comme le voulait Delamare, elle na pas non plus été inventée par Louis xiv comme on lenseigne souvent ; déjà sous François ier, des « assemblées de police » étaient en charge des événements et des aménagements de Paris. Lœuvre de Delamare porte cependant des traits caractéristiques de sa classe dâge, celle de Louis xiv lui-même. Lidée de recourir à des références dhistoire pour la structuration des connaissances reflète cette génération critique. Lattention à lextraordinaire dynamique de la population de la capitale est aussi une marque conjoncturelle indélébile. Il vous appartient den juger.

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À défaut de vous plonger dans les volumes pesants et austères de Delamare, explorez son œuvre sous la conduite de Nicole Dyonet dans les pages qui suivent.

Yves-Marie Bercé