Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Neologica
2021, n° 15. Les études de néologie au XXIe siècle. Un état de la recherche européenne - Pages : 257 à 264
- Revue : Neologica
Tonti Michela (2020), Le nom de marque dans le discours au quotidien. Prisme lexiculturel et linguistique, coll. laboratorio@francesisti.it, Paris, L’Harmattan, 206 p. – ISBN 978-2-343-19971-9.
Les études de néologie ont longtemps porté peu d’attention au nom propre, la raison principale étant la distinction, répandue jusque dans la pratique lexicographique, entre lexique d’un côté et onomastique de l’autre1. Les travaux récents consacrés aux noms propres au service de la créativité lexicale concernent pour l’essentiel les anthroponymes et les noms de marque (désormais NdM). L’onomastique commerciale, située au carrefour de la linguistique, du marketing et du droit, a fait l’objet de plusieurs monographies, dont deux sur le français (Laurent 2010, Altmanova 2013) et une sur l’italien (Janner 2017), qui abordent à des degrés divers la créativité lexicale du NdM. Dans cette nouvelle étude, Michela Tonti, romaniste italienne spécialiste de langue française et de traduction, place cette question au centre de sa réflexion.
L’ouvrage, issu de sa thèse de doctorat (université de Bologne, 2019), est consacré au fonctionnement discursif du NdM conçu comme une unité lexicale à fort ancrage culturel et soumise, en tant que telle, à la variation et à l’innovation linguistique : « […] le NdM objet de notre quête est celui qui devient parole au quotidien, une parole qui vit, brille, glisse en se mariant avec d’autres combinatoires sémantico-syntaxiques au sein desquelles le NdM est refaçonné et recontextualisé pour les besoins langagiers des locuteurs » (introduction, p. 14). John Humbley, qui signe la préface, souligne que cette étude, s’inspirant des travaux de Robert Galisson sur la lexiculture2 et s’appuyant sur les acquis de la linguistique de corpus, s’inscrit parfaitement dans l’évolution des travaux de linguistique appliquée depuis les années 1960.
258Le premier chapitre (p. 20-43) présente une vue d’ensemble de la recherche en langue française sur l’onomastique commerciale. Après avoir clarifié la signification courante du concept de marque3, Tonti passe en revue les définitions qu’en donnent les spécialistes de marketing, de sémiotique, de droit et de sciences du langage. Si dans le marketing la marque renvoie à l’empreinte psychologique assurant la reconnaissance du lien entre un nom propre et un produit, c’est sa fonction distinctive et individualisante qui est centrale dans le domaine juridique. En linguistique, la recherche sur le NdM porte en particulier sur la question de son statut proprial ou de nom commun, ses caractéristiques morphologiques et phonologiques ainsi que la distinction entre NdM et nom de produit. Plaidant pour une linguistique « in vivo », Tonti préfère se concentrer sur les contextes authentiques d’emplois du NdM.
Dans le second chapitre (p. 44-53), Tonti expose son approche méthodologique. L’étude repose sur quelque 2000 NdM, issus du dépouillement de toutes sortes de catalogues commerciaux et classés selon la liste des marques proposée par l’Institut national de la propriété intellectuelle (I.N.P.I.). Pour accéder aux contextes d’apparition, l’auteure a mené des recherches ciblées dans Aranea, un riche corpus électronique rassemblant des textes journalistiques et des blogs publiés sur la Toile.
Le chapitre iii (p. 54-89) présente les premiers résultats de l’analyse. Partant de quelques emplois métaphoriques et métonymiques du NdM, Tonti étudie les phénomènes de l’homonymie et de polysémie qui en résultent. Ainsi, BHV (Bazar de l’Hôtel de Ville, où l’on trouvait initialement du matériel de bricolage) peut fonctionner comme hyperonyme (« magasin de bricolage »), Argus comme synonyme de « cote, estimation » (L’argus des gens habillés est en chute libre). Comme l’indique l’auteure, ces nouveaux emplois reposent sur des connaissances culturelles partagées. Elle présente ensuite les NdM qui n’ont pas été soumis à l’analyse qualitative et les regroupe selon les catégories de la culture ordinaire proposées par Galisson et André (1998), notamment la culture « toponymique » (Laguiole), « traditionnelle » (Le Tanneur), « générationnelle » (Bout’chou), « mythologique » (Hermès), « religieuse » (Chartreuse) et « passe-temps » (Bosch).
Le chapitre iv (p. 90-122) est consacré à l’identification des NdM les plus présents dans la mémoire collective des locuteurs et, par conséquent, les plus susceptibles de véhiculer des contenus culturels 259en discours. Adoptant une approche quantitative puisque la notoriété peut se mesurer entre autres par le nombre d’occurrences, Tonti retient les NdM les plus fréquents et les moins fréquents de son corpus et analyse les marqueurs évaluatifs qui les accompagnent, à savoir les adjectifs appréciatifs et dépréciatifs (par ex. célèbre, nul), les adverbes d’intensité (par ex. très dans je suis très nike), les expressions (du) style, (du) genre, (du) type et les verbes et expressions à valeur appréciative (par ex. aimer, être accro, détester). L’auteure signale que même les NdM peu utilisés dans les discours actuels, comme Ricoré et Sophie la Girafe,peuvent jouir d’une forte notoriété et véhiculer une charge culturelle partagée.
Dans le chapitre v (p. 123-185), Tonti étudie la variation et les emplois tropiques des NdM en discours. Après avoir exposé les variantes sur le plan orthographique, essentiellement l’ajout d’accents (Nivea > Nivéa), et morphosyntaxique, notamment le marquage du pluriel pour les emplois comme noms communs (les carambars) et l’emploi du syntagme « du + NdM [tout craché] » (Sympa l’essai de la Mégane mais bon, ça reste du Renault), elle passe en revue les différents types de néologismes issus de NdM : suffixés (disneylandiser, Séphorette‘vendeuse chez Sephora’), composés (blanc-Colgate), formations hybrides (Louboutingirl), mots-valises (McDomination < McDonald + domination), résultats de conversion ([tatouages] malabars) ou d’abrègement (Loubout’ < Louboutins) ou encore phrasèmes (se la jouer Louboutins). Comme le souligne l’auteure, le point commun de ces mots et expressions est qu’ils « acquièrent un contenu conceptuel en lien avec les connotations initiales du NdM » (p. 151). Ce socle culturel partagé explique également certains emplois figurés, notamment la métaphore (la barbie de service) et la personnification (Monsieur Chronoposte).
Cet ouvrage profiterait sans doute d’une révision en vue d’éliminer les quelques maladresses d’expression qui entravent ici et là la fluidité de la lecture et de l’ajout d’un glossaire des NdM analysés. Il conviendrait par ailleurs d’harmoniser la structuration interne du chapitre v avec celle des autres chapitres. Il n’en reste pas moins que cette étude a toutes les chances de devenir incontournable pour toutes celles et ceux qui souhaitent comprendre le fonctionnement des NdM en discours. Elle montre, si besoin était, tout l’intérêt de la linguistique de corpus, seule approche permettant d’appréhender avec rigueur et précision les phénomènes de variation qui peuvent être à l’origine des emplois néologiques. Espérons enfin que les développements sur la néologie incitent d’autres 260chercheurs à se pencher à leur tour sur l’étude de l’innovation lexicale dans le vaste domaine qu’est l’onomastique commerciale.
Vincent Balnat
LiLPa (UR 1339)
Université de Strasbourg
Références bibliographiques
Altmanova Jana (2013), Du nom déposé au nom commun : néologie et lexicologie en discours, Milan, EDUCatt.
Balnat Vincent et Gérard Christophe (dir.) (2018), Néologie et noms propres, numéro thématique des Cahiers de lexicologie, 113/2.
Galisson Robert (1995), « Où il est question de lexiculture, de cheval de Troie, et d’impressionnisme… », Études de Linguistique Appliquée (ELA), 97, p. 5-14.
Galisson Robert et André Jean-Claude (1998), Dictionnaire de noms de marque courants : essai de lexiculture ordinaire, Paris, Didier Érudition.
Janner Maria Chiara (2017), Sguardi linguistici sulla marca : analisi morfosintattica dei nomi commerciali in italiano, Berne, Lang (Linguistic Insights, 236).
Laurent Bénédicte (2010), Nom de marque, nom de produit : sémantique du nom déposé, Paris, L’Harmattan.
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Zollo Silvia Domenica (2020), Origine et histoire du vocabulaire des arts de la table. Analyse lexicale et exploitation de corpus textuels, Linguistic Insights, Studies in Language and Communication vol. 271, Peter Lang, 219 p. – ISBN 978-3-0343-3890-5.
Dans son étude sur l’origine et l’histoire du vocabulaire des arts de la table, définis comme l’« environnement artistique et socioculturel dans lequel les repas ont lieu, ainsi que la manière dont ils sont servis et pris » 261(p. 19), Silvia Domenica Zollo a réuni un nombre impressionnant de données extraites de plusieurs corpus exploités semi-automatiquement et manuellement. La liste des corpus de référence occupe les pages 194 à 210 d’une bibliographie scindée, pour une fois à juste titre, en plusieurs sections. Cette section comporte plusieurs sous-sections : Textes historiques et littéraires (p. 194-202), Inventaires et comptes (p. 202-207), Corpus Gallica (p. 208), Corpus de l’OBVIL (Observatoire de la vie littéraire, p. 208-209) et Bases textuelles, ressources métalexicographiques et informatiques (p. 209-210). De ces nombreux corpus variés, l’autrice a extrait 371 items (dont la liste figure dans l’index situé p. 211-219, qui clôt le livre) attestés entre le xvie et le xviiie siècle, avec néanmoins quelques sources antérieures, des xive et xve siècles. De nombreuses citations, brèves pour la plupart et toujours bien référencées, parsèment l’ouvrage, surtout les chapitres 4 et 5 (p. 53-164) qui constituent le cœur de l’étude. Ils sont précédés d’une introduction (ch. 1) exposant les motifs et la méthode du projet et de deux chapitres mettant en place les éléments qui ont prévalu dans la démarche de la recherche et nécessaires à la bonne compréhension des analyses et des résultats. Le chapitre 2 présente les prémisses théoriques méthodologiques pour l’étude historique du vocabulaire, par adoption d’un modèle sociolexical et historico-philologique s’appuyant sur une périodisation historique et chronologique. Le chapitre 3 expose la constitution du corpus et les ressources lexicographiques utilisées, avec adoption des deux critères de représentativité et d’hétérogénéité.
Deux ensembles sont distingués au sein de l’étude des 371 items retenus pour l’étude. Il y a d’une part les objets qui servent directement pour les repas, regroupés autour de quelques mots particulièrement importants dans le domaine : le réseau lexical de service, l’ensemble vase, vaisseau et vaisselle, puis tasse et les vases liés aux boissons exotiques récemment importées, l’ensemble des mots plat, platelet, plateau, soupière, assiette, surtout et ses synonymes et enfin les couverts (couteau, fourchette, cuiller). D’autre part figurent les objets (surtout vases) décoratifs et les dispositifs d’éclairage, eux aussi présentés autour de quelques termes fondamentaux : chandelier, candélabre et ses variantes, celles de girandole et flambeau et enfin torchère et guéridon.
L’autrice se situe explicitement dans la filiation d’illustres prédécesseurs, anciens (Bréal pour le rôle de l’esprit humain dans les évolutions sémantiques, Meillet pour le poids déterminant de la division de la société en classes sociales diverses et Darmesteter pour le paradigme 262socio-historique de la vie des mots qui naissent, vivent et parfois meurent), ou plus récents (Matoré, Greimas, Guilbert, Quemada, etc.). Mais une citation de Greimas invalide la prétendue « vie des mots » et met l’accent sur une approche sémiotique et les fonctions sociales des nouveautés lexicales. Ce qui conduit à étudier l’usage des mots en discours et à procéder à des fouilles des textes du passé rendues possibles par les ressources modernes (des logiciels) et par l’accès à des corpus historiques numérisés. Mais la nature de ceux-ci, en particulier les inventaires, ne permet guère de décrire la combinatoire des mots collectés pour l’étude.
La perspective historique adoptée (sur plusieurs siècles) ainsi que la perspective sociale – qui pose que la constitution du vocabulaire et ses évolutions dépendent des locuteurs et de la société en général : artisans / artistes, commerçants et acheteurs / utilisateurs en l’occurrence – permettent de rendre compte des innovations matérielles et des changements de pratique liés aux goûts et aux modes qui ne sont pas figés. Ainsi la forme des cols et l’utilisation des fraises dans le domaine vestimentaire ont-ils joué un rôle prépondérant dans l’essor de l’usage des fourchettes, qui permettaient de porter plus facilement à la bouche les aliments. Le goût pour les boissons exotiques (café, chocolat, thé…) qui s’est développé au xviie siècle a conduit à l’émergence des néologismes déjeuner, bandège et chique dans le service à boisson et à une diversification des formes et des noms des récipients destinés à les contenir. Des expansions sous la forme d’adjectifs ou de compléments du nom permettent de faire des distinctions utiles au moment où apparaissent ces nouveautés car elles correspondent à un besoin social. Ces expansions sont sémantiquement diverses : elles peuvent porter sur des particularités de forme, des origines géographiques, des personnes qui ont eu un rôle dans la création ou la diffusion de telle ou telle variété d’objets, des noms de marques ou de produits (à la grappe de raisin)… Ainsi le mot vase ne présente-t-il pas moins d’une quinzaine de dénominations avec des expansions comme vase à la hollandaise, vase à oreilles, vase Duplessis, vase en forme de nacelle, etc. et le mot tasse plus d’une douzaine d’expansions dont tasse à anse, tasse à la polonaise, tasse d’argent d’Italie, tasse en forme de gondole, etc. Si des expansions révèlent des origines géographiques étrangères, ce sont parfois aussi les mots qui sont empruntés, comme tasse dont l’origine est arabe ou bien les anglicismes punch et bouilly, l’hispanisme chique, l’alsacien chope, etc.
Un index des notions aurait été bien utile. Son absence ne permet pas de trouver rapidement et sûrement toutes les occurrences de mots 263comme néologie, néologisme, nouveau mot, nouveau sens, productivité lexicale, changement lexical, évolution, domaine (spécialisé), langue générale, variation, variabilité, etc. C’est dommage car ce sont en effet des concepts fondamentaux qui, présents pour la plupart dès l’introduction, parcourent tout le livre. Pour la néologie, il s’agit de ce qu’on appelle néologie rétrospective, par l’étude des circonstances qui ont présidé, à un moment donné, dans un lieu donné, à l’émergence de nouveaux termes (d’un point de vue formel, par dérivation avec des suffixes privilégiés : -é, -on, -ier, -ière, -oir(e), -et(te), par composition avec des types différents d’unités polylexicales très nombreux, le recours à des anthroponymes, toponymes, noms de marques ou de produits…), de changements de sens (par métaphore et métonymie et aussi par élision du terme principal et maintien du seul caractérisant qui, par conversion, vaut pour l’ensemble : mazarine pour assiette à la mazarine) ou à l’introduction de mots d’origine étrangère, qui témoignent des contacts entre la France et des pays proches ou éloignés, parfois indirectement dans ce cas par le biais de pays et langues qui servent d’intermédiaires (punch d’origine hindi, qui signifie « cinq », du nombre des ingrédients mis en œuvre, et transmis via l’anglais).
L’attention particulière portée à la variabilité du vocabulaire de ce domaine – si les hyperonymes peuvent être relativement stables, les dénominations d’objets de formes ou d’emplois précis sont plus fugaces – conduit à ne pas dissocier radicalement les perspectives synchroniques et diachroniques, mais bien au contraire à les articuler. Une autre dichotomie opposant les termes de domaines spécialisés et les mots de la langue générale vole également en éclats puisque des échanges ont lieu entre différents domaines et aussi entre ceux-ci et la langue générale. Ce qui n’est pas étonnant puisque ces unités lexicales sont utilisées par des personnes appartenant à différents groupes et à différentes classes sociales, même si, pour l’essentiel, elles appartiennent à la noblesse et à la bourgeoisie, classes qui ont du goût pour les arts de la table, peuvent y consacrer des sommes importantes et pour lesquelles la documentation disponible est abondante.
Cette étude du vocabulaire des arts de la table, minutieuse et érudite mais de lecture aisée et agréable, diffuse des informations à un public susceptible d’être intéressé plus large que les seuls historiens de la langue, amateurs d’art et collectionneurs. Ce livre vaut tant pour les méthodes mises en œuvre – avec une approche sociolexicale et historico-philologique ainsi qu’une attention portée aux procédés de formation lexicale – que 264dans les résultats exposés, dans un domaine où les realia ont changé plus fortement et plus rapidement que dans d’autres domaines, ce qui a entraîné des fluctuations dans les mots qui dénomment les choses.
Jean-François Sablayrolles
USPC et HTL UMR 7597
1 Les liens entre néologie et noms propres ont fait l’objet d’un numéro récent des Cahiers de lexicologie (Balnat & Gérard 2018, no 113/2).
2 Galisson (1995 : 6) définit la lexiculture comme « la culture mobilisée et actualisée dans et par les mots de tous les discours dont le but n’est pas l’étude de la culture pour elle-même ».
3 « dans le concept de marque demeure […] l’idée de se différencier par le biais de l’identification, à travers un marquage qui est un signe culturel » (p. 22).
- Thème CLIL : 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
- ISBN : 978-2-406-11896-1
- EAN : 9782406118961
- ISSN : 2262-0354
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11896-1.p.0257
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 16/06/2021
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français