Préface
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Musique et lexique à la Renaissance. Une approche de la musique ancienne par ses mots
- Auteur : Greub (Yan)
- Pages : 7 à 11
- Collection : Travaux du Centre d’études supérieures de la Renaissance, n° 10
Article de collectif : 1/21 Suivant
Préface
Il est un champ de la connaissance qui reste, bizarrement, relativement inexploré, ou qui du moins n’a pas été jusqu’ici exploré assez systématiquement. Du point de vue de la linguistique historique, l’histoire de la langue de la musique est mal décrite, par suite d’un manque de dépouillement des sources spécialisées et par un manque d’attention aux changements sémantiques dans la terminologie musicale. La musicologie, quant à elle, et les contributions de ce volume le montrent abondamment, a souvent eu tendance à accorder plus d’importance, parmi les sources écrites, aux partitions qu’aux discours sur la musique, et dans l’analyse de ces discours à négliger l’étape que représente le recensement du lexique utilisé et l’établissement précis du sens des termes techniques dans les textes anciens.
À l’intersection de ces deux approches il reste donc un espace mal connu, parce qu’aux uns manquait la maîtrise des méthodes de la description lexicale, et aux autres la compréhension exacte des textes.
Mais ces manques sont en voie d’être comblés, et ont commencé à l’être en particulier par les contributeurs au présent ouvrage. Celui-ci témoigne en effet de l’intérêt que peut susciter aujourd’hui l’étude historique du lexique de la musique en espagnol (surtout), en français et en portugais. Cet intérêt est évidemment lié, comme le lecteur le verra, au programme de recherche Lexique musical de la Renaissance (LMR), initié par Louis Jambou et dirigé aujourd’hui par Cristina Diego Pacheco : il est à la fois le point de départ et l’occasion de recherches, l’outil qui permet de les mener et le réceptacle de leurs résultats.
L’étude scientifique du lexique musical soulève des problèmes théoriques et pratiques nombreux : le présent volume les expose en détail, par des études de cas ou des exposés généraux, et nous ne ferons allusion qu’à quelques uns d’entre eux.
Pour pouvoir faire l’histoire du lexique, de son développement et des mouvements de création lexicale, il faut d’abord réaliser la description 8sémantique des unités lexicales particulières et l’histoire de leur formation (ce qu’on appelle l’étymologie), l’histoire du lexique étant en partie aussi l’addition des histoires particulières de chaque unité, et de leurs histoires sémantiques particulières. Ce travail sera d’autant plus long que la description sémantique est rendue difficile par notre méconnaissance, dans bien des cas, du référent précis des unités lexicales concernées. C’est donc bien légitimement que la description des objets nommés peut prendre dans certains cas (on pense à celui du contrepoint, étudié dans la contribution de G. Fiorentino) une place considérable.
Dans le cas du lexique de la théorie musicale, les objets nommés ne sont souvent connaissables aujourd’hui que par le signe linguistique qui réfère à eux, ou principalement par lui ; en particulier, il sera toujours très périlleux, et en général inutile, de chercher à s’appuyer sur notre connaissance des concepts musicaux modernes pour identifier le signifié de ces signes linguistiques, comme le constate C. Diego Pacheco. L’identification du segment de réel auquel correspond un signe linguistique, et de la façon dont la langue de la musique répartit, à l’époque ancienne, une partie du réel entre divers signes linguistiques, sont les tâches de la lexicologie musicale. Mais à celles-ci s’ajoute celle d’étudier la réorganisation des champs lexicaux, c’est-à-dire la modification de ces répartitions à certains moments de l’histoire. Au problème de l’identification des concepts dans un état de langue donné s’ajoutera donc celui de l’identification de l’agencement de ceux-ci dans un ensemble, puis des modifications de cet agencement au cours de l’histoire. Cette réorganisation peut être décrite, dans certains cas, et c’est ce que montre Mme García Pérez, comme un changement de paradigme, ou au moins comme une des manifestations d’un changement de paradigme.
Mais même lorsque l’on connaît bien les objets dénotés, comme dans le cas du lexique de l’organologie pour les instruments qui ont été conservés, le problème du découpage du réel, ou plutôt, en l’occurrence, du regroupement des objets différents en ensembles conceptuels, ne va pas de soi, et ne peut en tout cas être tiré de la typologie moderne. L’étude de la concurrence, et dans certains cas de la confusion, entre les noms violon et viole, comme l’expose E. Peppers, semble indiquer que les éléments que nous jugeons aujourd’hui significatifs et qui nous permettent de rassembler une série d’instruments en deux familles, n’étaient pas nécessairement ceux qui étaient jugés déterminants par 9tous les auteurs de certains des textes que nous sommes amenés à utiliser. L’essentiel ici est que l’organisation (en deux catégories) d’un ensemble d’objets différents (des instruments de tailles et de formes diverses, avec et sans frettes) n’est pas, au moment qui nous intéresse (la Renaissance), la même pour tous ; la répartition moderne entre ce qui a été un moment des synonymes (le rapport entre le simple viole et le dérivé violon) n’a pas encore eu lieu, ou n’a pas encore été régularisée et stabilisée. Ce n’est sans doute pas par hasard que cette instabilité de la dénomination soit contemporaine de l’instabilité des objets eux-mêmes, à un moment de rapide développement de nouvelles formes et de recherche sur de nouveaux instruments à archet.
Les sources sur lesquelles peut s’appuyer l’étude et la description du lexique sont diverses : on y trouve tout d’abord les dictionnaires, dont l’interprétation n’est pas nécessairement triviale, et qui doivent être soumis à la critique ; plusieurs des contributions rassemblées ici les utilisent systématiquement, ou décrivent directement le traitement qu’ils font du lexique musical ; on citera en particulier celles de López Suero, de Reynes et de Justiniano López. On s’attend aussi à trouver des définitions meilleures, et plus directement utiles pour une analyse moderne et une description sémantique satisfaisante, dans les nombreux traités qui nous ont été conservés ; ceux-ci ont donc une place décisive dans la réflexion sur le lexique musical des périodes anciennes, place qu’ils ont déjà dans une approche non lexicologique. Le lecteur verra cependant que la domination des traités dans les matériaux dont dispose le lexicologue n’est ni absolue, ni unanime, et que les textes littéraires ou documentaires décrivant la musique ou des instruments sont eux aussi des sources précieuses pour l’histoire du lexique.
De façon plus importante peut-être encore, la documentation fournie par les traités s’avère diverse, et contient deux grandes orientations au moins : les traités théoriques et les traités pratiques, qui forment deux traditions différentes. On doit donc s’attendre à ce que leur lexique aussi se divise en deux groupes, qui ne communiqueront pas nécessairement dans tous les cas. C’est une des richesses de cette documentation que la variété des traités de musique, et en particulier que la diversité du public visé. Les traités pratiques peuvent viser un public non professionnel, et le format de certaines publications fait nettement penser que les classes moyennes pouvaient en être destinataires. On bénéficie donc 10d’une documentation variée sur le plan sociologique et, pour ce qui intéresse l’étude du lexique, sociolinguistique. Un cas particulièrement notable est celui des traités pratiques de plain-chant, souvent utilisés dans ce volume pour la riche documentation qu’ils fournissent et leur importance pour la diffusion de la musique dans la société renaissante.
La diversité de l’objet concerne donc le public visé (qui n’est pas seulement aristocratique) et les fonctions des écrits (qui ne concernent pas qu’un public de spécialistes). Elle touche aussi différents secteurs de la musique : aussi bien la dénomination des modes, sujet de discussions théoriques parfois byzantines, dont l’interprétation semble n’avoir été stabilisée, dans quelques cas, que pour un petit nombre de personnes, que les noms des instruments, qui dans certains cas ont été connus de tous ou presque. Les problèmes que pose la description lexicologique sont donc très différents dans ces diverses situations.
Si l’interprétation correcte des textes et la connaissance des objets est un préalable nécessaire à la description des unités lexicales individuelles, la compréhension exacte de la terminologie spéciale à la musique, dans toutes les variantes qui dépendent du moment historique ou du contexte d’usage particulier, est à son tour une condition indispensable à la lecture utile des textes. Il n’y a donc pas d’issue : les deux approches doivent s’appuyer l’une sur l’autre, et les progrès de l’étude lexicologique seront un appui majeur à la connaissance des objets et des concepts eux-mêmes, et par suite pour la lecture des textes. L’étude spécialisée du lexique ancien de la musique n’est pas une fin en soi, mais la création, pour la musicologie, d’un outil dont elle ne saurait se passer si elle veut assurer ses résultats.
Le volume Musique et lexique à la Renaissance, s’il tient aussi un discours général, concentre en pratique son attention sur le lexique de la musique à la Renaissance en espagnol et en français (ainsi, dans une moindre mesure, que sur le portugais). C’est naturellement la conséquence de la constitution du corpus du LMR, qui s’est d’abord concentré sur l’espagnol et le français (même si l’apport de l’espagnol est quantitativement supérieur) mais c’est aussi parce que c’est là que sont les besoins : l’étude du lexique italien est déjà bien plus avancée, et le latin bénéficie du Lexicon musicum Latinum, présenté ici par l’une de ses rédactrices, D. v. Aretin. Or, là où il faut faire aujourd’hui l’histoire de la diffusion du lexique de la musique, c’est dans les langues qui ont 11d’abord été les réceptacles de cette diffusion, et qui sont donc les témoins de la constitution d’un champ de savoir européen ; elles ont subi les innovations des grands innovateurs qu’ont été le latin et l’italien, et ce qu’observent les auteurs de ce volume, c’est la combinaison d’emprunts, d’innovations et de réorganisations par laquelle les autres langues, moins influentes internationalement, ont su se créer une langue musicale propre.
On voit donc que la question de la diffusion de la terminologie musicale dans l’Europe de la Renaissance, question qui est, du point de vue des unités lexicales particulières, celle de l’identification des emprunts linguistiques, ne peut pas être écartée de l’étude lexicologique, que l’on vise l’étymologisation des unités lexicales ou l’histoire du lexique. Ces problèmes de circulation représentent un (autre) vaste champ encore ouvert à l’étude du lexique musical, vu comme objet dynamique. L’étude des rapports du lexique des langues vulgaires individuelles avec le latin (et en particulier le néo-latin), et plus encore de ces langues vulgaires entre elles, est pour le moment très difficile, mais elle sera considérablement facilitée grâce à l’ouvrage Musique et lexique à la Renaissance.
Yan Greub
Chargé de recherche au CNRS (laboratoire ATILF, CNRS
et Université de Lorraine)
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12113-8
- EAN : 9782406121138
- ISSN : 2496-1140
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12113-8.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 19/01/2022
- Langue : Français