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Classiques Garnier

Préface

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Préface

Il est un champ de la connaissance qui reste, bizarrement, relativement inexploré, ou qui du moins na pas été jusquici exploré assez systématiquement. Du point de vue de la linguistique historique, lhistoire de la langue de la musique est mal décrite, par suite dun manque de dépouillement des sources spécialisées et par un manque dattention aux changements sémantiques dans la terminologie musicale. La musicologie, quant à elle, et les contributions de ce volume le montrent abondamment, a souvent eu tendance à accorder plus dimportance, parmi les sources écrites, aux partitions quaux discours sur la musique, et dans lanalyse de ces discours à négliger létape que représente le recensement du lexique utilisé et létablissement précis du sens des termes techniques dans les textes anciens.

À lintersection de ces deux approches il reste donc un espace mal connu, parce quaux uns manquait la maîtrise des méthodes de la description lexicale, et aux autres la compréhension exacte des textes.

Mais ces manques sont en voie dêtre comblés, et ont commencé à lêtre en particulier par les contributeurs au présent ouvrage. Celui-ci témoigne en effet de lintérêt que peut susciter aujourdhui létude historique du lexique de la musique en espagnol (surtout), en français et en portugais. Cet intérêt est évidemment lié, comme le lecteur le verra, au programme de recherche Lexique musical de la Renaissance (LMR), initié par Louis Jambou et dirigé aujourdhui par Cristina Diego Pacheco : il est à la fois le point de départ et loccasion de recherches, loutil qui permet de les mener et le réceptacle de leurs résultats.

Létude scientifique du lexique musical soulève des problèmes théoriques et pratiques nombreux : le présent volume les expose en détail, par des études de cas ou des exposés généraux, et nous ne ferons allusion quà quelques uns dentre eux.

Pour pouvoir faire lhistoire du lexique, de son développement et des mouvements de création lexicale, il faut dabord réaliser la description 8sémantique des unités lexicales particulières et lhistoire de leur formation (ce quon appelle létymologie), lhistoire du lexique étant en partie aussi laddition des histoires particulières de chaque unité, et de leurs histoires sémantiques particulières. Ce travail sera dautant plus long que la description sémantique est rendue difficile par notre méconnaissance, dans bien des cas, du référent précis des unités lexicales concernées. Cest donc bien légitimement que la description des objets nommés peut prendre dans certains cas (on pense à celui du contrepoint, étudié dans la contribution de G. Fiorentino) une place considérable.

Dans le cas du lexique de la théorie musicale, les objets nommés ne sont souvent connaissables aujourdhui que par le signe linguistique qui réfère à eux, ou principalement par lui ; en particulier, il sera toujours très périlleux, et en général inutile, de chercher à sappuyer sur notre connaissance des concepts musicaux modernes pour identifier le signifié de ces signes linguistiques, comme le constate C. Diego Pacheco. Lidentification du segment de réel auquel correspond un signe linguistique, et de la façon dont la langue de la musique répartit, à lépoque ancienne, une partie du réel entre divers signes linguistiques, sont les tâches de la lexicologie musicale. Mais à celles-ci sajoute celle détudier la réorganisation des champs lexicaux, cest-à-dire la modification de ces répartitions à certains moments de lhistoire. Au problème de lidentification des concepts dans un état de langue donné sajoutera donc celui de lidentification de lagencement de ceux-ci dans un ensemble, puis des modifications de cet agencement au cours de lhistoire. Cette réorganisation peut être décrite, dans certains cas, et cest ce que montre Mme García Pérez, comme un changement de paradigme, ou au moins comme une des manifestations dun changement de paradigme.

Mais même lorsque lon connaît bien les objets dénotés, comme dans le cas du lexique de lorganologie pour les instruments qui ont été conservés, le problème du découpage du réel, ou plutôt, en loccurrence, du regroupement des objets différents en ensembles conceptuels, ne va pas de soi, et ne peut en tout cas être tiré de la typologie moderne. Létude de la concurrence, et dans certains cas de la confusion, entre les noms violon et viole, comme lexpose E. Peppers, semble indiquer que les éléments que nous jugeons aujourdhui significatifs et qui nous permettent de rassembler une série dinstruments en deux familles, nétaient pas nécessairement ceux qui étaient jugés déterminants par 9tous les auteurs de certains des textes que nous sommes amenés à utiliser. Lessentiel ici est que lorganisation (en deux catégories) dun ensemble dobjets différents (des instruments de tailles et de formes diverses, avec et sans frettes) nest pas, au moment qui nous intéresse (la Renaissance), la même pour tous ; la répartition moderne entre ce qui a été un moment des synonymes (le rapport entre le simple viole et le dérivé violon) na pas encore eu lieu, ou na pas encore été régularisée et stabilisée. Ce nest sans doute pas par hasard que cette instabilité de la dénomination soit contemporaine de linstabilité des objets eux-mêmes, à un moment de rapide développement de nouvelles formes et de recherche sur de nouveaux instruments à archet.

Les sources sur lesquelles peut sappuyer létude et la description du lexique sont diverses : on y trouve tout dabord les dictionnaires, dont linterprétation nest pas nécessairement triviale, et qui doivent être soumis à la critique ; plusieurs des contributions rassemblées ici les utilisent systématiquement, ou décrivent directement le traitement quils font du lexique musical ; on citera en particulier celles de López Suero, de Reynes et de Justiniano López. On sattend aussi à trouver des définitions meilleures, et plus directement utiles pour une analyse moderne et une description sémantique satisfaisante, dans les nombreux traités qui nous ont été conservés ; ceux-ci ont donc une place décisive dans la réflexion sur le lexique musical des périodes anciennes, place quils ont déjà dans une approche non lexicologique. Le lecteur verra cependant que la domination des traités dans les matériaux dont dispose le lexicologue nest ni absolue, ni unanime, et que les textes littéraires ou documentaires décrivant la musique ou des instruments sont eux aussi des sources précieuses pour lhistoire du lexique.

De façon plus importante peut-être encore, la documentation fournie par les traités savère diverse, et contient deux grandes orientations au moins : les traités théoriques et les traités pratiques, qui forment deux traditions différentes. On doit donc sattendre à ce que leur lexique aussi se divise en deux groupes, qui ne communiqueront pas nécessairement dans tous les cas. Cest une des richesses de cette documentation que la variété des traités de musique, et en particulier que la diversité du public visé. Les traités pratiques peuvent viser un public non professionnel, et le format de certaines publications fait nettement penser que les classes moyennes pouvaient en être destinataires. On bénéficie donc 10dune documentation variée sur le plan sociologique et, pour ce qui intéresse létude du lexique, sociolinguistique. Un cas particulièrement notable est celui des traités pratiques de plain-chant, souvent utilisés dans ce volume pour la riche documentation quils fournissent et leur importance pour la diffusion de la musique dans la société renaissante.

La diversité de lobjet concerne donc le public visé (qui nest pas seulement aristocratique) et les fonctions des écrits (qui ne concernent pas quun public de spécialistes). Elle touche aussi différents secteurs de la musique : aussi bien la dénomination des modes, sujet de discussions théoriques parfois byzantines, dont linterprétation semble navoir été stabilisée, dans quelques cas, que pour un petit nombre de personnes, que les noms des instruments, qui dans certains cas ont été connus de tous ou presque. Les problèmes que pose la description lexicologique sont donc très différents dans ces diverses situations.

Si linterprétation correcte des textes et la connaissance des objets est un préalable nécessaire à la description des unités lexicales individuelles, la compréhension exacte de la terminologie spéciale à la musique, dans toutes les variantes qui dépendent du moment historique ou du contexte dusage particulier, est à son tour une condition indispensable à la lecture utile des textes. Il ny a donc pas dissue : les deux approches doivent sappuyer lune sur lautre, et les progrès de létude lexicologique seront un appui majeur à la connaissance des objets et des concepts eux-mêmes, et par suite pour la lecture des textes. Létude spécialisée du lexique ancien de la musique nest pas une fin en soi, mais la création, pour la musicologie, dun outil dont elle ne saurait se passer si elle veut assurer ses résultats.

Le volume Musique et lexique à la Renaissance, sil tient aussi un discours général, concentre en pratique son attention sur le lexique de la musique à la Renaissance en espagnol et en français (ainsi, dans une moindre mesure, que sur le portugais). Cest naturellement la conséquence de la constitution du corpus du LMR, qui sest dabord concentré sur lespagnol et le français (même si lapport de lespagnol est quantitativement supérieur) mais cest aussi parce que cest là que sont les besoins : létude du lexique italien est déjà bien plus avancée, et le latin bénéficie du Lexicon musicum Latinum, présenté ici par lune de ses rédactrices, D. v. Aretin. Or, là où il faut faire aujourdhui lhistoire de la diffusion du lexique de la musique, cest dans les langues qui ont 11dabord été les réceptacles de cette diffusion, et qui sont donc les témoins de la constitution dun champ de savoir européen ; elles ont subi les innovations des grands innovateurs quont été le latin et litalien, et ce quobservent les auteurs de ce volume, cest la combinaison demprunts, dinnovations et de réorganisations par laquelle les autres langues, moins influentes internationalement, ont su se créer une langue musicale propre.

On voit donc que la question de la diffusion de la terminologie musicale dans lEurope de la Renaissance, question qui est, du point de vue des unités lexicales particulières, celle de lidentification des emprunts linguistiques, ne peut pas être écartée de létude lexicologique, que lon vise létymologisation des unités lexicales ou lhistoire du lexique. Ces problèmes de circulation représentent un (autre) vaste champ encore ouvert à létude du lexique musical, vu comme objet dynamique. Létude des rapports du lexique des langues vulgaires individuelles avec le latin (et en particulier le néo-latin), et plus encore de ces langues vulgaires entre elles, est pour le moment très difficile, mais elle sera considérablement facilitée grâce à louvrage Musique et lexique à la Renaissance.

Yan Greub

Chargé de recherche au CNRS (laboratoire ATILF, CNRS
et Université de Lorraine)