Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Monnaie, pouvoir et États. Une étude de la monnaie européenne
- Pages : 9 à 12
- Collection : Bibliothèque de l'économiste, n° 37
- Série : 1, n° 15
Préface
La thèse d’Alban Mathieu, dont ce livre est tiré, appartient à une espèce en voie de raréfaction dans la discipline économique : celle d’un exercice intellectuel consistant à élaborer une argumentation dont la cohérence s’étire sur quelques centaines de pages, en mobilisant des registres à la fois historiques, théoriques et empiriques. Plus fréquentes sont aujourd’hui les thèses qui, en lieu et place d’une course de fond, ressemblent à trois sprints utilitaires faisant démonstration d’une maîtrise technique. Point de livre en ligne de mire, mais des articles. Point d’analyse au long cours, point de vision globale. Point de science patiente. C’est tout le contraire ici. Ce qui se perd en efficacité directe gagne en richesse des pistes ouvertes.
Dans le livre d’Alban Mathieu, l’histoire, c’est celle de deux processus d’unification monétaire mis en regard l’un de l’autre : l’union monétaire du Canada-Uni qui, en 1840, fusionne ce qui est devenu l’Ontario et le Québec, et l’union économique et monétaire européenne, formellement engagée par la signature du Traité de Maastricht fin 1991 et réalisée entre 1999 et 2002. L’approche comparative permet à Alban Mathieu de faire ressortir des différences majeures entre les deux processus. Il identifie ainsi des impasses de la construction monétaire européenne, car c’est bien une interrogation sur la viabilité de celle-ci qui est l’objet du livre.
Dans ce livre, l’empirie n’est pas appuyée sur l’exhumation d’archives ou la construction et le traitement de bases de données. Elle prend essentiellement la forme d’un travail de seconde main sur la période de négociation européenne en amont du Traité de Maastricht et d’une analyse de données macroéconomiques sur la zone euro depuis sa création. L’un et l’autre sont importants car ils alimentent l’élaboration théorique et guident les conclusions de l’auteur.
Alban Mathieu s’appuie sur l’histoire et sur l’empirie pour alimenter son analyse théorique, qui est placée au centre de son travail. Celle-ci consiste en une approche économique de la monnaie où est pris au 10sérieux son caractère fondamentalement politique. Au-delà de ce qui pourrait n’être qu’un mot creux lancé par des économistes s’empressant ensuite de replonger dans une économie considérée comme pure, Alban Mathieu fonde cette approche théorique sur trois niveaux d’analyse.
À un premier niveau, la pierre angulaire de son approche est le concept de « régime politique de la monnaie ». Il est destiné à rendre compte de l’ensemble des manifestations du pouvoir dans les questions monétaires. Plus précisément, il est employé pour étudier trois temps d’analyse distincts des systèmes monétaires : leur construction, les politiques économiques qu’ils autorisent et les crises qu’ils subissent. La notion de régime établit l’horizon temporel dans lequel se place prioritairement l’auteur : c’est le long terme, celui des structures économiques. Ce concept positionne également l’approche d’Alban Mathieu dans une économie politique de la monnaie telle qu’on la trouve dans les théories monétaires institutionnalistes, et particulièrement dans les approches régulationnistes à la Robert Boyer, Bruno Théret ou Michel Aglietta. Il creuse la voie d’une interdisciplinarité orientée vers la science politique. Ce concept de régime politique de la monnaie est ensuite employé par l’auteur pour raisonner sur des rapports entre États où est en jeu la construction d’une union monétaire. C’est ainsi que son sujet est la nature du régime politique de la monnaie européenne, l’euro.
À un deuxième niveau, et sur la base du concept de régime politique de la monnaie, Alban Mathieu montre en quoi la construction d’une union monétaire, incluant ses règles et ses organisations, est de nature politique. Mieux, si l’analyse économique est présente dans les discours et l’intervention des experts, elle passe après les puissants moteurs politiques et elle est instrumentalisée ou se laisse instrumentaliser par eux. Avec l’exemple de la théorie des zones monétaires optimales endogènes élaborée à partir de travaux que Jeffrey A. Frankel et Andrew K. Rose publient en 1997 et 1998, Alban Mathieu montre par ailleurs que les développements de l’analyse économique peuvent être dépendants de débats mais aussi d’intentionnalités politiques. Cette théorie, en effet, a apporté une justification opportune au projet d’union monétaire européenne en établissant qu’une zone monétaire non optimale ex ante peut le devenir ex post du fait de l’intégration financière, commerciale et politique engendrée par l’union. Une telle 11approche a permis de circonvenir et de renverser les analyses économiques qui concluaient jusque-là à la non-optimalité de cette zone euro alors en gestation. Alban Mathieu montre bien cependant à quel point l’élaboration théorique d’une endogénéité du critère d’optimalité n’est en réalité pas concluante.
On peut ici noter qu’une union monétaire est une construction particulière, puisqu’elle suppose que des États, dotés au préalable de la souveraineté monétaire, renoncent à son exercice pour le partager avec d’autres, voire qu’ils disparaissent de sorte que disparaît avec eux cette souveraineté monétaire. Un tel processus ne peut effectivement qu’être de nature politique puisqu’il touche à l’existence des États ou à la façon dont leur souveraineté est exercée. Dans ce livre, il n’est pas dans l’objectif d’Alban Mathieu de descendre au niveau des États pour étudier la construction politique de leurs systèmes monétaires, qui reste donc volontairement hors champ.
À un troisième niveau de son analyse théorique, l’auteur montre que cette construction politique produit des effets profonds et durables sur les politiques économiques, qui s’en trouvent fortement orientées, si ce n’est contraintes. Cela détermine la viabilité du système monétaire ainsi construit, si l’on met de côté les capacités d’adaptation et de correction du système en cours de route.
Alban Mathieu est à ce sujet pessimiste puisqu’il affirme que l’euro est une institution insoutenable, du fait de sa construction même. Il y aurait une dépendance du sentier (path dependency) fatale pour la zone euro, ses aménagements ultérieurs ne pouvant suffire pour la sauver. C’est ce que permet une analyse économique attentive aux structures institutionnelles : au-delà des contingences du court terme, qui accaparent l’attention, montrer ce qui se joue fondamentalement au cœur d’un système monétaire. On peut cependant s’interroger sur une telle fatalité de l’échec qui serait inscrite dans les structures et les décisions fondatrices de la zone euro. C’est ainsi que l’inscription de la stabilité monétaire comme objectif indépassable de la Banque centrale européenne n’a pas empêché celle-ci d’en produire une interprétation de plus en plus souple à partir du fameux « whatever it takes » lancé par Mario Draghi le 26 juillet 2012, jusqu’à de nouveaux assouplissements décidés par la BCE durant la crise sanitaire de la covid 19 en cette terrible année 2020. Mais, bien entendu, les institutions de la zone euro ne se résument 12pas à la BCE, et l’on voit cruellement à quel point son volontarisme ne fait que masquer l’absence d’une politique européenne courageuse apte à sauvegarder la zone euro par l’établissement de mécanismes de solidarité entre ses membres.
La discussion est ouverte ; elle est ici informée par une élaboration originale et documentée.
Jérôme Blanc
Institut d’étude politiques de Lyon
Lyon, juillet 2020
- Thème CLIL : 3344 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique -- Histoire des institutions et marchés monétaires et financiers
- ISBN : 978-2-406-11060-6
- EAN : 9782406110606
- ISSN : 2261-0979
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11060-6.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 09/06/2021
- Langue : Français