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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Monnaie, pouvoir et États. Une étude de la monnaie européenne
  • Pages : 9 à 12
  • Collection : Bibliothèque de l'économiste, n° 37
  • Série : 1, n° 15
  • Thème CLIL : 3344 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique -- Histoire des institutions et marchés monétaires et financiers
  • EAN : 9782406110606
  • ISBN : 978-2-406-11060-6
  • ISSN : 2261-0979
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11060-6.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 09/06/2021
  • Langue : Français
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Préface

La thèse dAlban Mathieu, dont ce livre est tiré, appartient à une espèce en voie de raréfaction dans la discipline économique : celle dun exercice intellectuel consistant à élaborer une argumentation dont la cohérence sétire sur quelques centaines de pages, en mobilisant des registres à la fois historiques, théoriques et empiriques. Plus fréquentes sont aujourdhui les thèses qui, en lieu et place dune course de fond, ressemblent à trois sprints utilitaires faisant démonstration dune maîtrise technique. Point de livre en ligne de mire, mais des articles. Point danalyse au long cours, point de vision globale. Point de science patiente. Cest tout le contraire ici. Ce qui se perd en efficacité directe gagne en richesse des pistes ouvertes.

Dans le livre dAlban Mathieu, lhistoire, cest celle de deux processus dunification monétaire mis en regard lun de lautre : lunion monétaire du Canada-Uni qui, en 1840, fusionne ce qui est devenu lOntario et le Québec, et lunion économique et monétaire européenne, formellement engagée par la signature du Traité de Maastricht fin 1991 et réalisée entre 1999 et 2002. Lapproche comparative permet à Alban Mathieu de faire ressortir des différences majeures entre les deux processus. Il identifie ainsi des impasses de la construction monétaire européenne, car cest bien une interrogation sur la viabilité de celle-ci qui est lobjet du livre.

Dans ce livre, lempirie nest pas appuyée sur lexhumation darchives ou la construction et le traitement de bases de données. Elle prend essentiellement la forme dun travail de seconde main sur la période de négociation européenne en amont du Traité de Maastricht et dune analyse de données macroéconomiques sur la zone euro depuis sa création. Lun et lautre sont importants car ils alimentent lélaboration théorique et guident les conclusions de lauteur.

Alban Mathieu sappuie sur lhistoire et sur lempirie pour alimenter son analyse théorique, qui est placée au centre de son travail. Celle-ci consiste en une approche économique de la monnaie où est pris au 10sérieux son caractère fondamentalement politique. Au-delà de ce qui pourrait nêtre quun mot creux lancé par des économistes sempressant ensuite de replonger dans une économie considérée comme pure, Alban Mathieu fonde cette approche théorique sur trois niveaux danalyse.

À un premier niveau, la pierre angulaire de son approche est le concept de « régime politique de la monnaie ». Il est destiné à rendre compte de lensemble des manifestations du pouvoir dans les questions monétaires. Plus précisément, il est employé pour étudier trois temps danalyse distincts des systèmes monétaires : leur construction, les politiques économiques quils autorisent et les crises quils subissent. La notion de régime établit lhorizon temporel dans lequel se place prioritairement lauteur : cest le long terme, celui des structures économiques. Ce concept positionne également lapproche dAlban Mathieu dans une économie politique de la monnaie telle quon la trouve dans les théories monétaires institutionnalistes, et particulièrement dans les approches régulationnistes à la Robert Boyer, Bruno Théret ou Michel Aglietta. Il creuse la voie dune interdisciplinarité orientée vers la science politique. Ce concept de régime politique de la monnaie est ensuite employé par lauteur pour raisonner sur des rapports entre États où est en jeu la construction dune union monétaire. Cest ainsi que son sujet est la nature du régime politique de la monnaie européenne, leuro.

À un deuxième niveau, et sur la base du concept de régime politique de la monnaie, Alban Mathieu montre en quoi la construction dune union monétaire, incluant ses règles et ses organisations, est de nature politique. Mieux, si lanalyse économique est présente dans les discours et lintervention des experts, elle passe après les puissants moteurs politiques et elle est instrumentalisée ou se laisse instrumentaliser par eux. Avec lexemple de la théorie des zones monétaires optimales endogènes élaborée à partir de travaux que Jeffrey A. Frankel et Andrew K. Rose publient en 1997 et 1998, Alban Mathieu montre par ailleurs que les développements de lanalyse économique peuvent être dépendants de débats mais aussi dintentionnalités politiques. Cette théorie, en effet, a apporté une justification opportune au projet dunion monétaire européenne en établissant quune zone monétaire non optimale ex ante peut le devenir ex post du fait de lintégration financière, commerciale et politique engendrée par lunion. Une telle 11approche a permis de circonvenir et de renverser les analyses économiques qui concluaient jusque-là à la non-optimalité de cette zone euro alors en gestation. Alban Mathieu montre bien cependant à quel point lélaboration théorique dune endogénéité du critère doptimalité nest en réalité pas concluante.

On peut ici noter quune union monétaire est une construction particulière, puisquelle suppose que des États, dotés au préalable de la souveraineté monétaire, renoncent à son exercice pour le partager avec dautres, voire quils disparaissent de sorte que disparaît avec eux cette souveraineté monétaire. Un tel processus ne peut effectivement quêtre de nature politique puisquil touche à lexistence des États ou à la façon dont leur souveraineté est exercée. Dans ce livre, il nest pas dans lobjectif dAlban Mathieu de descendre au niveau des États pour étudier la construction politique de leurs systèmes monétaires, qui reste donc volontairement hors champ.

À un troisième niveau de son analyse théorique, lauteur montre que cette construction politique produit des effets profonds et durables sur les politiques économiques, qui sen trouvent fortement orientées, si ce nest contraintes. Cela détermine la viabilité du système monétaire ainsi construit, si lon met de côté les capacités dadaptation et de correction du système en cours de route.

Alban Mathieu est à ce sujet pessimiste puisquil affirme que leuro est une institution insoutenable, du fait de sa construction même. Il y aurait une dépendance du sentier (path dependency) fatale pour la zone euro, ses aménagements ultérieurs ne pouvant suffire pour la sauver. Cest ce que permet une analyse économique attentive aux structures institutionnelles : au-delà des contingences du court terme, qui accaparent lattention, montrer ce qui se joue fondamentalement au cœur dun système monétaire. On peut cependant sinterroger sur une telle fatalité de léchec qui serait inscrite dans les structures et les décisions fondatrices de la zone euro. Cest ainsi que linscription de la stabilité monétaire comme objectif indépassable de la Banque centrale européenne na pas empêché celle-ci den produire une interprétation de plus en plus souple à partir du fameux « whatever it takes » lancé par Mario Draghi le 26 juillet 2012, jusquà de nouveaux assouplissements décidés par la BCE durant la crise sanitaire de la covid 19 en cette terrible année 2020. Mais, bien entendu, les institutions de la zone euro ne se résument 12pas à la BCE, et lon voit cruellement à quel point son volontarisme ne fait que masquer labsence dune politique européenne courageuse apte à sauvegarder la zone euro par létablissement de mécanismes de solidarité entre ses membres.

La discussion est ouverte ; elle est ici informée par une élaboration originale et documentée.

Jérôme Blanc

Institut détude politiques de Lyon

Lyon, juillet 2020