Recensions
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Mode, vêtements, accessoires et représentations
2020 – 4 - Pages : 323 à 325
- Revue : La Revue des lettres modernes
- Série : Jules Barbey d'Aurevilly, n° 23
Frédérique Marro, La Croisée des genres dans l’œuvre de Barbey d’Aurevilly. Écritures romanesque, critique et épistolaire (1851-1865), Paris, Honoré Champion, 2016, 576 p.
Le substantiel ouvrage de Frédérique Marro se focalise sur l’écriture en prose de Barbey d’Aurevilly dans l’ensemble (ou presque) de ses ramifications, comme l’indique le titre : fiction romanesque (englobant les fictions brèves), lettres, articles critiques, dans une période jugée représentative dans la mesure où « cette quinzaine d’années est [à la fois …] celle de la plus longue collaboration de Barbey dans la presse » (12), « du rapprochement, jusqu’à la rupture de 1858, de Barbey et de son ami Trebutien » (13) et celle où se déploie l’art romanesque de l’écrivain à partir de l’écriture fondatrice de Une vieille maîtresse. L’objectif est de mettre au jour les caractéristiques d’un style qui naîtrait précisément des interactions de ces différents genres ou mieux, de l’hybridation de formes aux frontières plus poreuses qu’on ne l’imaginerait.
La réflexion s’élabore en trois temps. Dans la première partie, « Une œuvre polymorphe : fonctions et définitions génériques », il s’agit de comprendre où et comment se « croisent » ces écritures moins concurrentes que parallèles en cernant leurs points et modes de convergence ; la deuxième, « Des effets de contamination », interroge les différentes modalités de ces hybridations ; la troisième enfin, « La quête de “l’éloquence du cœur” », élabore une poétique de la prose aurevillienne. Autant dire que l’empan de l’étude est large et embrasse des textes aussi divers que complexes, bien qu’harmonisés par une unité de pensée. L’auteure puise en outre quand besoin est en amont comme en aval de l’écriture, puisque, par exemple, de belles pages sont consacrées à « La Vengeance d’une femme », plus tardive. Pour autant, on peut s’interroger sur ce bornage qui, s’il permet à juste titre de resserrer l’analyse sur un corpus épistolaire et critique fort cohérent et représentatif, est plus discutable pour le domaine de la fiction : il est en effet délicat de tenir à l’écart les toutes dernières productions de Barbey en la matière, notamment Une histoire sans nom, que l’écrivain lui-même présente comme « la chose la 324plus profonde [qu’il ait] jamais écrite, la plus cohérente, la plus une » (Corr 9, 33) et d’évincer par là-même la dernière postulation de l’écriture du romancier-épistolier-polémiste : la poésie, qui certes existe de façon plus marginale en tant que telle, mais de manière essentielle lorsqu’elle vient à irriguer la prose. Et, s’il est clair que le livre a pour but d’analyser les principes de l’écriture en prose, tournée vers l’action, il semble plus hasardeux d’induire par cette mise à l’écart une étanchéité artificielle des genres, tout en mettant au jour les fondements d’une poétique de la coalescence.
À cette remarque près, l’ouvrage est remarquable et son apport essentiel. Grâce d’abord à sa mise en contexte, dans ce premier volet qui a choisi de poser et de hiérarchiser les genres pour mieux en déconstruire l’architecture apparente au profit d’une approche genrée plus transversale. Le partage entre écriture virile et écriture féminine, très présent dans le discours critique, valorise notamment ce dernier, le polémiste étant défini par un « imaginaire guerrier » (66), comme l’est aussi le roman, pour peu qu’il ne soit pas entaché de bas-bleuisme. Ce genre parfois dévalorisé tire ainsi ses lettres de noblesse de l’énergie virile qu’il distille (« Barbey redonne vie à la virtu d’une époque révolue et en fait la marque d’un bon roman », 109) et de son mépris pour toute forme de bégueulisme : « Le roman mâle ne recule pas devant la peinture d’un monde en Chute. » (113) Le plus frappant toutefois est la façon dont des genres distincts se contaminent mutuellement (deuxième partie) et, s’agissant du roman, s’ouvrent à « des modèles génériques éclectiques », phénomène que salue d’ailleurs plus largement Barbey dans sa critique. Et, si finalement la correspondance semble l’emporter sur les autres genres, c’est parce qu’elle bat en brèche les critères prétendus la définir. Barbey en fait, sinon une « chose sans nom », du moins une chose autre, un « CECI » (179) qui peut se résorber en un simple « billet », forme quintessenciée de l’écriture, bafouant les règles, aiguisant l’esprit, comme le montrent de fort belles pages (178-191). La dynamique transgénérique ainsi identifiée se manifeste justement par un phénomène d’invasion de la lettre, qui s’invite dans le roman ou contamine la critique. L’étude de ces modes de propagation est riche et subtile : analogique (poétique du « ricochet », « esthétique de la dérive » communicationnelle, identité des images définitoires, ton comique ou facétieux pour le roman), migratoire (pour la critique, qui héberge et reconfigure telle « lettre-manifeste ») 325ou inclusive, quand la scénographie de la lettre structure l’article critique, voire devient sa « matrice culturelle » (286) ou encore lorsqu’elle s’incruste dans le tissu romanesque (311-336). Ce dernier développement en particulier comporte mainte analyse structurelle et stylistique très convaincante. Dans cette deuxième partie, les formules choisies sont particulièrement justes et séduisantes, souvent citationnelles et greffant de façon toujours heureuse les formules aurevilliennes à l’analyse : la critique est ainsi « désheurée » (235), les digressions deviennent des « “giroflées” génériques » (261) et la prose est celle d’un « joaillier » (311).
Dans la troisième partie, sont explorés les mécanismes scripturaux du rapport à la transcendance dans toute leur complexité et leurs ressorts paradoxaux. L’importance accordée au corps et aux pathologies s’oriente à rebours du réalisme attendu car la maladie s’explique par la Chute et « les symptômes ne font pas “signes”. Ils ne font qu’approcher une réalité pleine “d’épouvantements” » (361) et Barbey renverse « l’approche nosologique en révélation céleste » (373). On trouve de beaux développements sur la valeur accordée à la « figure », incarnation signifiante proche de la vision ou de l’icône, dans un mouvement de resymbolisation de l’Histoire. La dimension picturale de l’écriture enfin, reprend à nouveaux frais certains topoï aurevilliens pour en approfondir le sens de façon très suggestive : il en va ainsi du rapport de la transparence et de la couleur dans « l’écriture du vitrail » (420). Peintre verrier, donc, et plus largement coloriste – aux aguets des manifestations sensibles du Péché – l’écrivain se fait concurremment « barbare » pour « revivifier un siècle endormi » et « épouvanter le lecteur vautré dans la Faute » (425). La notion d’écriture « bonhomme », quant à elle, offre des lectures joliment nuancées sur les vertus du rire et sa tendresse généreuse (notamment dans Le Chevalier des Touches).
Malgré l’absence, déjà soulignée, d’une réflexion sur le lien entre prose, poésie et transcendance, on ne peut que se réjouir de la richesse, de la justesse et de la profondeur de ce beau livre.
Pascale Auraix-Jonchière
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-10485-8
- EAN : 9782406104858
- ISSN : 0035-2136
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10485-8.p.0323
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 22/04/2020
- Périodicité : Mensuelle
- Langue : Français