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Classiques Garnier

Recensions

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Mode, vêtements, accessoires et représentations
    2020 – 4
  • Pages : 323 à 325
  • Revue : La Revue des lettres modernes
  • Série : Jules Barbey d'Aurevilly, n° 23
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406104858
  • ISBN : 978-2-406-10485-8
  • ISSN : 0035-2136
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10485-8.p.0323
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 22/04/2020
  • Périodicité : Mensuelle
  • Langue : Français
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Frédérique Marro, La Croisée des genres dans lœuvre de Barbey dAurevilly. Écritures romanesque, critique et épistolaire (1851-1865), Paris, Honoré Champion, 2016, 576 p.

Le substantiel ouvrage de Frédérique Marro se focalise sur lécriture en prose de Barbey dAurevilly dans lensemble (ou presque) de ses ramifications, comme lindique le titre : fiction romanesque (englobant les fictions brèves), lettres, articles critiques, dans une période jugée représentative dans la mesure où « cette quinzaine dannées est [à la fois …] celle de la plus longue collaboration de Barbey dans la presse » (12), « du rapprochement, jusquà la rupture de 1858, de Barbey et de son ami Trebutien » (13) et celle où se déploie lart romanesque de lécrivain à partir de lécriture fondatrice de Une vieille maîtresse. Lobjectif est de mettre au jour les caractéristiques dun style qui naîtrait précisément des interactions de ces différents genres ou mieux, de lhybridation de formes aux frontières plus poreuses quon ne limaginerait.

La réflexion sélabore en trois temps. Dans la première partie, « Une œuvre polymorphe : fonctions et définitions génériques », il sagit de comprendre où et comment se « croisent » ces écritures moins concurrentes que parallèles en cernant leurs points et modes de convergence ; la deuxième, « Des effets de contamination », interroge les différentes modalités de ces hybridations ; la troisième enfin, « La quête de “léloquence du cœur” », élabore une poétique de la prose aurevillienne. Autant dire que lempan de létude est large et embrasse des textes aussi divers que complexes, bien quharmonisés par une unité de pensée. Lauteure puise en outre quand besoin est en amont comme en aval de lécriture, puisque, par exemple, de belles pages sont consacrées à « La Vengeance dune femme », plus tardive. Pour autant, on peut sinterroger sur ce bornage qui, sil permet à juste titre de resserrer lanalyse sur un corpus épistolaire et critique fort cohérent et représentatif, est plus discutable pour le domaine de la fiction : il est en effet délicat de tenir à lécart les toutes dernières productions de Barbey en la matière, notamment Une histoire sans nom, que lécrivain lui-même présente comme « la chose la 324plus profonde [quil ait] jamais écrite, la plus cohérente, la plus une » (Corr 9, 33) et dévincer par là-même la dernière postulation de lécriture du romancier-épistolier-polémiste : la poésie, qui certes existe de façon plus marginale en tant que telle, mais de manière essentielle lorsquelle vient à irriguer la prose. Et, sil est clair que le livre a pour but danalyser les principes de lécriture en prose, tournée vers laction, il semble plus hasardeux dinduire par cette mise à lécart une étanchéité artificielle des genres, tout en mettant au jour les fondements dune poétique de la coalescence.

À cette remarque près, louvrage est remarquable et son apport essentiel. Grâce dabord à sa mise en contexte, dans ce premier volet qui a choisi de poser et de hiérarchiser les genres pour mieux en déconstruire larchitecture apparente au profit dune approche genrée plus transversale. Le partage entre écriture virile et écriture féminine, très présent dans le discours critique, valorise notamment ce dernier, le polémiste étant défini par un « imaginaire guerrier » (66), comme lest aussi le roman, pour peu quil ne soit pas entaché de bas-bleuisme. Ce genre parfois dévalorisé tire ainsi ses lettres de noblesse de lénergie virile quil distille (« Barbey redonne vie à la virtu dune époque révolue et en fait la marque dun bon roman », 109) et de son mépris pour toute forme de bégueulisme : « Le roman mâle ne recule pas devant la peinture dun monde en Chute. » (113) Le plus frappant toutefois est la façon dont des genres distincts se contaminent mutuellement (deuxième partie) et, sagissant du roman, souvrent à « des modèles génériques éclectiques », phénomène que salue dailleurs plus largement Barbey dans sa critique. Et, si finalement la correspondance semble lemporter sur les autres genres, cest parce quelle bat en brèche les critères prétendus la définir. Barbey en fait, sinon une « chose sans nom », du moins une chose autre, un « CECI » (179) qui peut se résorber en un simple « billet », forme quintessenciée de lécriture, bafouant les règles, aiguisant lesprit, comme le montrent de fort belles pages (178-191). La dynamique transgénérique ainsi identifiée se manifeste justement par un phénomène dinvasion de la lettre, qui sinvite dans le roman ou contamine la critique. Létude de ces modes de propagation est riche et subtile : analogique (poétique du « ricochet », « esthétique de la dérive » communicationnelle, identité des images définitoires, ton comique ou facétieux pour le roman), migratoire (pour la critique, qui héberge et reconfigure telle « lettre-manifeste ») 325ou inclusive, quand la scénographie de la lettre structure larticle critique, voire devient sa « matrice culturelle » (286) ou encore lorsquelle sincruste dans le tissu romanesque (311-336). Ce dernier développement en particulier comporte mainte analyse structurelle et stylistique très convaincante. Dans cette deuxième partie, les formules choisies sont particulièrement justes et séduisantes, souvent citationnelles et greffant de façon toujours heureuse les formules aurevilliennes à lanalyse : la critique est ainsi « désheurée » (235), les digressions deviennent des « “giroflées” génériques » (261) et la prose est celle dun « joaillier » (311).

Dans la troisième partie, sont explorés les mécanismes scripturaux du rapport à la transcendance dans toute leur complexité et leurs ressorts paradoxaux. Limportance accordée au corps et aux pathologies soriente à rebours du réalisme attendu car la maladie sexplique par la Chute et « les symptômes ne font pas “signes”. Ils ne font quapprocher une réalité pleine “dépouvantements” » (361) et Barbey renverse « lapproche nosologique en révélation céleste » (373). On trouve de beaux développements sur la valeur accordée à la « figure », incarnation signifiante proche de la vision ou de licône, dans un mouvement de resymbolisation de lHistoire. La dimension picturale de lécriture enfin, reprend à nouveaux frais certains topoï aurevilliens pour en approfondir le sens de façon très suggestive : il en va ainsi du rapport de la transparence et de la couleur dans « lécriture du vitrail » (420). Peintre verrier, donc, et plus largement coloriste – aux aguets des manifestations sensibles du Péché – lécrivain se fait concurremment « barbare » pour « revivifier un siècle endormi » et « épouvanter le lecteur vautré dans la Faute » (425). La notion décriture « bonhomme », quant à elle, offre des lectures joliment nuancées sur les vertus du rire et sa tendresse généreuse (notamment dans Le Chevalier des Touches).

Malgré labsence, déjà soulignée, dune réflexion sur le lien entre prose, poésie et transcendance, on ne peut que se réjouir de la richesse, de la justesse et de la profondeur de ce beau livre.

Pascale Auraix-Jonchière