Éléments de synthèse Destinations du texte
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Métamorphose des Métamorphoses. La réécriture de la version Z de l’Ovide moralisé
- Pages : 149 à 160
- Collection : Recherches littéraires médiévales, n° 32
- Série : Ovidiana, n° 1
Éléments de synthèse
Destinations du texte
L’Ovide moralisé originel, comme le conçoit notamment J.-Y. Tilliette, est radical, novateur dans le caractère absolument systématique de sa démarche d’« accorder » les fables à la vérité chrétienne. On retrouve bien dans des commentaires aux Métamorphoses, comme le commentaire Vulgate, quelques tentatives ténues et sporadiques de réaliser cet accord, mais sans aucune systématicité. L’Ovide moralisé est donc un monument à part, qui s’inscrit dans une perspective probablement jugée novatrice en son temps ; en témoignent les réticences du remanieur et des prosateurs contre la posture que prend l’auteur. Tel n’est pas le cas de la version Z, notamment parce qu’elle est l’écho des querelles littéraires de son époque. En cela, elle s’adresse plus directement à un lecteur, dans un rapport de connivence, que l’Ovide moralisé original. Elle nous semble attester du lien entre l’auteur et son lectorat, tel que le définit P. Zumthor :
Le texte révèle quelque chose de l’attente de son destinataire. La confection de la chanson ou du roman, non moins que celle de la statue ou de l’église, est déterminée non seulement par des habitudes d’atelier, mais aussi par les schèmes mentaux à l’aide desquels elle sera pensée autant que conduite1.
Le vouloir-chanter, le vouloir-dire procède d’un accord profond et d’une unité d’intention avec le vouloir-entendre du groupe humain. Solidaires de la collectivité qui les fait vivre, de sa culture et de son histoire, l’auteur et le diseur de l’œuvre participent intensément à l’idéologie commune, partagent les goûts de ceux auxquels ils s’adressent2.
Le milieu social et culturel auquel appartiennent les commanditaires de Z1, Z2, Z3 ou Z4 a donc pu déterminer de nombreux changements dans l’ouvrage. Malheureusement, nous ne disposons d’aucune information à ce sujet. Nous savons seulement quels ont pu être les premiers possesseurs3 des témoins Z2, Z3 et Z4. Or, les possesseurs n’ont aucune 150influence directe sur le contenu du texte et les variantes adoptées. Même s’ils font le choix d’acheter telle ou telle version, leur accord avec le contenu est moins fort que l’influence des premiers commanditaires.
Les témoins du sous-groupe Z34ont circulé à la cour. Le manuscrit Z3 a appartenu à Jacques d’Armagnac : né en 1433, il faisait partie de l’entourage de Charles VII puis de Louis XI et devint duc de Nemours en 14624. Pourtant, il n’a pas été le commanditaire de la copie. Il est l’arrière-petit-fils de Jean de Berry, qui possède quatre témoins de l’Ovide moralisé (B sans interprétations spirituelles ; le Paris, BnF, fr. 373, G1 ; le New York, Pierpont Morgan Library, M. 443, D4 ; le Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Reg. Lat. 1480, E2), d’après ses inventaires5. Jacques d’Armagnac disposait d’une bibliothèque très fournie de cent-dix-neuf livres ou volumes. Parmi les textes français figurent des ouvrages de tous genres : religion, histoire, politique, philosophie, romans, poésie, chroniques… S. Amato Blackman note toutefois que l’histoire est la mieux représentée devant la littérature, la théologie et la philosophie6. Cet aspect pourrait corroborer le fait que Jacques d’Armagnac possédait un exemplaire presque uniquement centré sur l’histoire (Z3) et un autre (B) centré aussi sur la fable et ses interprétations historiques et morales.
Deux noms apparaissent sur le témoin Z4, ceux de « Marie d’Albret » et d’« Izabeau d’Albret ». Selon les deux historiennes de l’art V. Rouchon Mouilleron et M. Besseyre, l’écriture de ces deux noms, à la fin de la copie, date du xvie siècle. La première signature pourrait ainsi renvoyer à Marie d’Albret (1491-1549), qui appartient à la branche cadette de Jean d’Albret, comte de Dreux et de Réthel. La deuxième signature désignerait Isabeau d’Albret (1512-1560), sœur d’Henri II de Navarre et de Charles d’Albret7, et nièce de Marie d’Albret. Marie est aussi la sœur de Louise d’Albret, l’épouse de Charles de Croÿ (lui-même possesseur8 du manuscrit Paris, BnF, fr. 24305, D5, et peut-être du Bruxelles, KBR, 9639, D1). La bibliothèque élargie de la famille contient donc des exemplaires moralisés ou non. C’est aussi le cas pour Z3, étant donné que Jacques d’Armagnac est apparenté à Jean de Berry qui possède les témoins B (sans allégories spirituelles), G1, D4et peut-être E2.
151La copie Z2 appartenait à Louis du Périer, receveur du roi en Albigeois, visiteur des gabelles de Provence après 1486. Le manuscrit étant daté de 1456, Louis du Périer n’en est probablement pas le commanditaire, ou alors il s’agirait d’une commande de jeunesse9. Cet homme était un bibliophile10 qui possédait cinq autres manuscrits. Il disposait d’une Histoire ancienne, écrite à Saint-Jean-d’Acre au xiiie siècle, acquise vers 1480 et aujourd’hui conservée à la Bibliothèque royale de Belgique11. Selon J.-B. Krumenacker, « il semble qu’un ex-libris de Louis du Périer ait été effacé12 d’un manuscrit des œuvres de Virgile13. [Ce codex]est orné de trois grandes peintures illustrant le début des Bucoliques, des Géorgiques, et de l’Énéide. C’est une œuvre tardive du “maître du Roman de la Rose” qui achève sa carrière vers 1470, ce qui pourrait faire de Louis du Périer le commanditaire de ce manuscrit14 ». Contrairement aux autres manuscrits de Louis du Périer, le texte est ici en latin. Le nom de Louis du Périer apparaît sur un témoin du Roman de Jules César15, sur lequel figure la date du 21 mai 146716. Cependant, notre amateur de livres n’en est pas le commanditaire. En revanche, L. Delisle affirme que Louis du Perier fit faire une copie du Dicta et facta memorabilia de Valère Maxime accompagnée de sa traduction française (Dits et faits mémorables) par Simon de Hesdin et Nicolas de Gonesse, copie qui se trouve actuellement à Chantilly17 (Musée Condé, ms. 833-834). Enfin, il a probablement commandité son exemplaire de la Chronique de la Bouquechardière (Genève, BPU, ms fr. 70, Petau 25, de la fin du xve siècle). Cet ouvrage représente une compilation de récits mythologiques, bibliques et légendaires ramenés à moralité18, ce qui rappelle la composition de l’Ovide moralisé original.
152Louis du Périer a donc un goût prononcé pour les textes historiques, didactiques et pour la matière antique. Il diffère en cela des lecteurs de la version Z34, dans la mesure où ces lecteurs disposaient dans leur bibliothèque de tous types de contenus qui ne traitent pas exclusivement de l’histoire et de la mythologie allégorisée. Le témoin Z2 est également largement corrigé, par une main médiévale qui n’est pas celle du copiste. Nous ne savons pas s’il s’agit de son commanditaire ou de Louis du Périer. Ces corrections attestent d’une lecture très suivie et donc d’un intérêt vif pour le contenu du texte. La main qui modifie le texte est celle d’un lecteur assidu, soucieux de la justesse de ce qu’il lit. Il préfère, par exemple, désigner la Toison d’Or par le syntagme « la toison » plutôt que par « une toison », attestant de la notoriété de ce pelage fabuleux (VII, v. 174). Il semble également connaître les Métamorphoses, puisqu’il est capable d’ajouter dans la marge un détail onomastique tel que « Panthasos aussi itel forme » (XI, v. 2456), qui correspond au vers 642 du livre XI des Métamorphoses à propos du dieu des rêves. Dans le même livre, il corrige, probablement selon les vers en amont, le véritable nom du personnage mentionné, qui n’est pas « Phebus » qu’il biffe, mais « Pelleus » qu’il annote dans la marge (XI, v. 1752). Enfin, il sait rétablir le nombre de grains qu’a mangé Proserpine aux enfers (V, v. 1264), tel qu’il apparaît chez Ovide et dans la version commune de l’Ovide moralisé. Si l’on suppose que Louis du Périer a apporté ces modifications, les éléments observés vont tout à fait dans le sens du rapport de ce bibliophile aux textes qu’il possède. Le manuscrit de la Bouquechardière que Louis du Périer a commandité est, selon les éditeurs du texte19, le manuscrit le plus interventionniste. Son copiste opère des reformulations syntaxiques et lexicales ; il explicite volontiers le texte plutôt qu’il n’en supprime les lourdeurs ; il rectifie parfois, non sans erreur, le nom d’un personnage. Ces légères modifications vont dans le même sens que celles du lecteur de Z2. Ce copiste est aussi le seul à réécrire certains passages, comme la moralisation du mythe d’Œdipe, pour en infléchir l’interprétation. Cette démarche est en conformité avec la prédilection de Louis du Périer pour la réécriture Z plutôt que son texte 153original. On sait aussi que Louis du Périer a commandé20 une version bilingue français-latin de Valère Maxime, fait assez rare. Cela signifie qu’il ne maîtrise pas le latin aussi bien que le français, mais souhaite tout de même avoir accès à la version originale du texte21. Si jamais le correcteur de Z2 était bien Louis du Périer, nous pourrions alors associer ses corrections avec les interventions du copiste de la Bouquechardière et l’intérêt pour le texte original de Valère Maxime. Nous pourrions déceler en ce lecteur, ou du moins un lecteur similaire, un certain mode de lecture de l’Ovide moralisé. La réintroduction des allégories correspondrait donc à un désir d’achèvement et d’explicitation, et serait destinée à un public plus savant ou tendant à l’être22, à un lectorat avide de savoirs à la fois historiques et spirituels. Le même besoin semble s’exprimer dans la version de Colard Mansion parue à Bruges en 1484. Le libraire et traducteur Colard Mansion y reprend la seconde mise en prose de l’Ovide moralisé qu’il complète selon les interprétations spirituelles de l’Ovidius moralizatus. S. Cerrito s’interroge sur la raison de ces ajouts à partir d’un texte de l’Ovide moralisé qui ne dévoile que les sens concret et moral du texte23. Peut-être que Colard Mansion ou celui à qui il adresse le texte cherchait une lecture « actualisée » du texte plutôt que celle du début du xive siècle mais pourtant complète comme l’originale. C’est en tout cas l’hypothèse que nous avons déjà formulée ailleurs24 concernant les témoins Z21.
En ce qui concerne Z1, nous ne disposons d’aucune information sur son commanditaire ou son possesseur. L’analyse de l’enluminure initiale a permis à S. J. Murray d’émettre quelques hypothèses25. Pour elle, 154cette copie était lue à la cour et dans les milieux universitaires. Cette illustration semble « rattacher le projet de l’Ovide moralisé à la disputatio alors en vogue dans les milieux universitaires » par le fait qu’un maître y est représenté commentant un texte à ses élèves26. « L’enlumineur nous rappelle ainsi que l’Ovide moralisé s’inscrit dans une longue tradition érudite de commentaire et d’interprétation des auteurs antiques dans les écoles des xiie et xiiie siècles […]. L’Ovide moralisé n’a donc pas connu le succès uniquement à la cour, le poème a aussi circulé dans les milieux savants27 ». Nous ne sommes pas convaincue par cette approche, dans la mesure où aucune autre donnée ne nous permet de la corroborer.
Les témoins sans allégories spirituelles circulent donc en milieu curial, en milieu laïque. En témoigne aussi le manuscrit B, qui fait partie de la bibliothèque du duc de Berry, ou encore la seconde version en prose que possède Louis de Bruges. En outre, leurs acquéreurs peuvent aussi bien posséder des témoins moralisés. Ainsi, plus qu’une réponse aux attentes d’une catégorie sociale, il faudrait concevoir les aménagements opérés dans le remaniement Z en fonction des usages du lecteur. Il n’est pas exclu qu’une même bibliothèque ait pu contenir des ouvrages commandés ou lus par des lecteurs divers qui choisissaient de parcourir des versions différentes de l’Ovide moralisé, certains cherchant une valeur morale et spirituelle, d’autres souhaitant une lecture plus rapide, plus accessible et concrète, d’autres encore, qui connaissaient déjà la mythologie, s’adonnant à une lecture exhaustive, d’autres enfin, peut-être moins experts en ce domaine, visant à atteindre le « profit » par le biais du « soulas ». Si tel est le cas, le public de Z21 n’aurait pas alors les mêmes attentes ou les mêmes pratiques que celui de Z34, puisque les allégories y ont été réintroduites28. Par leur mise en page, les copies Z21 semblent avoir été commandées par un lecteur moins aisé, ou du moins qui se soucie moins de la beauté extérieure du témoin. Ces deux derniers représentants sont copiés sur papier, ce qui est la marque de leur date tardive d’élaboration, mais peut-être aussi de leur modestie. Un seul feuillet dans Z1 est en parchemin, celui qui accueille l’image frontispice. Aucune enluminure n’apparaît dans Z2. Des initiales filigranées sont réalisées dans Z3 et Z4alors que nous ne trouvons que des lettres à l’encre rouge dans Z21. Il nous semble donc que ces manuscrits n’ont pas le même usage. Les témoins Z3 et Z4, même s’ils ne sont pas 155non plus extrêmement riches, ont pu revêtir une fonction ornementale que ne présentaient pas les deux autres. Néanmoins, tous les témoins Z ont probablement été appréciés surtout dans les milieux laïques. Qu’il s’agisse de l’Ovide moralisé, à travers sa seconde mise en prose, ou d’autres ouvrages moralisés comme la Bouquechardière de Jean de Courcy, qui marquent tous deux un vif intérêt pour l’histoire et le sens moral du texte, le texte se destine à des laïques. Ce sont notamment les conclusions de D. Burghgraeve à l’égard de la Bouquechardière29. S. Cerrito, reprenant M.-R. Jung, constate aussi que la prose brugeoise, qui ne conserve que les interprétations concrètes et tropologiques, a été composée dans un esprit laïc30. Les marques de possession des manuscrits Z ne vont pas à l’encontre de cette hypothèse.
Ainsi, l’influence d’un certain lectorat sur la nature de l’ouvrage nous semble primordiale, même si nous ne parvenons pas précisément à définir à quelles personnes étaient destinés nos manuscrits. Dans un essai sur le poème allégorique, M.-R. Jung envisage le rapport à l’allégorie, qu’on la rejette ou qu’on la plébiscite, à travers le prisme du goût pour cette matière : « C’est une question de goût, de tempérament et d’éducation, une question de milieu. Un philosophe comme Bernard Silvestre cherche et trouve des allégories dans l’Énéide, tandis qu’un romancier comme l’auteur d’Eneas s’intéresse à la peinture de l’homme31 ». C’est aussi de cette façon que M.-R. Jung considère les raisons de la suppression des allégories dans la seconde mise en prose de l’Ovide moralisé : « L’élimination des allégories semble due au commanditaire, qu’on doit identifier avec un des possesseurs des manuscrits, Louis de Bruges, son beau-frère, et le roi Édouard IV32 ». De son côté, la réintroduction des allégories conviendrait à un public peut-être formé d’érudits ou du moins de personnes cherchant à l’être. À l’inverse, l’absence d’interprétations religieuses correspond probablement à un public de cour, qui veut s’instruire, mais de façon peut-être moins approfondie et moins spirituelle, moins religieuse. On peut penser que les lecteurs de la version sans allégories ressemblent à ceux du Roman de la Rose de Jean de Meun, dans la description qu’en fait J.-C. Payen :
156Ce poète est avant tout un professeur, qui enseigne tout un savoir. On ne retiendra pas tout de suite son message philosophique, mais on écoute et on lit son poème comme une encyclopédie. On y apprend l’histoire antique ou récente ; on s’y informe sur la physique ; et, surtout on y découvre mainte anecdote mythologique, au point que Le Roman de la Rose est utilisé comme un dictionnaire de la fable33.
Les lecteurs de Z34 semblent eux aussi lire l’Ovide moralisé comme « un dictionnaire de la fable », en privilégiant les savoirs terrestres. L’attention portée au réel et à l’individu explique probablement l’attrait pour les expositions historiques plutôt que spirituelles, attrait qui rejoint l’attention pour l’histoire caractéristique des xive et xve siècles. M. Zink fait état, par exemple, dans la littérature de cette époque d’« une synthèse de la fiction et de l’histoire en une même activité littéraire34 », vers laquelle tend notre remaniement. Le constat que dresse M. Zink correspond tout à fait aux changements perçus dans Z :
Le souci premier désormais est donc de raconter l’Histoire, et plus encore des anecdotes et des épisodes empruntés à l’Histoire, des faits vrais se prêtant à moralité, comme le faisaient depuis longtemps, mais dans un esprit spécifiquement religieux, des ouvrages comme les Gesta Romanorum35.
L’opposition implicite entre un « esprit spécifiquement religieux » et un esprit qu’on pourrait qualifier de plus « temporel » résume très bien la différence fondamentale entre l’Ovide moralisé et son adaptation, entre les attentes de lectorats divers au cœur des xive et xve siècles.
M. Zink note aussi que les formes allégoriques s’estompent à la fin du Moyen Âge36. Cela pourrait expliquer pourquoi des manuscrits tardifs tels que B, Z3 et Z4 ne présentent pas la très grande majorité des allégories qui faisaient l’essence de l’Ovide moralisé. La seconde mise en prose du texte,vers 1470-1480, ne dispose pas non plus des allégories spirituelles37. Pourtant, il ne faut pas oublier les versions de Z21 et l’édition imprimée de Colard Mansion en 1484 dans laquelle toutes les allégories sont réintroduites. Au sein d’une même époque, deux lectures du mythe ovidien coexistent donc. La famille Z à elle seule en rend compte.
157Il y aurait donc autant de versions que de types de lecteurs. Les deux traditions de l’Ovide moralisé (avec ou sans allégories) s’adressent probablement à deux lectorats différents, qui ne vont pas aussi loin dans leur lecture. Certains s’en tiennent effectivement à un niveau concret et d’autres souhaitent explorer tous les niveaux de savoir.
Pourtant, de multiples spécificités communes unissent les copies Z21 et Z34 et font le pont entre ces deux types de lecture : l’importance accordée à la narration, à l’amour, à la défense des femmes et à l’interprétation historique, l’intérêt pour la rationalisation. On retrouve aussi un intérêt pour l’histoire dans la seconde mise en prose de l’Ovide moralisé devenue un « livre d’histoire38 ». L’attrait pour l’histoire, qu’il s’accompagne de celui pour les allégories ou non, permet de confirmer un goût commun pour le passé très caractéristique de la littérature, et notamment des remaniements en prose, de la même époque. On pourrait donc situer nos quatre témoins, par leur date et par le goût pour l’histoire qu’on y décèle, dans l’esprit que relève É. Besch. Il étudie certes des mises en prose, tardives, et son ouvrage est lui-même ancien quoique faisant toujours référence, mais son propos nous semble éclairant pour cerner un contexte historique global assez proche du nôtre : « Dans cette préoccupation de se réclamer de récits véridiques et même de leur faire des emprunts, il est permis de voir un trait de l’esprit bourgeois du siècle ou d’affirmer que “l’esprit nouveau, épris de positif et de réel” a tenu son rôle en matière de refontes littéraires39 ». D’autre part, la tendance narrative, notable dans les passages communs à Y et Z, se poursuit et s’élargit dans Z. Elle est commune aux mises en prose de la fin du Moyen Âge. Cette évolution, partagée par tous les témoins Z, répond donc aux goûts de l’époque en matière de réécriture. D’autres rapprochements avec les mises en prose, comme la tendance du rédacteur de Z à ajouter des détails pour clarifier le propos, à expliciter certaines données, signale que son lecteur a le même besoin d’explicitation que les contemporains ou futurs lecteurs des mises en prose qui fleurissent au xve siècle40. Plus précisément, G. Doutrepont signale que « la noblesse prend goût aux refontes, et même elle les demande41 », ce qui pourrait partiellement 158expliquer une commande comme celle de Z34 et encore plus celle de Z21 qui disposent d’un texte de base remanié, à partir duquel les allégories ont été ajoutées, plutôt que d’un témoin plus proche de l’Ovide moralisé initial. Les témoins Z partagent donc le goût commun de leur temps pour la reprise et l’adaptation d’ouvrages antérieurs.
Les sous-groupes Z21 et Z34 sont en outre unis par une même tension entre le « profit » et le « soulas ». Ils présentent effectivement le même prologue, dans lequel apparaissent les deux mots, et les mêmes additions plaisantes. Tous les efforts de dramatisation de la narration dont nous avons rendu compte renforcent le plaisir du texte. Mais, dans le deuxième volet du texte, celui de l’interprétation, le profit est lui aussi parfois augmenté. Tel est le cas lorsque le nouveau concepteur tient à ajouter quelques données à valeur scientifique dans l’exposition. Certaines de ces adjonctions sont à la croisée de l’utile et de l’agréable, notamment lorsqu’elles constituent de petits fabliaux. Il s’agit par exemple de l’exposition historique du mythe d’Actéon, dont le personnage principal devient un jeune homme qui surprend une dame s’adonnant aux joies de l’amour avec son amant. Le thème est grivois, proche de celui d’un fabliau. Cette narration plaisante cache un sens moral profitable : il faut se méfier des femmes puissantes. La lecture évhémériste de la fable de Pasiphaé a la même teneur : Pasiphaé, du haut de sa tour, tombe amoureuse d’un beau garçon qui préfère se rendre au bordel ; elle se déguise alors en courtisane pour concrétiser son désir sexuel. L’interprétation est légère, invitant à rire ou à sourire. L’exposition, le temps du « profit », est également celui du « soulas ». À la différence des autres scribes, notre réviseur développe donc, conjointement à la suppression des allégories spirituelles, la notion de « soulas42 ». Cela laisserait-il entendre que les allégories ne sont pas synonymes de plaisir ? L’adaptateur affirme effectivement que : « Aus rudes mesmes, qui le sens / N’entendent pas, sont il [les récits d’Ovide]plaisant » (XV, v. 1209-1210). En faisant rimer le « sens », même incompris, avec l’adjectif « plaisant », il remet le placere que procure la fable au niveau du plaisir lié à l’élucidation d’un sens caché. 159Dans le prologue, le « soulas » accompagne aussi le « profit », et les deux sont intimement liés. Même si l’évocation de ces deux composantes n’a rien d’original et rejoint la tradition des premiers romans qui remonte à l’Antiquité, elle suggère peut-être une pratique un peu différente. Les interprétations chrétiennes forment un réseau de signifiance d’une grande qualité littéraire, comme l’ont bien montré M.-R. Jung et J.-Y. Tilliette. Certains la goûtent alors que d’autres préfèrent le seul plaisir du récit et de son sens littéral. Les versions dépourvues de spiritualité peuvent correspondre à une lecture plus facile répondant plus au « bon goût littéraire » qu’aux réflexions théologiques. Au sein d’une même société, les copies avec allégories s’adressent probablement à des lecteurs plus érudits ou cherchant à l’être, alors que les témoins sans allégories sont destinés à un auditoire plus familier de la littérature vernaculaire que religieuse.
Enfin, un autre élément unit toute la famille Z : la résonance du texte avec les débats littéraires de son époque ainsi que la position du remanieur sur l’amour et la femme marquent une nouvelle perception des Métamorphoses43. Le groupe Z porte les traces d’une contestation de la misogynie de la partie du Roman de la Rose attribuée à Jean de Meun. Cette dimension laisse penser que le remanieur ou le commanditaire du remaniement faisait partie du vivier dans lequel éclata la querelle autour du Roman de la Rose. Ce n’est peut-être pas un hasard si le témoin Z3 a circulé dans la famille d’Armagnac dans laquelle on trouve des tenants des deux partis de la querelle du Roman de la Rose. La famille d’Albret est encore plus intéressante à ce sujet. Selon un article de P. Courroux, qui envisage la bibliothèque que devait avoir Charles Ier d’Albret (1368-1415), les inventaires de la fin du xve siècle mentionnent « un livre d’Ovide ». Selon cet historien, ce témoin a tout à fait pu faire partie de la bibliothèque de Charles Ier d’Albret44. P. Courroux montre aussi que Charles Ier d’Albret possède peu de livres religieux mais beaucoup de 160livres de chevalerie, ce qui va probablement de pair avec un attrait pour le plaisir de la fable, sans dimension spirituelle, comme c’est le cas dans la version Z34. Ce personnage est également un proche de Christine de Pizan, dont il possède certains ouvrages dédicacés. L’autrice médiévale lui rend hommage dans divers poèmes et lui demande d’être juge dans Le Débat des deux amants45. Or, il est possible que le remanieur fasse partie du cercle de Christine de Pizan tant les rapprochements entre leurs deux œuvres sont sensibles. Il nous paraît donc probable, d’un point de vue chronologique (Charles Ier d’Albret est contemporain des versions remaniées que nous connaissons, tout comme Christine de Pizan) et d’un point de vue intellectuel (Charles Ier d’Albret, proche de Christine de Pizan et membre de la Cour amoureuse, partage la même vision de l’amour que l’autrice et donc que le remanieur) que Charles Ier d’Albret ait commandé ou possédé le témoin Z4. Ce manuscrit se serait, par la suite, transmis à ses descendantes, Marie et Isabeau d’Albret. Ainsi, le remaniement que nous ont transmis les témoins Z34 nous invite à penser que son lectorat n’apprécie pas seulement l’attrait didactique de la fable, mais que le texte répond à son présent, aux débats et intérêts littéraires de son milieu. C’est peut-être moins plausible pour les manuscrits Z21, qui n’ont pas circulé dans les mêmes sphères. Pourtant, leur contenu au sujet de l’amour et des femmes étant le même que celui de Z34, il est aussi fort probable qu’il recevait l’adhésion de leurs lecteurs. Si la version Z est peut-être née dans les milieux curiaux proches de Christine de Pizan, elle s’est perpétuée notamment en raison de ses thèmes et réflexions, qui ont reçu une certaine audience au xve siècle.
1 P. Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Éditions du Seuil, 2000, p. 33.
2 Ibid., p. 42-43.
3 Nous renvoyons ici à Ovide Moralisé, Livre I, éd. citée, p. 71-83.
4 S. Amato Blackman, The manuscripts and patronage of Jacques d’Armagnac, duke of Nemours, 1433-1477, Ann Arbor, University of Michigan, 1993, p. 8.
5 J. Bloch, « Prosopographie », Ovide Moralisé, Livre I, éd. citée, t. I, p. 409.
6 S. Amato Blackman, The manuscripts and patronage […], op. cit.,p. 16.
7 Ovide Moralisé, Livre I, éd. citée, t. I, p. 82, n. 94 et 95.
8 Ibid., loc. cit.
9 Il commence sa carrière dans les années 1470-1480 en tant que receveur du roi en Albigeois et meurt avant 1516, date à laquelle son épouse est reconnue veuve. Cf. J.-B. Krumenacker, Du manuscrit à l’imprimé : la révolution du livre à Lyon (1470-1520), thèse de doctorat soutenue à Lyon le 26 janvier 2019.
10 H. Aubert, « Notices sur les manuscrits de Petau conservés à la bibliothèque de Genève (fonds Ami Lullin) », Bibliothèque de l’école des chartes, t. LXX, p. 471-522.
11 Bruxelles, KBR, ms. 1075.
12 F. Avril et N. Reynaud, Les manuscrits à peintures en France : 1440-1520, Paris, Flammarion, 1995, p. 201.
13 Paris, BnF, lat. 8200.
14 J.-B. Krumenacker, Du manuscrit à l’imprimé […], op. cit.
15 Paris, BnF, fr. 1457.
16 L. Delisle, Le cabinet des manuscrits, Paris, Imprimerie impériale (puis) nationale, 1874, t. II, p. 391-392.
17 Ibid ., p. 392.
18 Le texte débute par un prologue qui explique que l’ouvrage est allégorisé : « Ces compillacions de quoy je vueil parler ont substance des faiz de haulte memoire coulourees de couleur ystorial et odeur de moralité […] simples gens ne pourroient entendre, se par autres voyes ne leurs estoient esclarriés et monstrees au vray comme par exposicions et par alegories », f. 2 du ms. fr. 70, BPU de Genève. Pour plus d’informations, nous renvoyons à l’édition en cours de cet ouvrage, sous la direction de C. Gaullier-Bougassas. Le tome I est paru : La Bouquechardière de Jean de Courcy, Tome I : Introduction générale. Des origines de la Grèce jusqu’à Hercule, dir. C. Gaullier-Bougassas, Turnhout, Brepols, 2020.
19 E. Koroleva a déjà commenté les variantes du manuscrit de Genève, dans « La légende d’Œdipe et sa réécriture dans la Bouquechardière », Figures littéraires grecques […], op. cit.,p. 277.
20 J.-B. Krumenacker signale, dans sa thèse, que l’on trouve au premier volume une attestation de commande : « Cy fine la translation du quart livre de Valeyre le Grant, lequel a fait escrire et historier noble homme Loys du Perier, recepveur pour le Roy nostre sire ès pays d’Albigoys » et au second volume « Le present livre de Vallere le Grant est à noble homme Loys du Perier, recepveur pour le Roy nostre sire ou païs d’Albyjois, et a esté escript et parachevé par moy Johannes Tybonier, escripvain demourant à Lyon. Et m’a commandé et fait mectre mon dit seigneur le recepveur tout le latin premier et après l’exposicion dudict livre de Valere. Laus Deo. »
21 J.-B. Krumenacker, Du manuscrit à l’imprimé […], op. cit.
22 On relève dans Z2 plusieurs manchettes. L’une d’entre elles met en valeur la rubrique : Les proprietés qu’il fault avoir a aprendre science et devenir philosophe et des ·ix· muses (livre V, f. 112va).
23 S. Cerrito, L’Ovide moralisé en prose (version brugeoise) […], éd. citée, tome I, p. XVI.
24 Nous avons remarqué que les témoins Z21 adoptent une langue légèrement plus modernisée que celle de Z34 et donc que la version A1 du texte, c’est-à-dire la plus ancienne. P. Deleville, « Lectures conjointes et divergentes […] », art. cité.
25 S. J. Murray, « Du désespoir à l’espoir : le dépassement de la tragédie dans l’Ovide moralisé », Ovide métamorphosé […], op. cit., p. 183.
26 Ibid., p. 183-184.
27 Ibid ., p. 184.
28 Cet aspect est traité de façon plus détaillée dans notre article « Lectures conjointes et divergentes […] », art. cité.
29 D. Burghgraeve, De couleur historiale et d’oudeur de moralité […], op. cit., p. 360. Elle s’appuie sur la thèse de M. Zink, La prédication en langue romane, op. cit., p. 280.
30 S. Cerrito, L’Ovide moralisé en prose (version brugeoise) […], éd. citée, tome I, p. LXIV, reprenant M.-R. Jung.
31 M.-R. Jung, Étude sur le poème allégorique en France au Moyen Âge, op. cit., p. 15.
32 M.-R. Jung, « L’Ovide moralisé : de l’expérience de mes lectures à quelques propositions actuelles », art. cité, p. 121.
33 J.-C. Payen, Histoire de la littérature française, Le moyen Âge, op. cit., p. 228.
34 M. Zink, « Le roman en transition », art. cité, p. 300.
35 Ibid., p. 301.
36 M. Zink, Littérature française au Moyen Âge, op. cit., p. 263.
37 S. Cerrito, « Entre Ovide et Ovide moralisé […] », art. cité, p. 168.
38 S. Cerrito « L’Ovide moralisé mis en prose à la cour de Bourgogne », art. cité, p. 114.
39 G. Doutrepont reprend ici les propos d’É. Besch, « Les adaptations en prose des chansons de geste au xve et au xvie siècle », Revue du seizième siècle, III, 1915, p. 151-181, p. 167, cités dans Les mises en prose […], op. cit., p. 641.
40 É. Gaucher, « Richard sans peur, du roman en vers au dérimage : merveilles et courtoisie au xve siècle », art. cité, p. 125.
41 G. Doutrepont, op. cit., p. 638.
42 La notion de « soulas »n’est pas clairement désignée comme telle dans la version originale de l’Ovide moralisé. Elle n’est pourtant pas absente du texte car l’auteur affirme qu’il interprète les fables « Pour plus plaire a ceulz qui l’orront » (éd. C. De Boer, I, v. 57). Le plaisir est ici lié à l’allégorie plutôt qu’à la fable. Les fables sont seulement dites « bones » (I, v. 54), au sens moral que le mot peut avoir en ancien français, voir p. 45. Le remanieur déplace donc la source du plaisir de l’allégorie à la lecture de la fable. L’auteur original a conscience d’instruire par le plaisir du récit, selon le fameux dyptique docere et placere. Simplement, il insiste peut-être moins que le remanieur sur l’aspect essentiel du placere, et plus sur celui du docere.
43 Notons également que l’ajout d’un même passage au livre XII à propos de la mort d’Hector (XII, v. 2979-3212) signale que les lecteurs de la famille Z ont pu faire partie de la cour dont ils partagent les idéaux. En effet, le remanieur insiste encore plus que l’auteur original, dans l’extrait qu’il ajoute, sur la fourberie d’Achille qui a tué Hector de façon lâche et impitoyable. Il fait ainsi prévaloir la courtoisie sur l’exercice de la force, célébrant les qualités courtoises d’Hector qu’il érige en parangon de l’homme de bien, par opposition à Achille. À l’inverse, l’émotion de l’auteur primitif de l’Ovide moralisé devant la mort d’Hector et la fourberie d’Achille est en contradiction avec l’allégorie qui fait d’Achille le Christ et d’Hector le diable.
44 P. Courroux, « La bibliothèque de Charles Ier d’Albret », Scriptorium, 71, 2017, fascicule 1, p. 75-94, part. p. 86.
45 Ibid., p. 83.
- Thème CLIL : 3438 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moyen Age
- ISBN : 978-2-406-12242-5
- EAN : 9782406122425
- ISSN : 2261-0367
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12242-5.p.0149
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 02/03/2022
- Langue : Français