Avant-propos
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Méditer plume en main. Journal intime et exercice spirituel
- Pages : 9 à 15
- Collection : Confluences, n° 7
AVANT-PROPOS
Le journal a ceci de particulier qu’il trouve sa définition non dans un contenu mais dans une pratique et un rythme. Et il suppose à la fois une grande exigence – celle d’une certaine régularité de l’écriture – et une grande liberté, puisque la notation peut consister aussi bien dans l’énoncé le plus infime – qui permet parfois d’écrire quelque chose plutôt que rien quand on a à peine la force ou le courage d’écrire, ou quand le contenu du jour nous semble si ténu qu’il ne saurait donner lieu à un long développement – que dans une prose poétique très travaillée ou dans un long développement philosophique. Le journal peut dire le plus humble et le plus quotidien comme il peut être le lieu où s’élabore la pensée et l’espace où elle s’expérimente. En outre, le journal suppose à la fois une continuité en laquelle le sujet, émietté dans la dispersion des jours, espère pouvoir se reposséder et une intermittence – une fragmentation en même temps qu’une pulsation, qui ne peut exprimer le moi que dans un présent toujours renouvelé. Dégagé de toute trame narrative et de toute perspective téléologique, il s’inscrit dans la contingence d’une existence qui s’écrit en train de se vivre et se vit en train de s’écrire, ne sachant pas où elle va ni jusqu’à quand elle pourra se poursuivre1. Car à l’inverse du récit autobiographique, il est une écriture du présent et une poétique de l’instant – même s’il n’exclut pas pour autant des épisodes de réminiscences et des retours dans le passé. Il suppose ainsi une attention au moment présent, et c’est dans cette écriture de la vigilance – et pas seulement dans sa dimension d’introspection et d’examen de conscience – qu’il me semble rejoindre une forme d’exercice spirituel.
J’emploie l’expression de « journal intime » plutôt que celle de « journal personnel » car le but est ici d’interroger la notion même 10d’intime : que peut signifier une écriture de l’intériorité au sens où l’intériorité ne serait pas seulement l’objet de l’écriture mais son sujet même, où l’on n’écrirait pas seulement sur la vie intérieure mais depuis le plus intime de soi-même ? Car l’intime est dans le journal à la fois un contenu textuel – il s’agit d’écrire l’intime –, un principe d’énonciation – on écrit depuis l’intime – et un destinataire – on écrit pour soi. En outre le contenu est lui-même ambivalent puisque le terme « intime » renvoie en même temps aux « petits riens quotidiens » et aux « profondeurs secrètes de l’être2 ». Cette ambiguïté peut conduire à préférer l’expression « journal personnel ». Mais, dans le cadre de cette étude, la polysémie du terme « intime » me semble intéressante, et elle me conduira à interroger les liens complexes qui se tissent entre la solitude essentielle de l’énonciation et l’enfermement dans l’auto-destination, mais aussi entre l’insignifiance des « petits riens » et le plus profond de soi. Car l’intime ne suppose pas nécessairement une pure introversion, mais plutôt une attention portée à l’écho que suscitent en la conscience les événements qui lui sont extérieurs. En outre, la forme superlative d’intimus conduit à explorer et à questionner l’idée d’un interior intimo meo, d’une profondeur insoupçonnable et irréductible en l’homme, que ne contiennent ni l’adjectif « personnel » ni même celui d’« intérieur » : l’idée d’ « intime » suppose une expérience que le sujet fait de lui-même et qui, d’une certaine façon, le dépasse. Cette expérience intérieure a supposé, tout au long du xixe siècle, la dimension secrète, ou du moins privée du journal qui jusqu’à Amiel n’a été publié que de façon posthume. La publication par l’auteur lui-même d’une partie réécrite de son journal – comme chez Bloy – ou, à partir de Gide, de sa quasi-totalité, conduit à des formes de redéfinition de l’intime – et de ses rapports avec les notions de sincérité et d’authenticité. Mais même si la préoccupation du public vient d’une certaine façon modifier l’écriture de soi à travers la perspective d’un jugement extérieur porté sur le texte, l’autodestination n’en demeure pas moins constitutive de l’écriture journalière qui doit, d’abord, et à l’inverse de l’essai ou d’autres formes de discours, être rédigé pour soi-même. Et c’est cette dimension d’écriture pour soi et de pratique intérieure qui fait du journal intime – avec la correspondance – l’une des formes les plus proches de l’exercice spirituel antique au sens 11où l’entendait Pierre Hadot, chez qui « spirituel » désigne la manière dont « la pensée se prend en quelque sorte pour matière et cherche à se modifier elle-même » pour se fixer une certaine manière de vivre3.
Dans cette perspective, l’intime n’est pas nécessairement la révélation de secrets enfouis, ou la mise à nu de la vie privée, mais il pourrait être défini, selon l’expression de Camus, comme une « présence de [s]oi-même à [s]oi-même4 », une vigilance à soi, un dialogue sans cesse renouvelé avec sa propre conscience qui peut prendre des formes multiples – de la fulgurance de l’aphorisme aux longues réflexions intérieures. C’est aussi pourquoi je ne distingue pas ici le journal – qui serait de l’ordre de la confidence intime consignée sur de grands cahiers prêts à accueillir les élans de l’âme – du carnet – qui serait davantage voué à la réflexion philosophique ou au travail préparatoire de l’écrivain – dans la mesure où ces deux formes sont souvent profondément imbriquées, au point que le titre de « journal » ou de « carnets » relève parfois, plutôt, du choix de l’éditeur5. Mais si j’inclus donc certains « carnets » – comme les Carnets de Joubert ou ceux de Camus – c’est seulement dans la mesure où les notations y sont pour la plupart datées, même si elles ne sont pas nécessairement quotidiennes6. J’ai en effet voulu interroger 12ici ce que signifie dater ses pensées et ses impressions – et ce que cela implique tant sur le plan de l’insertion dans l’humilité du quotidien que sur celui du lien qui se tisse avec le temps de l’autre – le temps calendaire, historique, cosmique, religieux. J’ai également cherché à explorer la dimension rituelle engendrée par ce rendez-vous donné à soi-même – parfois jour après jour, parfois de façon plus épisodique – et sur l’exigence apaisante que peut engendrer cette forme de liturgie intérieure. Enfin, j’ai essayé de réfléchir sur ce qu’induisait une écriture du présent, par définition fragmentée et discontinue, fondée sur la reprise quotidienne, sur l’éternel recommencement de l’écriture, ainsi que sur l’attention portée à l’instant, au fugitif, à l’éphémère. Que signifie se vouer à une écriture de la contingence, sans autre scénario que celui qui s’écrit en même temps que s’écrit une vie, imprévisible, parfois répétitif, insignifiant ou incohérent, mais toujours à réinventer, privé de la dimension téléologique de l’autobiographie rétrospective, mais permettant de vivre plusieurs vies, de se renouveler en même temps que se renouvelle l’écriture ? Et que signifie se livrer à un exercice qui n’aura pas de fin, qui ne pourra se terminer que dans le renoncement ou la mort, qui ne pourra donner lieu à aucune œuvre achevée ?
Ma démarche n’est ni formaliste, ni purement historique, mais plutôt d’ordre existentiel, mue par le principe, énoncé par Yves Bonnefoy, selon lequel « toute exégèse doit conduire à une vérité d’existence7 » – ou peut-être plutôt à un questionnement sur l’existence en même temps que sur l’écriture. Elle s’appuie bien entendu sur les travaux essentiels de Georges Gusdorf, Alain Girard, Philippe Lejeune, Béatrice Didier, Michel Braud et Françoise Timonet-Tenant. Mais c’est aussi d’une certaine façon un travail « intime » dans la mesure où il me semble ne pouvoir parler sérieusement que de ce qui résonne en moi – et dans la mesure où cette enquête et l’écriture de ce livre furent aussi pour moi une forme d’exercice spirituel8. La réflexion que j’ai entamée autour du journal comme exercice spirituel fut le résultat d’une crise qui m’a amenée 13à m’interroger sur la capacité qu’aurait la littérature d’aider à vivre. C’est alors que je me suis interrogée sur la forme que pouvait prendre l’œuvre pour exprimer au plus près ces états de crise existentielle et que je me suis intéressée au journal dont la matière même est la fragilité. De Biran à Bauchau, le journal m’apparaissait comme la forme la plus à même de dire l’infirmité de la maladie, du vieillir ou de l’extrême faiblesse du corps et de l’âme. Et en même temps le journal n’est pas non plus un recueil de fragments – pur miroir d’un effritement de l’être. Il est aussi une posture que l’on peut qualifier d’éthique en ce qu’elle se fonde avant tout sur la ténacité – écrire jour après jour, ne serait-ce que quelques lignes – et d’existentielle en ce qu’elle a pour principe de dater chacune des notations, et de réinscrire le sujet dans la trame du temps.
J’ai donc voulu interroger l’écriture journalière à la fois comme remède à la mélancolie et comme éthique de l’existence, règle de vie, « règlement d’âme9 ». Je me suis ainsi demandé dans quelle mesure l’écriture journalière de soi peut aider à vivre et j’ai étudié les différents outils qu’elle met en place, que ce soit la magie incantatoire, l’autoexhortation ou l’autoconsolation, l’analyse ou la mise à distance. J’ai cherché à articuler une pratique d’écriture avec un certain rapport à soi et au monde, et à explorer le lien entre cette parole quotidienne que l’on s’adresse à soi-même et une possible transformation intérieure, qui conduit parfois le diariste bien loin des principes qui ont présidé à sa décision d’écrire.
Le Journal d’Amiel occupe une place centrale dans ce questionnement car il représente sans doute le point le plus extrême d’une écriture menée jour après jour pendant quarante-deux ans avec une régularité et une ténacité qui font du journal une forme de vie, et la structuration d’une existence rythmée par un examen quotidien de soi. Pourtant, le lieu commun de la critique a longtemps consisté à citer ce journal comme illustration de l’échec d’une écriture diaristique poussée à son paroxysme, comme une sorte de « monstre » informe et démesuré qui aurait fini par dévorer la vie, paralyser l’action et se substituer à l’existence. Mais peut-on imaginer qu’Amiel aurait plus vécu s’il n’eût pas écrit ? qu’il aurait fini par se délivrer de la mélancolie s’il n’avait pas cédé à la « complaisance » dans la plainte et l’autocritique ? qu’il aurait fait carrière, fondé un foyer, fait œuvre véritable ? Sans doute le 14journal ne l’a-t-il guère aidé à vivre à la manière dont l’entendait le jeune diariste qui, faisant de son journal un exercice spirituel, espérait pouvoir, à travers l’écriture, contrôler son corps et maîtriser son âme. Mais cette même écriture l’a conduit vers d’autres rivages que ceux de la seule exhortation éthique : vers l’abandon et la dépossession, l’extase contemplative, la trouée épiphanique, la rêverie cosmique. Et si peu à peu, comme nous le verrons, il renoncera au vouloir, il rejoindra dans ses dernières années l’aspiration des stoïciens à une forme d’accord apaisé avec le monde. Biran et Joubert occupent également une place essentielle en tant que fondateurs. L’un comme l’autre ont mené, dans la solitude d’une écriture produite pour soi seul, une réflexion intérieure toujours étroitement liée à un questionnement existentiel et qui donne lieu à des formes complexes d’imbrication entre l’intime et l’universel, entre l’ethos et le logos, entre l’attention au ténu, à l’insignifiant, et le développement philosophique ou poétique. Le journal de Stendhal articule également une attention au quotidien avec une exigence de vie et un eudémonisme qui rejoignent ceux de l’exercice spirituel antique. Dans les Memoranda de Barbey, l’écriture lutte contre une « mélancolie inexprimable10 » où la douleur confine parfois à la folie11, et où la précision des notations est aussi un combat contre la « perdition ». Car l’écriture du diariste n’est pas seulement récapitulation mais délibération et exhortation – dimensions qui sont au cœur du journal de Constant, où l’écriture est étroitement liée à l’action, et conçue comme support à la décision. La dimension d’exercice spirituel est bien entendu centrale aussi dans le Journal de Michelet où, à travers les deuils successifs, naît la conscience d’une nécessaire résurrection des morts et où l’écriture journalière représente, comme chez Delacroix, à la fois un viatique existentiel et un creuset de l’œuvre créatrice. Elle l’est également chez Eugénie de Guérin où le spirituel s’enracine dans la poésie du quotidien et dans le Cahier vert où les rythmes de l’âme cherchent à s’accorder à l’harmonie universelle.
Je pensais dans un premier temps m’arrêter là et clore ce parcours avec Amiel. Mais l’écriture journalière comme exercice spirituel est si présente dans le journal contemporain qu’il m’a semblé réducteur d’assigner des limites chronologiques à cette recherche qui, à l’instar 15de son objet, est une recherche sans fin, que j’ai voulue fondée sur un questionnement philosophique et littéraire plutôt que sur une périodisation historique. Bien évidemment, le corpus est alors si vaste qu’aucune exhaustivité n’est envisageable. J’ai seulement cherché à progresser dans la selva oscura des journaux en me demandant en quoi cette écriture quotidienne pouvait aider à « marcher dans la nuit12 ». J’ai alors lu le journal inédit de Bloy, les journaux de Kafka, de Gide, de Julien Green, de Larbaud, de Catherine Pozzi, de Leiris, les Carnets de Camus, les Carnets de Georges Haldas et de Paul de Roux, le journal de Charles Juliet, le Temps immobile et le Temps accompli de Claude Mauriac, les journaux de Ramuz, d’Henry Bauchau et de Gustave Roud, les journaux de Tolstoï, de Katherine Mansfield et de Virginia Woolf, ou encore de Pavese… Mais j’ai aussi cherché à enraciner cette recherche contemporaine dans le temps long de l’histoire littéraire, en essayant de montrer comment l’intime du journal est informé par une mémoire qui le traverse et à y suivre les traces à la fois des stoïciens, de Montaigne, de Fénelon, de Pascal ou de Rousseau.
1 Voir Michel Braud, La Forme des jours. Pour une poétique du journal personnel, Paris, Seuil, 2006 et « Le journal intime est-il un récit ? », Poétique, vol. 160, no 4, 2009, p. 387-396.
2 Françoise Simonet-Tenant, Le Journal intime. Genre littéraire et écriture ordinaire, Paris, Téraèdre, 2004, p. 15.
3 Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, 2002, p. 20 et p. 271.
4 « Cette présence de moi-même à moi-même, mon effort est de la mener jusqu’au bout, de la maintenir devant tous les visages de ma vie – même au prix de la solitude que je sais maintenant si difficile à supporter » (Albert Camus, Carnets, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Bibliothèque de la Pléiade », 2006, II, p. 833).
5 On trouve au xxe siècle de nombreux « carnets » qui sont en réalité des « journaux » datés et à l’inverse certains carnets sont rédigés sur des cahiers, comme par exemple les Carnets de Jaccottet (voir sur cette question, Sophie Hébert, « Les Carnets d’Albert Camus : ceci n’est pas un journal », in Lire les Carnets d’Albert Camus, Presses universitaires du Septentrion, 2012, p. 25-38 et sur les Carnets de Jaccottet la notice d’Hervé Ferrage dans l’édition de la Bibliothèque de la Pléiade, Œuvres, Paris, Gallimard, 2014, p. 1408-1419).
6 La datation est également présentée comme critère essentiel pour parler de « journal » par Béatrice Didier (« Le diariste indique ponctuellement le moment où il écrit ; c’est finalement cette inscription de la date qui permet de parler de journal et qui le distingue du carnet de pensées », Le Journal intime, Paris, PUF, 1976, p. 171). Voir aussi Françoise Simonet-Tenant pour qui la présence de la date est la « distinction essentielle et indispensable de l’écriture journalière » (Le Journal intime. Gentre littéraire et écriture ordinaire, Paris, Téraèdre, 2004, p. 20). Si ce qu’André Beaunier a appelé les Carnets de Joubert sont en réalité constitués de pensées qui sont presque toutes datées (et du reste Joubert lui-même a inscrit sur son manuscrit le mot « Journal » au début de mars 1794, au moment de la naissance de son fils), le cas des Carnets de Camus est plus complexe puisque certaines pensées n’ont aucune date tandis que d’autres notations sont très précisément datées, ce qui en fait un texte hybride.
7 Yves Bonnefoy, « Lever les yeux de son livre », Nouvelle Revue de psychanalyse, no 37, 1988.
8 Il me semble en effet pouvoir dire du chercheur ce que Jacques Schlanger dit du philosophe : « c’est à partir de soi que le philosophe parle, à partir de ce qu’il découvre de soi, même lorsqu’il ne parle pas de soi et même lorsque ce qu’il nous dit vient d’ailleurs » (De l’usage de soi, Hermann, « Philosophie », 2017, p. 6).
9 Montaigne, II, 17.
10 Barbey, 3 décembre 1836.
11 Barbey, 15 août 1837.
12 Joubert, 9 février 1802. Les Carnets de Joubert sont cités d’après l’édition d’André Beaunier, Paris, Gallimard, « nrf », 1994. Pour les principaux journaux étudiés, nous renvoyons à la date plutôt qu’au numéro de page, pour permettre au lecteur de retrouver le passage quelle que soit l’édition consultée. Cependant, lorsque la notation est non datée (ou lorsqu’elle ne l’est que partiellement) nous renvoyons au tome et au numéro de page.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-11419-2
- EAN : 9782406114192
- ISSN : 2800-535X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11419-2.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 28/07/2021
- Langue : Français