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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Publication type: Book chapter
  • Book: Méditer plume en main. Journal intime et exercice spirituel
  • Pages: 9 to 15
  • Collection: Confluences, n° 7
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406114192
  • ISBN: 978-2-406-11419-2
  • ISSN: 2800-535X
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-11419-2.p.0009
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 07-28-2021
  • Language: French
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AVANT-PROPOS

Le journal a ceci de particulier quil trouve sa définition non dans un contenu mais dans une pratique et un rythme. Et il suppose à la fois une grande exigence – celle dune certaine régularité de lécriture – et une grande liberté, puisque la notation peut consister aussi bien dans lénoncé le plus infime – qui permet parfois décrire quelque chose plutôt que rien quand on a à peine la force ou le courage décrire, ou quand le contenu du jour nous semble si ténu quil ne saurait donner lieu à un long développement – que dans une prose poétique très travaillée ou dans un long développement philosophique. Le journal peut dire le plus humble et le plus quotidien comme il peut être le lieu où sélabore la pensée et lespace où elle sexpérimente. En outre, le journal suppose à la fois une continuité en laquelle le sujet, émietté dans la dispersion des jours, espère pouvoir se reposséder et une intermittence – une fragmentation en même temps quune pulsation, qui ne peut exprimer le moi que dans un présent toujours renouvelé. Dégagé de toute trame narrative et de toute perspective téléologique, il sinscrit dans la contingence dune existence qui sécrit en train de se vivre et se vit en train de sécrire, ne sachant pas où elle va ni jusquà quand elle pourra se poursuivre1. Car à linverse du récit autobiographique, il est une écriture du présent et une poétique de linstant – même sil nexclut pas pour autant des épisodes de réminiscences et des retours dans le passé. Il suppose ainsi une attention au moment présent, et cest dans cette écriture de la vigilance – et pas seulement dans sa dimension dintrospection et dexamen de conscience – quil me semble rejoindre une forme dexercice spirituel.

Jemploie lexpression de « journal intime » plutôt que celle de « journal personnel » car le but est ici dinterroger la notion même 10dintime : que peut signifier une écriture de lintériorité au sens où lintériorité ne serait pas seulement lobjet de lécriture mais son sujet même, où lon nécrirait pas seulement sur la vie intérieure mais depuis le plus intime de soi-même ? Car lintime est dans le journal à la fois un contenu textuel – il sagit décrire lintime –, un principe dénonciation – on écrit depuis lintime – et un destinataire – on écrit pour soi. En outre le contenu est lui-même ambivalent puisque le terme « intime » renvoie en même temps aux « petits riens quotidiens » et aux « profondeurs secrètes de lêtre2 ». Cette ambiguïté peut conduire à préférer lexpression « journal personnel ». Mais, dans le cadre de cette étude, la polysémie du terme « intime » me semble intéressante, et elle me conduira à interroger les liens complexes qui se tissent entre la solitude essentielle de lénonciation et lenfermement dans lauto-destination, mais aussi entre linsignifiance des « petits riens » et le plus profond de soi. Car lintime ne suppose pas nécessairement une pure introversion, mais plutôt une attention portée à lécho que suscitent en la conscience les événements qui lui sont extérieurs. En outre, la forme superlative dintimus conduit à explorer et à questionner lidée dun interior intimo meo, dune profondeur insoupçonnable et irréductible en lhomme, que ne contiennent ni ladjectif « personnel » ni même celui d« intérieur » : lidée d « intime » suppose une expérience que le sujet fait de lui-même et qui, dune certaine façon, le dépasse. Cette expérience intérieure a supposé, tout au long du xixe siècle, la dimension secrète, ou du moins privée du journal qui jusquà Amiel na été publié que de façon posthume. La publication par lauteur lui-même dune partie réécrite de son journal – comme chez Bloy – ou, à partir de Gide, de sa quasi-totalité, conduit à des formes de redéfinition de lintime – et de ses rapports avec les notions de sincérité et dauthenticité. Mais même si la préoccupation du public vient dune certaine façon modifier lécriture de soi à travers la perspective dun jugement extérieur porté sur le texte, lautodestination nen demeure pas moins constitutive de lécriture journalière qui doit, dabord, et à linverse de lessai ou dautres formes de discours, être rédigé pour soi-même. Et cest cette dimension décriture pour soi et de pratique intérieure qui fait du journal intime – avec la correspondance – lune des formes les plus proches de lexercice spirituel antique au sens 11où lentendait Pierre Hadot, chez qui « spirituel » désigne la manière dont « la pensée se prend en quelque sorte pour matière et cherche à se modifier elle-même » pour se fixer une certaine manière de vivre3.

Dans cette perspective, lintime nest pas nécessairement la révélation de secrets enfouis, ou la mise à nu de la vie privée, mais il pourrait être défini, selon lexpression de Camus, comme une « présence de [s]oi-même à [s]oi-même4 », une vigilance à soi, un dialogue sans cesse renouvelé avec sa propre conscience qui peut prendre des formes multiples – de la fulgurance de laphorisme aux longues réflexions intérieures. Cest aussi pourquoi je ne distingue pas ici le journal – qui serait de lordre de la confidence intime consignée sur de grands cahiers prêts à accueillir les élans de lâme – du carnet – qui serait davantage voué à la réflexion philosophique ou au travail préparatoire de lécrivain – dans la mesure où ces deux formes sont souvent profondément imbriquées, au point que le titre de « journal » ou de « carnets » relève parfois, plutôt, du choix de léditeur5. Mais si jinclus donc certains « carnets » – comme les Carnets de Joubert ou ceux de Camus – cest seulement dans la mesure où les notations y sont pour la plupart datées, même si elles ne sont pas nécessairement quotidiennes6. Jai en effet voulu interroger 12ici ce que signifie dater ses pensées et ses impressions – et ce que cela implique tant sur le plan de linsertion dans lhumilité du quotidien que sur celui du lien qui se tisse avec le temps de lautre – le temps calendaire, historique, cosmique, religieux. Jai également cherché à explorer la dimension rituelle engendrée par ce rendez-vous donné à soi-même – parfois jour après jour, parfois de façon plus épisodique – et sur lexigence apaisante que peut engendrer cette forme de liturgie intérieure. Enfin, jai essayé de réfléchir sur ce quinduisait une écriture du présent, par définition fragmentée et discontinue, fondée sur la reprise quotidienne, sur léternel recommencement de lécriture, ainsi que sur lattention portée à linstant, au fugitif, à léphémère. Que signifie se vouer à une écriture de la contingence, sans autre scénario que celui qui sécrit en même temps que sécrit une vie, imprévisible, parfois répétitif, insignifiant ou incohérent, mais toujours à réinventer, privé de la dimension téléologique de lautobiographie rétrospective, mais permettant de vivre plusieurs vies, de se renouveler en même temps que se renouvelle lécriture ? Et que signifie se livrer à un exercice qui naura pas de fin, qui ne pourra se terminer que dans le renoncement ou la mort, qui ne pourra donner lieu à aucune œuvre achevée ?

Ma démarche nest ni formaliste, ni purement historique, mais plutôt dordre existentiel, mue par le principe, énoncé par Yves Bonnefoy, selon lequel « toute exégèse doit conduire à une vérité dexistence7 » – ou peut-être plutôt à un questionnement sur lexistence en même temps que sur lécriture. Elle sappuie bien entendu sur les travaux essentiels de Georges Gusdorf, Alain Girard, Philippe Lejeune, Béatrice Didier, Michel Braud et Françoise Timonet-Tenant. Mais cest aussi dune certaine façon un travail « intime » dans la mesure où il me semble ne pouvoir parler sérieusement que de ce qui résonne en moi – et dans la mesure où cette enquête et lécriture de ce livre furent aussi pour moi une forme dexercice spirituel8. La réflexion que jai entamée autour du journal comme exercice spirituel fut le résultat dune crise qui ma amenée 13à minterroger sur la capacité quaurait la littérature daider à vivre. Cest alors que je me suis interrogée sur la forme que pouvait prendre lœuvre pour exprimer au plus près ces états de crise existentielle et que je me suis intéressée au journal dont la matière même est la fragilité. De Biran à Bauchau, le journal mapparaissait comme la forme la plus à même de dire linfirmité de la maladie, du vieillir ou de lextrême faiblesse du corps et de lâme. Et en même temps le journal nest pas non plus un recueil de fragments – pur miroir dun effritement de lêtre. Il est aussi une posture que lon peut qualifier déthique en ce quelle se fonde avant tout sur la ténacité – écrire jour après jour, ne serait-ce que quelques lignes – et dexistentielle en ce quelle a pour principe de dater chacune des notations, et de réinscrire le sujet dans la trame du temps.

Jai donc voulu interroger lécriture journalière à la fois comme remède à la mélancolie et comme éthique de lexistence, règle de vie, « règlement dâme9 ». Je me suis ainsi demandé dans quelle mesure lécriture journalière de soi peut aider à vivre et jai étudié les différents outils quelle met en place, que ce soit la magie incantatoire, lautoexhortation ou lautoconsolation, lanalyse ou la mise à distance. Jai cherché à articuler une pratique décriture avec un certain rapport à soi et au monde, et à explorer le lien entre cette parole quotidienne que lon sadresse à soi-même et une possible transformation intérieure, qui conduit parfois le diariste bien loin des principes qui ont présidé à sa décision décrire.

Le Journal dAmiel occupe une place centrale dans ce questionnement car il représente sans doute le point le plus extrême dune écriture menée jour après jour pendant quarante-deux ans avec une régularité et une ténacité qui font du journal une forme de vie, et la structuration dune existence rythmée par un examen quotidien de soi. Pourtant, le lieu commun de la critique a longtemps consisté à citer ce journal comme illustration de léchec dune écriture diaristique poussée à son paroxysme, comme une sorte de « monstre » informe et démesuré qui aurait fini par dévorer la vie, paralyser laction et se substituer à lexistence. Mais peut-on imaginer quAmiel aurait plus vécu sil neût pas écrit ? quil aurait fini par se délivrer de la mélancolie sil navait pas cédé à la « complaisance » dans la plainte et lautocritique ? quil aurait fait carrière, fondé un foyer, fait œuvre véritable ? Sans doute le 14journal ne la-t-il guère aidé à vivre à la manière dont lentendait le jeune diariste qui, faisant de son journal un exercice spirituel, espérait pouvoir, à travers lécriture, contrôler son corps et maîtriser son âme. Mais cette même écriture la conduit vers dautres rivages que ceux de la seule exhortation éthique : vers labandon et la dépossession, lextase contemplative, la trouée épiphanique, la rêverie cosmique. Et si peu à peu, comme nous le verrons, il renoncera au vouloir, il rejoindra dans ses dernières années laspiration des stoïciens à une forme daccord apaisé avec le monde. Biran et Joubert occupent également une place essentielle en tant que fondateurs. Lun comme lautre ont mené, dans la solitude dune écriture produite pour soi seul, une réflexion intérieure toujours étroitement liée à un questionnement existentiel et qui donne lieu à des formes complexes dimbrication entre lintime et luniversel, entre lethos et le logos, entre lattention au ténu, à linsignifiant, et le développement philosophique ou poétique. Le journal de Stendhal articule également une attention au quotidien avec une exigence de vie et un eudémonisme qui rejoignent ceux de lexercice spirituel antique. Dans les Memoranda de Barbey, lécriture lutte contre une « mélancolie inexprimable10 » où la douleur confine parfois à la folie11, et où la précision des notations est aussi un combat contre la « perdition ». Car lécriture du diariste nest pas seulement récapitulation mais délibération et exhortation – dimensions qui sont au cœur du journal de Constant, où lécriture est étroitement liée à laction, et conçue comme support à la décision. La dimension dexercice spirituel est bien entendu centrale aussi dans le Journal de Michelet où, à travers les deuils successifs, naît la conscience dune nécessaire résurrection des morts et où lécriture journalière représente, comme chez Delacroix, à la fois un viatique existentiel et un creuset de lœuvre créatrice. Elle lest également chez Eugénie de Guérin où le spirituel senracine dans la poésie du quotidien et dans le Cahier vert où les rythmes de lâme cherchent à saccorder à lharmonie universelle.

Je pensais dans un premier temps marrêter là et clore ce parcours avec Amiel. Mais lécriture journalière comme exercice spirituel est si présente dans le journal contemporain quil ma semblé réducteur dassigner des limites chronologiques à cette recherche qui, à linstar 15de son objet, est une recherche sans fin, que jai voulue fondée sur un questionnement philosophique et littéraire plutôt que sur une périodisation historique. Bien évidemment, le corpus est alors si vaste quaucune exhaustivité nest envisageable. Jai seulement cherché à progresser dans la selva oscura des journaux en me demandant en quoi cette écriture quotidienne pouvait aider à « marcher dans la nuit12 ». Jai alors lu le journal inédit de Bloy, les journaux de Kafka, de Gide, de Julien Green, de Larbaud, de Catherine Pozzi, de Leiris, les Carnets de Camus, les Carnets de Georges Haldas et de Paul de Roux, le journal de Charles Juliet, le Temps immobile et le Temps accompli de Claude Mauriac, les journaux de Ramuz, dHenry Bauchau et de Gustave Roud, les journaux de Tolstoï, de Katherine Mansfield et de Virginia Woolf, ou encore de Pavese… Mais jai aussi cherché à enraciner cette recherche contemporaine dans le temps long de lhistoire littéraire, en essayant de montrer comment lintime du journal est informé par une mémoire qui le traverse et à y suivre les traces à la fois des stoïciens, de Montaigne, de Fénelon, de Pascal ou de Rousseau.

1 Voir Michel Braud, La Forme des jours. Pour une poétique du journal personnel, Paris, Seuil, 2006 et « Le journal intime est-il un récit ? », Poétique, vol. 160, no 4, 2009, p. 387-396.

2 Françoise Simonet-Tenant, Le Journal intime. Genre littéraire et écriture ordinaire, Paris, Téraèdre, 2004, p. 15.

3 Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, 2002, p. 20 et p. 271.

4 « Cette présence de moi-même à moi-même, mon effort est de la mener jusquau bout, de la maintenir devant tous les visages de ma vie – même au prix de la solitude que je sais maintenant si difficile à supporter » (Albert Camus, Carnets, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Bibliothèque de la Pléiade », 2006, II, p. 833).

5 On trouve au xxe siècle de nombreux « carnets » qui sont en réalité des « journaux » datés et à linverse certains carnets sont rédigés sur des cahiers, comme par exemple les Carnets de Jaccottet (voir sur cette question, Sophie Hébert, « Les Carnets dAlbert Camus : ceci nest pas un journal », in Lire les Carnets dAlbert Camus, Presses universitaires du Septentrion, 2012, p. 25-38 et sur les Carnets de Jaccottet la notice dHervé Ferrage dans lédition de la Bibliothèque de la Pléiade, Œuvres, Paris, Gallimard, 2014, p. 1408-1419).

6 La datation est également présentée comme critère essentiel pour parler de « journal » par Béatrice Didier (« Le diariste indique ponctuellement le moment où il écrit ; cest finalement cette inscription de la date qui permet de parler de journal et qui le distingue du carnet de pensées », Le Journal intime, Paris, PUF, 1976, p. 171). Voir aussi Françoise Simonet-Tenant pour qui la présence de la date est la « distinction essentielle et indispensable de lécriture journalière » (Le Journal intime. Gentre littéraire et écriture ordinaire, Paris, Téraèdre, 2004, p. 20). Si ce quAndré Beaunier a appelé les Carnets de Joubert sont en réalité constitués de pensées qui sont presque toutes datées (et du reste Joubert lui-même a inscrit sur son manuscrit le mot « Journal » au début de mars 1794, au moment de la naissance de son fils), le cas des Carnets de Camus est plus complexe puisque certaines pensées nont aucune date tandis que dautres notations sont très précisément datées, ce qui en fait un texte hybride.

7 Yves Bonnefoy, « Lever les yeux de son livre », Nouvelle Revue de psychanalyse, no 37, 1988.

8 Il me semble en effet pouvoir dire du chercheur ce que Jacques Schlanger dit du philosophe : « cest à partir de soi que le philosophe parle, à partir de ce quil découvre de soi, même lorsquil ne parle pas de soi et même lorsque ce quil nous dit vient dailleurs » (De lusage de soi, Hermann, « Philosophie », 2017, p. 6).

9 Montaigne, II, 17.

10 Barbey, 3 décembre 1836.

11 Barbey, 15 août 1837.

12 Joubert, 9 février 1802. Les Carnets de Joubert sont cités daprès lédition dAndré Beaunier, Paris, Gallimard, « nrf », 1994. Pour les principaux journaux étudiés, nous renvoyons à la date plutôt quau numéro de page, pour permettre au lecteur de retrouver le passage quelle que soit lédition consultée. Cependant, lorsque la notation est non datée (ou lorsquelle ne lest que partiellement) nous renvoyons au tome et au numéro de page.