Proust contre la déchéance
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Marcel Proust et la politique. Une conscience française
- Pages : 427 à 432
- Collection : Classiques Jaunes, n° 745
- Série : Essais, n° 30
PROUST CONTRE LA DÉCHÉANCE
Le Polonais, officier et peintre, Czapski ; le Russe, journaliste et écrivain, Chalamov ; le Français d’origine lituanienne, philosophe, Levinas, furent des intellectuels détenus dans des camps, menacés par une déchéance complète, physique, morale, intellectuelle, et qui la combattirent entre autres par la lecture de l’œuvre de Proust. Déjà en 14-18, sur le front, dans les tranchées, certains soldats, comme Emmanuel Berl, luttèrent contre la dépression grâce à la lecture de Du côté de chez Swann paru en 1913.
Ce furent des exemples remarquables de ce que peut apporter une œuvre, de l’influence qu’elle a sur l’être humain menacé de déchéance et de mort. C’est une espérance pour l’humanité de démontrer que l’esprit peut lutter et vaincre l’asservissement. C’est aussi la preuve du bienfait de la littérature et de sa vitalité et qu’elle est indispensable à l’homme malgré les attaques qu’elle doit subir, surtout dans le monde actuel.
Proust, dans son Arche de Noé, observe le monde et lui donne sa force de résistance. Ce monde qui peut paraître désuet, dépassé, est tellement vivant qu’il donne de la vie à ceux qui sont sur le point d’en être privés.
Joseph Czapski
Joseph Czapski (1896-1993), vécut quatre-vingt-dix-sept ans. C’était un peintre polonais de valeur, d’une immense culture, francophone, amoureux de la France et de sa littérature. Il était né à Prague d’une famille d’aristocrates. Il découvrit l’œuvre de Proust en 1924 et vécut à Paris de 1924 à 1930 où il connut la peinture française, en particulier l’œuvre de Cézanne qu’il admirait. Il fréquenta le Salon de madame de Saint-Marceaux, la veuve du grand sculpteur rémois, ami de Proust.
428Officier de l’armée polonaise, il participa à la guerre 14-18 après de nombreuses épreuves, comme la maladie du typhus ; il se battit en 1939 contre les Soviétiques et fut fait prisonnier par eux. Il fut interné dans différents camps, dont celui de Griazowietz où il connaîtra « la promiscuité, les maladies, la sous-alimentation, les interrogatoires ». Il avait une force de caractère hors du commun, tint un Journal et dessina.
Avec des codétenus, il obtint de ses geôliers l’autorisation d’organiser des conférences le soir après une journée de travail. Parmi différents sujets, il choisit de leur parler de Proust et de son œuvre, ce qui les passionna. Sans le texte, bien sûr, sans sources secondaires, simplement avec quelques notes écrites avant sa conférence, à l’aide de sa mémoire en tant que fervent amateur de l’œuvre de Proust et admirateur de la littérature française, il restituait ses impressions de lecture. Il avait choisi Proust, qu’il avait lu et relu, pour sa fraternité, sa description d’un monde si vivant qu’il dissèque devant nous, avec nous, pour cette œuvre qui s’ouvre si généreusement au lecteur qu’il peut entrer même dans un camp de prisonniers accablés de travaux forcés. Cette élite d’officiers polonais était promise aux affreux massacres de Katyń par les Soviétiques. Ils étaient une quarantaine pour écouter cette conférence en français.
Dans son livre, Czapski écrit : « Je pensais alors avec émotion à Proust, dans sa chambre surchauffée aux murs de liège, qui serait bien étonné et touché peut-être de savoir que vingt ans après sa mort, des prisonniers polonais, après une journée entière passée dans la neige et le froid qui arrivaient souvent à quarante degrés, écoutaient avec un intérêt intense l’histoire de la duchesse de Guermantes, la mort de Bergotte et tout ce dont je pouvais me souvenir de ce monde de découvertes psychologiques précieuses et de beauté littéraire1 ».
Cet effort intellectuel, cette immersion dans un monde si éloigné de celui dans lequel ils vivaient aidait ces prisonniers à combattre leurs angoisses, leur abattement, leur fatigue, et aussi le désespoir et la déchéance de l’esprit.
Il y eut d’autres exemples d’actes héroïques pour combattre la déchéance dans les camps. Même dans les pires conditions de détresse et de misère physique et morale, l’être humain grâce à sa richesse, sa culture, ses ressources intellectuelles mais aussi sa volonté, son énergie, pouvait lutter. Germaine 429Tillon, la grande résistante, lors de la dernière guerre, internée dans un camp de concentration, créa une pièce de théâtre pour elle et ses codétenues.
Ce n’est pas un hasard si l’œuvre de Proust a été choisie par Czapski pour lutter contre cette misère. Il l’a choisie pour le cosmopolitisme, l’ouverture, la fraternité de Proust qui avait souffert de l’antisémitisme, de l’homophobie, de la maladie, des humiliations, des refus, des rejets à un moment où son œuvre fut méprisée (il ne pardonna jamais à Gide de l’avoir rejeté, pour snobisme).
Pour Czapski, Proust était un remède contre la déchéance, il n’avait pas peur d’imposer ce contrepoison, cet antidote à la barbarie, à ces officiers polonais, écrasés de fatigue et d’humiliations. Il n’y a pas d’autres écrivains français qui auraient pu apporter ce remède au fanatisme (sauf, peut-être… Céline !). S’il avait été vraiment un romancier mondain, snob, salonnard, en dehors du monde, du temps, indifférent aux autres, Proust n’aurait jamais eu ce pouvoir d’apaiser les souffrances des autres, de sa chambre de malade, de son « Arche de Noé ».
À la mort de Czapski à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans, en janvier 1993, l’académicien français Jean-François Deniau, écrivain, diplomate, politique, miné par la maladie qu’il essayait de vaincre en traversant l’Atlantique en barque, seul, rendit hommage dans le journal Le Monde « au grand peintre et grand humaniste… qui organisa à Griazowietz des conférences sur Proust et la Recherche pour ses codétenus, pour sauvegarder leur dignité et ne pas désespérer ». Deniau ajoutait : « Cas particulièrement impressionnant de survie par l’esprit2 ».
Christophe Pradeau écrit à propos de Czapski et de son livre Proust contre la déchéance : « Les conférences de Joseph Czapski en plaçant Proust œuvre et vie mêlées sous le signe de Noé invitent à voir en lui un recours, une figure susceptible d’être opposée au camp3 ».
L’Arche est une image développée par Pradeau et par André Gide4. Pradeau relie la chambre de Proust où il écrit la Recherche aux conférences de Griazowietz et à la lecture de Proust au Goulag de la Kolyma. Gide écrit : « Depuis longtemps la maladie retenait Proust enfermé dans “l’Arche” et l’invitait ou le contraignait à cette existence toute nocturne à laquelle il avait fini par se faire… »
430Et Gide cite la lettre dédicace de 1894 des Plaisirs et les jours : « Quand j’étais tout enfant, le sort d’aucun personnage de l’histoire sainte ne me semblait aussi misérable que celui de Noé, à cause du déluge qui le tint enfermé dans l’Arche pendant quarante jours. Plus tard, je fus souvent malade et pendant de longs jours je suis aussi resté dans “l’arche”. Je compris alors que jamais Noé ne put si bien voir le monde que de l’Arche, malgré qu’elle fût close et qu’il fit nuit sur terre5 ».
C’est ce don, cette vue de Proust, enfermé dans sa chambre aux murs de liège, son Arche, qui ont fasciné les auditeurs de Czapski et qui a soutenu le prisonnier Chalamov dans son Goulag de la Kolyma.
Varlam Chalamov
Varlam Chalamov (1907-1982). Cet écrivain russe décrit dans son livre Les Récits de la Kolyma comment dans l’univers concentrationnaire russe, c’est-à-dire le Goulag, l’œuvre de Proust l’a aidé à survivre. Lui aussi contre la déchéance, il découvrit Proust. Comment « cette prose étrange, presque impalpable, comme prête à s’envoler dans le cosmos » le terrassa. « Tous sont égaux devant la mémoire comme devant la mort6 ». Le peu de jours que le livre de Proust resta en sa possession, Chalamov ne regagna pas le dortoir : « Proust avait plus de valeur que le sommeil7 ».
Chalamov était détenu dans un Goulag pour ses idées politiques dans des conditions épouvantables et pourtant cette œuvre nouvelle, surprenante, étrange le subjuguait et lui permit de survivre au Goulag et à la terrible épreuve de la Kolyma8.
Chalamov était le fils d’un prêtre orthodoxe et il a passé une grande partie de sa vie dans un Goulag. Il était partisan de Trotsky et, en tant que tel, il fut persécuté par Staline. Journaliste et essayiste, Chalamov fut sauvé du poteau d’exécution par ses dons d’écriture et de calligraphie.
431La Kolyma, cette région qui porte un si beau nom, était à l’est de la Sibérie, une presqu’île où était installé un Goulag d’où on ne revenait que rarement. Chalamov y resta dix-sept ans, il correspondit avec Soljenitsyne et avec Pasternak. Les conditions de la Kolyma étaient terribles, par le climat très froid et venteux, par les gardiens féroces, car ils avaient peur eux-mêmes d’être fusillés. Selon Luba Jurgensen dans sa préface : « La Kolyma, terre des métamorphoses, remet en cause l’existence même de la matière organique et transforme le détenu en homme minéral ».
Christophe Pradeau explique cette fascination de Chalamov pour l’œuvre de Proust : « Le roman, parce qu’il dérange, décale, libère les perceptions est cette forme qui […] accueille dans l’arche tous et chacun jusqu’au simple “zéka” des camps de la Kolyma ».
Les Récits de la Kolyma sont des fragments qui se lisent comme les chapitres d’une œuvre unique autour de ce « camp de la mort », la Kolyma. L’un de ces chapitres est consacré à Proust9. Le narrateur ne retrouve pas son livre de la Recherche, Le Côté de Guermantes. On le lui a volé. Proust volé dans un camp de la mort ! « J’avais été transporté dans un monde perdu depuis longtemps, vers d’autres habitudes oubliées et inutiles10 ».
De même que pour Joseph Czapski, pour Chalamov on peut évoquer l’image de l’Arche de Noé. Dans les Goulags, Proust apportait un « ailleurs », un réconfort de chaleur, un accueil à cette solitude désespérée. Proust l’a bien senti qui voulait que son œuvre aide le lecteur à voir en lui-même.
Proust aide à être moins seul et dans les moments les plus tragiques, une complicité s’installe entre l’auteur et le lecteur.
Emmanuel Levinas
Emmanuel Levinas (1906-1995) est né à Kaunas en Lituanie. Juif lituanien, il se fit naturaliser en 1931. Élève en philosophie de Pradines, Blondel, Guéroult, ami de Maurice Blanchot, il fut mobilisé en 1939. Prisonnier à Rennes, il fut interné dans un camp, dans un commando de travail puis dans un Oflag en Allemagne, près de Hanovre, en tant 432qu’officier français. Dans un Stalag, il put se rendre tous les soirs dans la bibliothèque du camp après de dures journées faites de travaux et de traitements très violents. Bien que juif, le fait d’être officier français le préserva du pire des sorts. Il choisit de lire et étudier Albertine disparue. Il avait grâce à son ami Maurice Blanchot découvert Proust dans les années 1920. Dans ses Carnets de captivité, Levinas, maître à penser de tant d’intellectuels français (Jacques Derrida, Alain Finkielkraut, Michel Onfray, Bernard-Henri Lévy, Jean-Luc Marion) écrit : « Toute l’histoire d’Albertine prisonnière est l’histoire de la relation avec autrui ». Ce qui deviendra le grand thème philosophique de Levinas est identifié à Albertine prisonnière11.
Levinas revint plusieurs fois vers Proust, en particulier sur le thème de l’incommunicabilité. Il fut également l’élève d’Husserl et de Heidegger. Il considérait ce dernier, pourtant militant du parti nazi, comme le plus grand philosophe du xxe siècle. « Cette insupportable contradiction caractérise précisément notre temps12 ». Levinas, dans cette bibliothèque, véritable îlot spirituel dans un camp où la règle était l’avilissement des prisonniers, choisit l’œuvre de Marcel Proust. Celui-ci comme remède à l’atrocité, aidait à résister à l’oppression par son parfum de liberté, d’audace. Mais Levinas ne fut pas le seul cas d’artiste ou d’écrivain essayant d’échapper au totalitarisme par la lecture de la Recherche. D’après Guillaume Perrier13, Maxime Chastaing prisonnier dans un Oflag, écrit Notes sur le romantisme de Proust avec des références précises à la Recherche. Un autre prisonnier, Gabriel Dol, a aussi écrit des notes sur Proust.
Levinas essayait de vaincre son angoisse en lisant Proust car, en tant que juif pratiquant, seul survivant d’une famille exterminée à Auschwitz, il était sous la menace d’une exécution. Cette lecture de Proust, entreprise dans les pires conditions de vie, lui firent avancer sa réflexion et ses travaux de philosophe.
1 Joseph Czapski, Proust contre la Déchéance, Conférences au camp de Griazowiotz, Paris, Éditions Noir sur Blanc, 1987, p. 9.
2 Le Monde, mi-janvier 1993.
3 No 496 du Magazine littéraire d’avril 2010.
4 Essais critiques, p. 871-874.
5 Les Plaisirs et les jours, p. 6.
6 Varlam Chalamov, Les Récits de la Kolyma, Paris, Verdier, 2003, p. 1042.
7 Ibid., p. 3.
8 Christophe Pradeau,« La Recherche diffractée. Dans l’archipel du goulag », dans Proust retrouvé, Le Magazine littéraire, no 496, avril 2010, p. 80-81.
9 Varlam Chalamov, Les Récits de la Kolyma, op. cit., p. 1042-1047.
10 Ibid., loc. cit.
11 « Proust et le Siècle », Europe, no 1012-1013, dossier « Marcel Proust », dirigé par Philippe Chardin et Gennaro Oliviero, août-septembre 2013, p. 164-174, ici p. 171.
12 Propos de Levinas rapporté par Marion.
13 « Proust et le Siècle », op. cit., p. 171.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12474-0
- EAN : 9782406124740
- ISSN : 2417-6400
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12474-0.p.0427
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 12/10/2022
- Langue : Français