Avant-propos
- Publication type: Book chapter
- Book: Marcel Proust et la politique. Une conscience française
- Pages: 11 to 13
- Collection: Classiques Jaunes (The 'Yellow' Collection), n° 745
- Series: Essais, n° 30
AVANT-PROPOS
« On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans » et qu’on découvre dans la bibliothèque du lycée Claude Bernard à Auteuil À l’ombre des jeunes filles en fleurs, un samedi après-midi du mois de mai sur fond de rumeurs venues du Parc des Princes tout proche. Et pourtant, cette rencontre avec l’œuvre de Proust a marqué toute ma vie et continue de l’accompagner.
C’était au début des années 50, la fin du « purgatoire » de l’œuvre de Proust, avec la découverte, dans un grenier, du manuscrit de Jean Santeuil et de la parution des premières biographies, en particulier celle d’André Maurois. Lisant à haute voix à ma mère À l’ombre des jeunes filles en fleurs où il faut attendre au moins deux cents pages avant qu’elles ne « volettent » au-dessus de la digue de Balbec ces jeunes filles qui me fascinaient, j’entendais enfin une voix fraternelle qui venait me confier que la solitude n’est pas une fatalité et que la beauté peut aider à vivre. Après, ce furent des études de lettres, propédeutique, licence, maîtrise (Proust et le noble Faubourg) qui me permirent d’approfondir ma connaissance de la Recherche du temps perdu et me confortèrent dans ma passion pour cette œuvre.
Je me souviens de cet après-midi de septembre 1970 rue de Bizerte où je venais demander à Gilles Deleuze, professeur alors à l’université de Vincennes, de diriger ma thèse sur Proust et la politique, lui qui venait d’écrire son très beau livre, Proust et les signes. Se jugeant surchargé de travail et pas assez spécialiste de Proust, il me demanda de trouver un autre professeur pour cette thèse que je ne pus malheureusement pas achever, étant trop pris par ma profession d’inspecteur d’assurances dans le Pas-de-Calais. Mais Proust ne me quittait pas, si bien que des voleurs s’intéressant à ma serviette laissée dans ma voiture en stationnement, ne trouvèrent dans celle-ci que l’œuvre de Proust. Plus tard, cherchant pour des centaines de commerciaux en formation d’expression orale des textes à lire, je les fis travailler, eux pour qui le nom de Proust était 12inconnu, leur souffle et leur voix grâce aux longues phrases de Du côté de chez Swann, de l’apparition de la madeleine et de la « tasse de thé ou de tilleul de Tante Léonie, d’où sortait tout Combray ».
La découverte d’Illiers, bientôt Illiers-Combray, après les célébrations du centenaire de sa naissance, ne fit que conforter mon admiration pour l’œuvre de Proust. Petite ville refermée sur elle-même, elle nous accueillait au petit matin dans sa charmante gare campagnarde. Le chauffeur du train, sortant la tête de sa cabine, ébahi, regardait tous ces étrangers, membres d’une « secte » étrange, qui envahissaient les rues désertes d’Illiers. Les rares passants voyaient avec circonspection ces hordes de Japonais, Américains, Hollandais, Français, avec le regard de Tante Léonie s’étonnant de ne pas connaître le chien qui passait sous sa fenêtre. Nous étions discrets, ne voulant pas déranger les habitants qui, paraît-il, voyait en nous des habitants de Sodome ou des fanatiques sectaires un peu étranges. À chaque mois de Marie, les aubépines du Pré Catelan de l’oncle Amiot recevaient et reçoivent toujours ces baladins du monde entier.
Dans la cour de l’école communale Marcel Proust, avait lieu l’assemblée générale de la « Société des Amis de Marcel Proust et des Amis de Combray ». Nous attendait un homme à l’habit noir et au nœud papillon noir, Philibert Larcher, toujours digne et chaleureux dans son accueil. La cérémonie pouvait commencer avec un orateur japonais, américain ou italien, connaissant parfaitement la langue de Molière… et de Proust. Cette passion partagée, d’anniversaire en célébration des aubépines, s’est perpétuée et étendue à de nouvelles générations, jeunes étudiantes américaines, chercheurs japonais, anglais, fascinés par une œuvre toujours en mouvement, non seulement imposante par elle-même, mais aussi par ses ramifications, dignes de romans policiers ou d’espionnage, de nouveaux manuscrits trouvés dans des greniers improbables, jamais vraiment explorés, gardés par des chauves-souris, des esquisses, des sous-textes, des brouillons, une œuvre où certains personnages meurent, ressuscitent, meurent à nouveau, où le village de l’enfance, Combray, se promène un peu partout, en tout cas en Champagne pendant la Grande Guerre où on trouve le narrateur là où on ne le cherche pas, où les personnages prennent différents aspects selon les perspectives, une œuvre qui appartient à chaque lecteur, insaisissable, bouleversante.
La Recherche, on y entre par la porte, par la fenêtre, par le fond, par le devant, on la retrouve toujours différente, toujours émouvante. C’est 13beaucoup plus qu’un livre, c’est une aventure personnelle toujours renouvelée. Comme à Venise qu’aimait tant Marcel Proust, on peut se perdre dans les « calli », à la fois nouveaux et déjà vus, où l’on finit toujours par se retrouver. C’est cet « insaisissable » qui refuse les tièdes et comble les passionnés, les « croyants », qui, en silence, renoue sans cesse ce dialogue avec une voix si fraternelle.
Ce livre est le résultat d ’ une longue réflexion commencée dans les années 1970.Elle n ’ aurait pas abouti sans la chaleureuse sollicitude de Philibert Larcher, Gilles Deleuze, Ghislain de Diesbach, Alain Melchior-Bonnet vers lesquels va ma gratitude. Avec beaucoup d ’ émotion j ’ évoque la mémoire de ma mère qui a réuni pour moi une documentation essentielle.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-12474-0
- EAN: 9782406124740
- ISSN: 2417-6400
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12474-0.p.0011
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 10-12-2022
- Language: French